LA RUSSIE n im LA 0 RUSSIE // El 1839 PAR LB MARQUIS DE CUSTINEf a Respectez surtout les étran3ers, de quelque 1) qualité, de quelque ranjj qu'ils soient, et si vous » n'èles pas à même de les combler de présents, 1) prodiguez-leur au moins des marques de bien- » veillance , puisque de la manière dont ils sont ï traités dans un pays dépend le bien etlemal qu'ils » en disent en retournant dans le leur. » [Extrait des conseils de Vladimir Monomaque à ses enfants en WlSi.Huloire de VEmpire de Russie, par Earamsin , t. II, p. 20S.] 1^2. *«^^ BRUXELLES WOUTERS ET C», IMPRIMEURS-LIBRAIRES 0, rue d'Assaut 1843 Î387 AYANT-PROPOS Le goût des voyages n'a jamais été pour moi une mode, je l'ap- portai en naissant, et je l'ai satisfait dès ma première jeunesse. Nous sommes tous n aguement tourmentés du besoin de connaître un monde qui nous paraît un cachot, parce que nous ne l'avons pas choisi pour demeure ; il me semble que jej^e pourrais sortir eç paix de cet étroit univers, si je n'avais tenté -de parcourir et d'explorer ma prison. Plus je l'examine et plus elle s'embellit et s'agrandit à mes yeux. Voir pour savoir : telle est la devise du voyageur ; c'est la mienne : je ne l'ai prise, la nature me l'a donnée. Comparer les divers modes d'existence des nations de la terre, étudier la manière de penser et de sentir des peuples qui l'habitent, apprécier les rapports que Dieu a mis entre leur histoire, leurs mœurs et leur physionomie ; voyager, en un mot, c'est un inépuisable aliment fourni à ma curiosité , un éternel moyen d'activité à ma pensée ; m'empècher de parcourir le monde, c'eût été me traiter comme un gavant à qui l'on déroberait la clef de sa bibliothèque. Mais si la curiosité m'emporte, un attachement qui tient des affec. f.ons de famille me ramène. Je fais alors le résumé de mes observa- tions, et je choisis parmi mon butin les idées qu'il me paraît le plus utile de répandre. Pendant mon séjour en Russie, comme pendant toutes mes autres courses, deux pensées, ou plutôt deux sentiments, n'ont cessé de dominer mon cœur : l'amour de la France qui me rend sévère dans les jugements que je porte sur les étrangers et sur les Frantjais eux- mêmes, car nulle affection passionnée n'est indulgente ; et l'amour de l'humanité. Trouver le point d'équilibre cuire ces deux termes de I. 1 0 AVANT-PROPOS. nos affections ici-bas, la patrie et le genre humain, c'est la vocation de toute âme élevée. La religion seule peut résoudre un tel problème ; je ne me flatte pas d'avoir atteint ce but, mais je puis et je dois dire que je n'ai jamais cessé d'y tendre de tous mes efforts , sans égard aux variations de la mode. Avec mes idées religieuses, j'ai traversé une génération indiflerente , et maintenant je vois, non sans une douce surprise, ces mêmes idées préoccuper les jeunes esprits de la génération nouvelle. Je ne suis pas de ceux qui regardent le christianisme comme un voile sacré que la raison, dans ses progrès infinis, devait déchirer un jour. La religion est voilée, mais le voile n'est pas la religion ; si le christianisme s'enveloppe de symboles , ce n'est pas parce que la vérité est obscure, c'est parce qu'elle est trop éclatante, et que l'œil est faible : que si la vue se fortifie, il atteindra toujours plus loin ; mais rien ne sera changé au fond des choses ; les nuages ne sont pas sur les objets, ils sont sur nous. Hors du christianisme , les hommes restent dans l'isolement, ou s'ils s'unissent, c'est pour former des sociétés politiques, c'est-à-dire pour faire la guerre à d'autres hommes. Le christianisme seul a trouvé le secret de l'association pacifique et libre, parce que seul il a montré la liberté où elle est. Le christianisme régit et régira toujours plus étroitement la terre par l'application toujours plus exacte de sa divine morale aux transactions humaines. Jusqu'ici le monde chrétien a été plus occupé du côté mystique de la religion que de son côté politique : une nouvelle ère commence pour le christianisme ; peut-être nos neveux verront-ils l'Évangile servir de base à l'ordre public. Mais il y aurait impiété à croire que ce soit là l'unique but du divin législateur; ce n'est que son moyen — La lumière surnaturelle ne peut être acquise au genre humain que par l'union des âmes en dehors et au-dessus de tous les gouvernements temporels : société spirituelle, société sans limites ; tel est l'espoir, tel est l'avenir du monde. J'entends dire que ce but sera désormais atteint sans le secours de notre religion ; que le christianisme bâti sur un fondement ruineux, le péché originel, a fait son temps; et que, pour accomplir sa véri- table vocation méconnue jusqu'à ce jour , l'homme n'a besoin que d'obéir aux lois de la nature. Les ambitieux d'un ordre supérieur qui réchauffent ces vieilles AVANT-PROPOS. 7 doctrines par leur éloquence, toujours nouvelle, sont forcés d'ajouter, pour être conséquents, que le bien et le mal n'existent que dans ia pensée humaine, et que l'homme qui créa ces fantômes est libre de les anéantir. Les preuves soi-disant neuves qu'ils me donnent ne me satisfont pas : mais fussent-elles plus claires que le jour, qu'y aurait-il de changé en moi ?... Qu'il soit déchu par le péché, ou qu'il soit à la place où la nature l'a voulu mettre, l'homme est un soldat enrôlé malgré lui dès sa naissance, et qui ne se dégage qu'à la mort ; et même alors, le chrétien croyant ne fait que changer de liens. Prisonnier de Dieu, le travail, l'effort, telle est sa loi et sa vie; la lâcheté lui paraît un suicide, le doute est son supplice, la victoire son espérance, la foi son repos, l'obéissance sa gloire. Tel est l'homme de tous les temps et de tous les pays ; mais tel est surtout l'homme civilisé par la religion de Jésus-Christ. Le bien et le mal sont des inventions humaines, dites-vous? Mais si l'homme engendre par sa nature de si obstinés fantômes, qui donc le sauvera de lui-même? et comment échappera-t-il à cette maligne puissance de création intérieure, de mensonge, si vous voulez, qui est et demeure en lui, malgré lui et malgré vous, depuis le commen- cement du monde? Tant que vous ne mettrez pas la paix de votre conscience à la place des agitations de la mienne, vous n'aurez rien fait pour moi... La paix!... Non, si hardi que vous soyez, vous n'oseriez vous l'attri- buer!!!... Et cependant,... notez ce point, la paix, c'est le droit, c'est le devoir de la créature douée de raison, car sans la paix, elle tombe au-dessous de la brute ; mais, ô mystère ! mystère pour tous, mystère pour vous comme pour moi, ce but, nous ne l'atteindrons jamais de nous-mêmes : car, quoi que vous en disiez, la nature en- tière ne suffit pas pour donner la paix à une âme. Ainsi, quand vous m'auriez forcé à tomber avec vous d'accord de toutes vos audacieuses assertions, vous n'auriez fait que me fournir de nouvelles preuves de la nécessité d'un médecin des âmes, d'un rédempteur pour remédier aux inévitables hallucinations d'une créa- ture si perverse qu'elle enfante incessamment, inévitablement en elle- même la lutte et la contradiction, et que de sa nature elle fuit le repos dont elle ne peut se passer, répandant au nom de la paix la guerre autour d'elle, avec l'illusion, le désordre et le malheur. 8 AVANT-PROPOS. Or, la nécessité du rédempteur une fois reconnue, vous me par- donnerez si j'aime mieux m'adresser à Jésus-Christ qu'à vous ! !... Ici nous touchons à la racine du malî II faut que l'orgueil de l'esprit s'abaisse, et que la raison reconnaisse son insuffisance. La source du raisonnement tarie, celle du sentiment coule à flots ; l'àme rede- vient puissante dès qu'elle avoue son impuissance ; elle ne commande plus, elle prie, et l'homme avance vers son but en tombant à genoux. Mais quand tous seront abattus, quand tous baiseront la poussière, qui restera debout sur la terre, quel pouvoir subsistera sur les cendres du monde ? Ce qui subsistera, c'est un pontife dans une église. . . Si cette église, fille du Christ et mère du christianisme, a vu la révolte sortir de son sein, la faute en fut à ses prêtres ; car ses prêtres étaient des hommes. Mais elle retrouvera son unité, parce que ces hommes tout caducs qu'ils sont n'en sont pas moins les successeurs directs des apôtres, ordonnés d'âge en âge par des évoques, qui re- çurent eux-mêmes d'évêque en évêque sous l'imposition des mains, en remontant jusqu'à saint Pierre et Jésus-Christ, l'infusion de l'Es- prit saint avec l'autorité nécessaire pour communiquer cette grâce au monde régénéré. Supposez... tout n'est-il pas possible à Dieu ?... Supposez que le genre humain veuille devenir sérieusement chrétien, ira-t-il rede- mander le christianisme à un livre? Non, il le demandera à des hommes qui lui expliqueront ce livre. Il faut donc toujours une au- torité, même aux prédicateurs d'indépendance, et celle qu'on choisit arbitrairement ne vaut pas celle qu'on trouve établie depuis dix-huit siècles. Croyez-vous que l'empereur de Russie soit un meilleur chef visible de l'Église que l'évoque de Rome? Les Russes devraient le croire; mais le croient-ils? Croyez-vous qu'ils le croient? Telle est pourtant la vérité religieuse qu'ils prêchent aujourd'hui aux Polonais ! Vous piquerez-vous de conséquence, et rejetterez-vous opiniâtre- ment toute autre autorité que celle de la raison individuelle? vous perpétuez la guerre parce que le gouvernement de la raison nourrit l'orgueil, et que l'orgueil engendre la division. Ah ! les chrétiens ne savent pas de quel trésor ils se sont volontairement privés le jour où ils avisèrent qu'on pourrait avoir des églises nationales!... Si toutes les églises du monde étaient devenues nationales, c'est-à-dire pro- testantes ou schismatiques, il n'y aurait plus aujourd'hui de christia- AVANT-PIIOPOS. U nisme : il n'y aurait que des systèmes de théologie soumis à la poli- tique humaine qui les modifierait à son gré, selon les circonstances et selon les localités. Je me résume. Je suis chrétien, parce que les destinées de l'homme ne s'accomplissent pas sur la terre : je suis catholique, parce que hors de l'église catholique, le christianisme s'altère et périt. Après avoir parcouru la plus grande partie du monde civilisé, après m'ètre appliqué de toutes mes forces pendant ces diverses courses à découvrir quelques-uns des ressorts cachés dont le jeu fait la vie des empires, voici, selon mes observations attentives, l'avenir que nous pouvons présager au monde. Du point de vue humain : l'universelle dispersion des esprits par le mépris de la seule autorité légitime en matière de foi, c'est-à-dire l'abolition du christianisme, non comme système de morale et de philosophie, m.ais comme religion... et ce point suffît à la force de mon argument. Du point de vue surnaturel : le triomphe du chris- tianisme par la réunion de toutes les églises dans l'église mère, dans cette église ébranlée , mais indestructible , et dont chaque siècle élargit les portes pour y faire rentrer tout ce qui en est sorti. Il faut que l'univers redevienne païen ou catholique : païen d'un paganisme plus ou moins rafTmé, avec la nature pour temple, les sens pour mi- nistre du culte, et la raison pour idole : ou catholique avec des prêtres dont un certain nombre au moins mette sincèrement en pratique, avant de le prêcher, le précepte de leur maître : « Mon royaume n'est pas de ce monde. » Voilà le dilemme dont l'esprit humain ne sortira plus. Hors de là, il n'y a d'un côté que fourbe, de l'autre qu'illusion *. Ce résultat m'est apparu depuis que je pense ; cependant les idées ' La suprématie du pontife romain, présidant aux droits et aux décrets de l'Eglise, assure la perpétuité de la foi ; voilà pourquoi le vicaire de Jésus-Christ restera sou- verain temporel tant que les chrétiens n'auront pas trouvé un autre moyen de lui garantir l'indépendance. C'est à lui d'user des grandeurs sans en abuser; devoir chrétien que les malheurs de l'Église ne lui ont que trop enseigné. Le faible et tout pacifique pouvoir que la politique a laissé au représentant de Dieu sur la terre, n'est plus aujourd'hui pour ce prêtre le chef de tous les prêtres, qu'un moyen de donner au monde l'ciempie unique des vertus de l'apôtre, pratiquées sur le trône; et ce qui lui rendra possible cet effort surnaturel, c'est le sentiment de sa dignité. 11 sait qu'il est nécessaire à l'Église et que l'Église est nécessaire à l'accomplissement des vues de Dieu sur le genre humain ; cette conviction suf&rait pour élever un homme ordinaire au-dessus de l'humanitc. 10 AVAM-PUOPOS. du siècle étaient si loin de mes idées, que je manquais non de foi, mais de hardiesse ; j'éprouvais toute l'impuissance de l'isolement; je n'ai cessé néanmoins de protester de toutes mes forces en faveur de ma croyance. 3lais aujourd'hui qu'elle est devenue populaire dans une partie de la chrétienté, aujourd'hui que les grands intérêts qui agitent le monde sont ceux qui m'ont toujours fait battre le cœur, aujourd'hui enfin que l'avenir, l'avenir prochain de l'Europe est gros du problème dont je n'ai cessé de chercher la solution dans mou obscurité, je reconnais que j'ai ma place en ce monde, je me sens appuyé, si ce n'est dans mon pays encore épris de cette philosophie de destruction, philosophie étroite, arriérée qui retient une grande partie de la France actuelle hors de la mêlée de grands intérêts hu- mains : au moins dans l'Europe chrétienne. C'est cet appui qui m'a autorisé à définir plus nettement mes idées dans plusieurs parties de cet ouvrage, et à en tirer les dernières conséquences. Partout où j'ai posé le pied sur la terre, depuis Maroc jusqu'aux frontières de la Sibérie, j'ai senti couver le feu des guerres religieuses ; non plus peut-être, nous devons l'espérer, de la guerre à main armée, la moins décisive de toutes, mais de la guerre des idées... Dieu seul sait le secret des événements, mais tout homme qui observe et qui réfléchit peut prévoir quelques-unes des questions qui seront résolues par l'avenir : ces questions sont toutes religieuses. De l'attitude que la France saura prendre dans le monde comme puissance catho- lique dépendra son influence politique. A mesure que les esprits révolutionnaires s'éloignent d'elle , les cœurs catholiques s'en rap- prochent. En ceci, la force des choses domine tellement les hommes, qu'un roi souverainement tolérant et un ministre protestant sont devenus dans le monde entier les défenseurs les plus zélés du catho- licisme, uniquement parce qu'ils sont Français. Tels furent les constants objets de mes méditations et de ma sollici- tude pendant le long pèlerinage dont on va lire le récit, récit varié comme la vie errante du voyageur, mais où perce toujours l'amour de la patrie combiné avec des idées plus générales. Toutefois, à combien de controverses ne sont-elles pas sujettes, ces idées qui agitent aujourd'hui le monde, longtemps engourdi dans une civilisation trop matérielle? Reconnaître la divinité de Jésus-Christ, c'est beaucoup sans doute, c'est plus que ne font la plupart des protestants; néanmoins ce n'est AVAxNT-PROFOS. 11 pas encore être enfanté au christianisme. Les païens ne voulaient-ils pas élever des temples à celui qui était venu pour démolir leurs temples?... Lorsqu'ils proposaient aux apôtres de mettre Jésus-Christ au nombre de leurs dieux, étaient-ils chrétiens pour cela ? Un chrétien est un membre de l'église de Jésus-Christ. Or , cette église exclusive est une ; elle a son chef visible, et elles'enquiert de la foi de chaque homme autant que de ses actes, parce qu'elle gou- verne par l'esprit. Cette église déplore l'étrange abus qu'on a fait, de nos jours, du mot tolérance chrétienne au profit de l'indifférence philosophique. Faire de la tolérance un dogme, et substituer ce dogme humain à tous les dogmes divins, c'est détruire la religion sous prétexte de la rendre aimable. Du point de vue de l'église catholique, pratiquer la vertu de tolérance, ce n'est pas transiger sur les principes ; c'est protester contre la violence, et mettre la prière, la patience, la douceur et la persuasion au service de l'éternelle vérité ; telle n'est pas la tolérance moderne ! Ce credo de l'indifférence, devenu pendant plus d'un siècle la base de la nou- velle théologie, perd de ses droits à l'estime des chrétiens, en pro- portion de la puissance qu'il ôte à la foi ; la vraie tolérance, la tolé- rance renfermée dans les limites de la piété, n'est pas l'état normal de l'âme, c'est le remède qu'une religion charitable et qu'une sage politique opposent aux maladies de l'esprit. Que veut-on dire encore par cette qualification dernièrement inventée : le néocatholicisme? Le catholicisme ne peut être nouveau sans cesser d'être. Il peut exister, il existe sans doute un grand nombre d'esprits, las de se laisser pousser à tous vents de doctrines et qui se réfugient à l'abri du sanctuaire contre la tourmente des idées du siècle ; on peut donner à ces nouveaux convertis le nom de néocatholiques; mais on ne saurait parler de néocatholicisme sans méconnaître l'essence même de la religion, car ce mot implique contradiction. Rien de moins ambigu que notre foi ; ce n'est pas un système de philosophie dont chacun peut prendre ou rejeter ce qu'il lui plaît. On est catholique tout à fait, ou on ne l'est pas du tout ; on ne saurait l'être à moitié, ni d'une manière nouvelle. Un néocatholicisme serait une secte déguisée qui abjurerait bientôt l'erreur pour rentrer dans le sein de l'Église, sous peine de se voir condamnée par celle-ci, préoccupée qu'elle est à juste titre de la nécessité de conserver la 12 AVANT-PROPOS. pureté de la foi, bien plus que de l'ambition de grossir en apparence le nombre douteux de ses équivoques enfants. Quand le monde adoptera le christianisme sincèrement, il saura bien le prendre où il est. L'essentiel, c'est que le dépôt sacré reste pur d'alliage. Néanmoins l'église catholique peut se réformer quant aux mœurs, à la discipline du clergé, et même quant à la doctrine, sur les points qui ne touchent pas au fondement de la foi ; quedis-je ! son histoire, sa vie n'est qu'une réforme perpétuelle ; mais cette réforme légitime et non interrompue ne saurait s'opérer que sous la direction de l'au- torité ecclésiastique et selon les lois canoniques. Plus j'ai parcouru le monde, plus j'ai observé les races diverses et les divers États, et plus je me suis convaincu que la vérité est immuable : elle fut défendue avec barbarie par des hommes barbares dans des siècles barbares, elle sera défendue avec plus d'humanité dans l'ave- nir ; mais sa pureté ne saurait être altérée ni par le prisme de l'erreur, dont ses adversaires sont éblouis , ni par les crimes de ses cham- pions. Je voudrais envoyer en Russie tous les chrétiens non catholiques pour leur montrer ce que peut devenir notre religion enseignée dans une église nationale , pratiquée sous la discipline d'un clergé national. Le spectacle de l'avilissement où peut tomber le sacerdoce dans un pays où l'Église ne relève que de l'État ferait reculer tout protestant conséquent. Une église nationale, un clergé national : ces mots ne devraient jamais s'allier; l'Église est par essence supérieure à toute société humaine; quitter l'église universelle pour entrer dans une église politique quelconque, c'est donc plus qu'errer dans la foi, c'est renier la foi, c'est retomber du ciel sur la terre. Cependant combien d'hommes honnêtes, d'hommes excellents, à l'origine du protestantisme, ont cru purifler leur croyance en adop- tant les nouvelles doctrines, et n'ont fait que se rétrécir l'esprit!... Depuis lors l'indifférence gloriCée, et masquée sous le beau nom de tolérance, a perpétué l'erreur... Ce qui fait de la Russie l'État le plus curieux du monde à observer aujourd'hui, c'est qu'on y trouve en présence l'extrême barbarie favo- risée par l'asservissement de l'Église , et l'extrême civilisation impor- tée des pays étrangers par un gouvernement éclectique. Pour savoir comment le repos ou du moins l'immobilité peut naître du choc AVANT-PROPOS. 13 d'éléments si divers, il faut suivre le voyageur jusque dans le cœur de ce singulier pays. Le procédé que j'emploie pour peindre les lieux et pour définir les caractères me paraît, sinon le plus favorable à l'écrivain, du moins le plus rassurant pour le lecteur, que je force à me suivre, et que je rends lui-même juge du développement des idées suggérées au voyageur. J'arrive dans un pays nouveau sans autres préventions que celles dont nul homme ne peut se défendre : celles que nous donne l'étude consciencieuse de son histoire. J'examine les objets, j'observe les faits et les personnes en permettant ingénument à l'expérience journa- lière de modifier mes opinions. Peu d'idées exclusives en politique me gênent dans ce travail spontané où la religion seule est ma règle immuable ; encore cette règle peut-elle être rejetée par le lecteur sans que le récit des faits et les conséquences morales qui en découlent soient entraînés dans la réprobation que j'encours et que je veux encourir aux yeux des incrédules. On pourra m'accuser d'avoir des préjugés, on ne me reprochera jamais de déguiser sciemment la vérité. Quand je décris ce que j'ai vu, je suis sur les lieux ; quand je raconte ce que j'ai entendu, c'est le soir même que je note mes sou- venirs du jour. Ainsi, les conversations de l'empereur, reproduites mot à mot dans mes lettres, ne peuvent manquer d'un genre d'in- térêt : celui de l'exactitude. Elles serviront, je l'espère, à faire bien connaître ce prince si diversement jugé parmi nous et dans le reste de l'Europe. Les lettres qu'on va lire ne furent pas toutes destinées au public, plusieurs parmi les premières étaient de pures confidences ; fatigué d'écrire, mais non de voyager, je comptais cette fois observer sans méthode, et garder mes descriptions pour mes amis; on verra, dans le cours de l'ouvrage, les raisons qui m'ont décidé à tout imprimer. La principale, c'est que j'ai senti chaque jour mes idées se mo- difier par l'examen auquel je soumettais une société absolument nouvelle pour moi. Il me semblait qu'en disant la vérité sur la Russie, je ferais une chose neuve et hardie. Jusqu'à présent la peur et l'in- térêt ont dicté des éloges exagérés ; la haine a fait publier des calom- nies : je ne crains ni l'un ni l'autre écueil. J'allais en Russie pour y chercher des arguments contre le gou- I. 2 1 i AVANT-PROPOS. \ernement représentatif, j'en reviens partisan des constitutions. Le gouvernement mixte n'est pas le plus favorable à l'action ; mais dans leur vieillesse, les peuples ont moins besoin d'agir ; ce gouvernement est celui qui aide le plus à la production , et qui procure aux hommes le plus de bien-être et de richesses ; il est surtout celui qui donne le plus d'activité à la pensée dans la sphère des idées pratiques ; enfin il rend le citoyen indépendant, non par l'élévation des sentiments, mais par l'action des lois : certes, voilà de grandes compensations à de grands désavantages. A mesure que j'ai appris à connaître le terrible et singulier gou- vernement, régularisé, pour ne pas dire fondé par Pierre I", j'ai mieux compris l'importance de la mission que le hasard m'avait confiée. L'extrême curiosité que mon travail inspirait aux Russes, évidem- ment inquiets de la réserve de mes discours, m'a fait penser d'abord que j'avais plus de puissance que je ne m'en étais attribué ; je devins attentif et prudent, car je ne tardai pas à découvrir le danger auquel pourrait m'exposer ma sincérité. N'osant envoyer mes lettres par ia poste, je les conservai toutes, et les tins cachées avec un soin extrême, comme des papiers suspects ; par ce moyen, à mon retour en France, mon voyage était écrit, et il se trouvait tout entier dans mes maing. Cependant j'ai hésité trois années à le faire paraître : c'est le temps qu'il m'a fallu pour accorder, dans le secret de ma conscience, ce ingt-quatre heures, et cinquante personnes avec elle. Assise sur un grand canapé près de la cheminée, elle comment.ait à brûler les lettres les plus dangereuses, et serrait à mesure dans une cassette celles qu'elle croyait pouvoir laisser après elle sans in- convénient , dans l'espoir de les retrouver un jour ; tant elle avait de répugnance à détruire ce qui lui venait de ses amis ou de ses parents I Tout à coup elle entend ouvrir la première porte de son apparte- ment, celle qui donnait de la salle à manger dansle salon : éclairée par un de ces pressentiments qui ne lui ont jamais manqué dans les moments des périls, elle se dit : « Je suis dénoncée, on vient m'arrêter; » et sans plus délibérer, sentant qu'il est trop lard pour brûler les masses de papiers dangereux dont elle est environnée, elle les ram.asse sur la table, sur le canapé, dans le carton, et, les prenant à brassées, elle les jette rapidement ainsi que la cassette sous le canapé, dont les pieds heureusement assez hauts étaient couverts d'une housse qui traînait jusqu'à terre. Ce travail terminé avec la rapidité de la peur, elle se lève et reçoit de l'air le plus calme les personnes qu'elle voit entrer dans son cabinet. C'était en effet des membres du comité de sûreté générale, et des hommes de la section qui venaient l'arrêter. Ces figures aussi ridicules qu'atroces l'environnent en un moment : les sabres, les fusils brillent autour d'elle; elle ne songe qu'à ses papiers qu'elle achève de repousser du pied sous le canapé devant lequel elle reste toujours debout. « Tu es arrêtée, » lui dit le président de la section. Elle garde le silence. « Tu es arrêtée, parce qu'on t'a dénoncée comme émigrée d'in- tention. » a C'est vrai, » dit ma mère, en voyant déjà dans les mains du président son portefeuille et son faux passe-port qui venaient d'être saisis dans sa poche, car le premier soin des agents de la municipalité avait été de la fouiller ; «c'est vrai, je voulais fuir. » « Nous le savons bien. y> 42 LA RUSSIE EN 1039. En cet instant, ma mère aperçoit ses gens qui avaient suivi les membres de la section et du comité. Un coup d'œil lui sullit pour deviner par qui elle a été dénoncée : la physionomie de sa femme de chambre trahit une conscience trou- blée, «f Je vous plains, » lui dit ma mère en s'approchant de cette fille. Celle-ci se met à pleurer et répond tout bas en sanglotant : « Far- donnez-moi, madame, j'ai eu peur. » « Si vous m'eussiez mieux espionnée, » lui répliqua ma mère, u vous auriez compris que vous ne couriez aucun risque. » « A quelle prison veux-tu qu'on le conduise? » dit un des membres du comité, « tu es libre... de choisir. » « N'importe. » « Viens donc. » Mais avant de sortir, on la fouille encore, oa ouvre les armoires, les meubles, les secrétaires, on bouleverse la chambre, et personne ne pense à regarder sous le canapé ! Les papiers restent intacts. Ma mère se garde de jeter les yeux du côté où elle les a si précipitamment et si mal cachés. Enfin elle sort et monte en Caere avec trois hommes armés qui la mènent rue de Vaugirard, aux Carmes, dans ce couvent changé en prison, et dont les murs trop fameux étaient encore teints du sang des victimes massacrées au 2septem.bre 1792. Cependant l'ami qui l'attendait à la barrière, voyant l'heure du départ passée, ne doute pas un instant de l'arrestation de ma mère, et, laissant à tout hasard un de ses frères à la place indiquée, il court sans lîésiter au bureau de la diligence , afin d'empôchcr Nanette de partir avec moi pour Strasbourg ; il arrive à temps ; on me ramène chez nous : ma mère n'y était plus !....déjà les scellés avaient été apposés sur son appartement; on n'avait laissé de libre que la cuisine, où ma pauvre bonne établit son lit près démon berceau. PJn une demi-heure tous les domestiques avaient été forcés de dé- guerpir ; toutefois non sans trouver le temps de piller le linge et l'argenterie; la maison était déserte et démeublée ; on eût dit d'un incendie : c'était la foudre. Amis, parents, serviteurs, tout avait fui ; un fusilier défendait la porte de la rue ; dès le lendemain , un gardien civique fut substitué à l'ancien portier; ce gardien était le savetier du coin, qui reçut en même temps le titre de mon tuteur. Dans ce réduit dévasté, Nanette eut soin de moi comme si j'eusse été un grand LA RUSSIE EN 1019. 43 seigneur; elle m'y garda huit mois avec une fidélité maternelle. Elle ne possédait presque aucun objet de valeur ; quand le peu d'argent qu'elle avait emporté pour le voyage fut épuisé, elle me nourrit du produit de ses hardes qu'elle vendait une à une, tout en se disant que personne ne pourrait lui rendre le prix de ce qu'elle dé- pensait pour moi. Si ma mère périssait, son projet était de m'emmener dans son pays, pour m'y faire élever et nourrir parmi les petits paysans de sa famille. J'avais deux ans ; je tombai mortellement malade d'une fièvre maligne. Nanette trouva le moyen de me faire soigner par trois des premiers médecins de Paris : Portai, Gastaldi, j'ai oublié le nom du chirurgien. Sansdoute ces hommes furent influencés par la réputa- tion de mon père et celle de mon grand-père ; mais ils seraient venus dans notre réduit, même pour un enfant inconnu, car c'est une chose éprouvée que le désintéressement et le zèle des médecins français ; le dévouement de ma bonne est plus étonnant : ils sont hu- mains par état; chez eux la science aide à la vertu, c'est bien; mais elle fut noble et généreuse malgré sa pauvreté, malgré son manque de culture ; c'est sublime. Pauvre Nanette ! elle avait bien de l'é- nergie ; toutefois la force de sa raison ne répondait pas à sa puissance de sentiment. C'était une belle âme, un noble cœur; ce n'était pas un grand caractère. Mais quelle fidélité! Les revers de ma famille n'ont que trop fait briller son désintéressement et son courage. Elle portait la hardiesse jusqu'à l'aveuglement ; pendant le procès de mon grand-père, les crieurs publics s'en allaient par les halles, dé- bitant d'atroces injures contre le traître Cusline ; quand ma bonne les entendait passer, elle les arrêtait au milieu de la foule, se dis- putait avec eux, défendait son maître contre la populace, et en ap- pelait jusque sur la place de la Révolution des arrêts du tribunal révolutionnaire. « Que dit-on, qu*ose-t-on écrire contre le général Gustine?» s'écriait- elle sans égard au danger auquel elle s'exposait. «Tout cela est faux; je suis née chez lui, moi, je le connais mieux que vous, car il m'a élevée; il est mon maître, il vaut mieux que vous tous, entendez-vous 1 s'il l'avait voulu, il aurait arrêté votre gueuse de révolution avec son armée, et maintenant vous lui lécheriez les pieds au lieu de l'insulter, lâches que vous êtes ! » C'est avec des discours semblables et bien d'autres éclairs de boa 44 LA RUSSIE EN 1030. sens, tout aussi imprudents, qu'elle a plusieurs fois pensé se faire mas- sacrer au milieu des rues de Paris, par les harpies de la révolution. Un jour, c'était peu de temps après la mort de Marat, elle passait avec moi qu'elle portait sur ses bras, au milieu de la place du Car- rousel. Par une confusion d'idées qui caractérise celle époque de ver- tige, on avait élevé là un autel révolutionnaire en l'honneur du martyr de l'athéisme et de l'inhumanité. Au fond de cette espèce de chapelle ardente était déposé, je crois, le cœur, si ce n'est le corps de Marat. On voyait des femmes s'agenouiller dans ce lieu nouvellement sanc- tifié, y prier, Dieu sait quel dieu, puis se relever en faisant avec re- cueillement le signe de la croix et une révérence au nouveau saint. Tous ces actes contradictoires peignent énergiquement le désordre des Ames et des choses à cette époque. Exaspérée par ce spectacle , Nanette oublie que je suis dans ses bras , elle apostrophe la dévote de nouvelle espèce et l'accable d'in- jures ; la furie pieuse répond en criant au sacrilège ; des paroles, elle en vient aux coups ; la foule entoure les deux ennemies : Nanette est la plus jeune et la plus forte, mais gênée par la crainte de me blesser, elle a le dessous et tombant à terre avec moi , elle perd son bonnet : elle se relève échevelée, cependant elle me tient toujours fidèle- ment serré contre sa poitrine; de toutes parts des cris de mort la menacent : « L'aristocrate à la lanterne. » On la traîne déjà par les cheveux vers le réverbère de la rue Nicaise^ comme on disait alors; une femme m'avait arraché des bras de la malheureuse, lorsqu'un homme qui paraissait plus furieux que les autres, fend la foule, éloigne un instant les énergumènes acharnés contre la victime, et, faisant semblant de ramasser quelque chose à terre, lui dit à l'oreille ; « Vous êtes folle , vous êtes folle , entendez-moi bien , ou vous êtes perdue ; sauvez-vous , ne craignez rien pour votre enfant , je vous le porterai de loin, mais contrefaites la folle, ou vous êtes morte. » Alors Nanette se met à chanter , à faire toutes sortes de grimaces : « C'est une folle , » dit celui qui la protège ; à l'instant d'autres voix répondent : « Elle est folle , elle est folle , vous le voyez bien ; lais- sez-la passer ! » Profitant du moyen de salut qu'on lui offre , elle se sauve en courant et en dansant, traverse le pont Royal, s'arrête à l'entrée de la rue du Bac , et là elle se trouve mal en me recevant des mains de son libérateur. Nanette , grâce à cette leçon , devint sage par attachement pour LA RUSSIE EN 1339. 45 moi ; mais ma mère ne cessa de redouter son audace et ses accès de franchise. Dès son entrée en prison , ma mère éprouva un sentiment de con- solation ; là du moins elle n'était plus seule, elle se lia aussitôt d'amitié intime avec quelques femmes distinguées et dont les opinions s'accor- daient avec celles de mon père et de mon grand-père. Elles vinrent spontanément au-devant d'une personne à laquelle elles s'intéressaient depuis longtemps sans la connaître, et lui témoignèrent une sympathie touchante, fondée sur beaucoup d'admiration. Elle m'a parlé de madame Charles de Lameth , mademoiselle Picot , personne d'un esprit aimable et même gai, malgré la rigueur des temps; de madame d'Aiguillon, la dernière du nom de Navailles, belle-fille du duc d'Aiguillon, l'ami de madame du Barry, et belle comme une médaille antique ; enfin de madame de Beauharnais , depuis l'impé- ratrice Joséphine. Ma mère et cette dernière étaient logées dans le même cabinet , elles se rendaient réciproquement les services de femme de chambre. Ces femmes si jeunes, si belles, avaient les vertus et même l'or- gueil de leur malheur. Ma mère m'a conté qu'elle s'empêchait de dormir, tant qu'elle ne se sentait pas la force de faire le sacrifice de ï'd vie, parce que, disait-elle , elle craignait de donner des marques de faiblesse , si on venait la nuit la réveiller en sursaut pour la con- duire à la Conciergerie, c'est-à-dire à la mort. Mesdames d'Aiguillon et de Lameth avaient beaucoup d'énergie; madame de Beauharnais montrait un découragement qui faisait rou- gir ses compagnes d'infortune. Avec l'insouciance d'une créole, elle était pusillanime et inquiète à l'excès ; les autres savaient se résigner, elle espérait toujours ; elle passait sa vie à tirer les cartes en cachette et à pleurer devant tout le monde , au grand scandale de ses com- pagnes. Mais elle était naturellement gracieuse ; et la grâce ne nous sert-elle pas à nous passer de tout ce qui nous manque? Sa tournure, ses manières , son parler surtout avaient un charme particulier : mais, il faut le dire, elle n'était ni magnanime ni franche : les autres prisonnières la plaignaient , en déplorant son peu de courage ; car toutes viclimes qu'elles étaient de la république , elles restaient répu- blicaines par caractère : je parle de mesdames de Lameth et d'Aiguil- lon; ma mère n'était que femme, mais avec tant de grandeur d'ùme que chaque sacrifice était pour elle un exemple qui lui donnait une 1. 4 46 LA RUSSIE EN 1030. sorte (l'émulation noble , et relevait tout d'abord au niveau des actions inspirées par les sentiments même qu'elle ne partageait pas. Il avait fallu des combinaisons uniques dans l'histoire pour former une femme telle que ma mère ; on ne retrouvera jamais le mélange de iîrandeur d'Ame et de sociabilité produit en elle par l'élégance et le bon goût des conversations qu'on entendait dans le salon de sa mère, dans celui de madame de Polignac, et par les vertus surnatu- rolles qu'on acquérait sur les marches de l'échafaud de Robespierre, quand on avait du cœur. Tout le charme de l'esprit français du bon temps, tout le sublime des caractères antiques se retrouvaient en ma mère, qui avait la physionomie et le teint des blondes tètes de Greuze avec un profd grec. Quand il fallut manger à la gamelle , h des tables de plus de trente prisonniers de tous rangs, ma mère, qui de sa nature était la personne du monde la plus dégoûtée , ne s'aperçut même pas de cette aggra- vation de peine introduite dans le régime de la prison à l'époque de 1j plus grande terreur. Les maux physiques ne l'atteignaient plus, .le ne lui ai jamais vu que des chagrins ; ses maladies étaient des elfets, et la cause venait de l'àme. On a beaucoup écrit sur les singularités de la vie des prisons à cette époque ; si ma mère avait laissé des mémoires, ils auraient révélé au public une foule de détails encore ignorés. Dans la prison des Carmes, les hommes étaient séparés des femmes. Quatorze femmes avaient leurs liLs dans une des salles de l'ancien couvent ; parmi ces dames se trouvait une Anglaise fort âgée, sourde et presque aveugle. On n'a jamais pu lui faire comprendre pourquoi elle était là; elle s'adressait à tout le monde pour le savoir : le bourreau a répondu à sa dernière question. J'ai lu dans les mémoires du temps la mort toute semblable d'une vieille dame traînée de la province à Paris. Les mêmes iniquités se répétaient ; la férocité ne varie guère dans ses effets, pas plus que dans ses causes. La lutte entre le bien et le mal soutient l'intérêt du drame de In vie ; mais quand le triomphe du crime est assuré , la monotonie rend l'existence accablante , et l'ennui ouvre la porte de l'enfer. Le Dante nous peint, dans un des cercles de ses damnés, l'état des urnes perdues , mais dont les corps , mus par un démon qui s fil est emparé, paraissent encore vivants sur la terre. C'est le plus énergique et en même temps le plus philosophique emblème qu'on LA RUSSIE EN 1030. 47 ait jamais imaginé pour montrer les résultats du crime et le triomphe du mauvais principe dans le cœur de l'iiomme. Dans la même chambrée était la femme d'un farceur qui montrait les marionnettes ; tous deux avaient été arrêtés , disaient-ils , parce que leur polichinelle était trop aristocrate, et qu'il se moquait du père Duchcnc en plein boulevard. La femme avait une extrême vénération pour les grandeurs déchues, et, grâce à ce respect , les nobles prisonnières retrouvaient sous les verrous les égards dont elles avaient été entourées naguère dans leur propre maison. La femme du peuple les servait pour le seul plaisir de leur être agréable ; elle faisait leur chambre, leur lit ; elle leur rendait gratui- tement toutes sortes de soins, et n'approchait de leurs personnes qu'avec les témoignages du plus profond respect; au point que les prisonnières , ayant déjà perdu l'habitude de cette politesse d'autre- fois , crurent pendant quelque temps qu'elle se moquait ; mais la pauvre femme périt tout de bon avec son mari , et , en prenant congé de ses illustres compagnes, qu'elle croyait ne précéder que de peu de jours sur l'échafaud, elle n'oublia pas un seul instant d'user de toutes les formules d'obéissance surannée qu'elle aurait pu employer autrefois pour leur demander une grâce. A l'entendre parler avec tant de cérémonie, on aurait pu se croire dans un château féodal, chez une châtelaine entichée de l'étiquette des cours. A cette époque ce n'était qu'en prison qu'une citoyenne française pouvait se per- mettre tant d'audacieuse humilité ; la malheureuse ne craignait plus de se faire arrêter. Il y avait quelque chose de touchant dans le con- traste que le langage de cette femme , commune d'ailleurs , faisait avec le ton et les paroles des geôliers , qui croyaient se relever par leur brutalité. Les prisonniers se réunissaient à certaines heures dans une espèce de jardin ; là tout le monde se promenait ensemble, et les hommes jouaient aux barres. C'était ordinairement pendant ces moments de récréation que le tribunal révolutionnaire envoyait chercher les victimes. Si celle qu'on appelait était un homme , et si cet homme était du jeu , il disait un simple adieu à ses amis ; puis la partie continuait ! ! ! Si c'était une femme, elle faisait également ses adieux ; et son départ ne troublait pas davantage les divertissements de ceux et de celles qui lui survi- vaient. Cette prison était la terre en miniature, et Robespierre eu 48 LA RUSSIE EN 1039. était le dieu. Rien ne ressemble à l'enfer comme celte caricature de la Providence. Le mi^me glaive était suspendu sur toutes les têtes, et l'homme épargné une fois ne pensait pas survivre plus d'un jour à celui qu'il voyait partir devant lui. D'ailleurs, à cette époque de délire, les mœurs des opprimés paraissaient tout aussi hors de nature que l'étaient celles des oppresseurs. C'est de cette manière qu'après cinq mois de prison ma mère vit partir pour l'échafaud M. de Beauharnais. En passant devant elle, il lui donna un talisman arabe , monté en bague : elle l'a toujours conservé : maintenant c'est moi qui le porte. On ne comptait plus par semaines , le temps était divisé par dizaines : le dixième jour s'appelait le décadi , et répondait à notre dimanche, parce qu'on ne travaillait ni ne guillotinait ce jour-là. Donc , quand les prisonniers étaient arrivés au nonidi soir , ils étaient assurés de vingt-quatre heures d'existence : c'était un siècle; alors on faisait une fête dans la prison. Telle fut la vie de ma mère après la mort de son mari. Cette vie dura pendant les derniers six mois de la terreur; belle-fille d'un con- damné, femme d'un autre condamné, célèbre par son courage, et sa beauté , arrêtée sur une tentative d'émigration, dont elle-même avait dédaigné de se justifier, puisqu'on l'avait surprise en habit de voyage, et qu'un faux passe-port avait été saisi dans sa poche; c'est par une espèce de miracle qu'elle put échapper si longtemps à l'échafaud. Plusieurs circonstances singulières concoururent à son salut; pen- dant la première quinzaine de sa détention, elle fut reconduite chez elle à trois reprises; là on leva les scellés, et l'on visita ses papiers en sa présence. Par une volonté qui semble providentielle , aucun des espions chargés de faire ces minutieuses perquisitions n'imagina d'aller regarder sous le grand canapé où se trouvaient les importants papiers qu'elle y avait jetés pêle-mêle par brassées, au moment même de son arrestation. Elle n'avait osé charger personne de les retirer de leur cachette ; d'ailleurs , chaque fois qu'on la ramenait de sa prison , les scellés étaient réapposés devant elle sur toutes les portes de son appartement. Dieu voulut donc que ce meuble fût oublié, tandis que dans le même cabinet on défonçait sous ses yeux le milieu d'un secrétaire pour en fouiller la cachette ; et , se livrant , selon l'esprit LA RUSSIE EN 1039. 49 du temps, aux recherches les plus ridicules , on levait jusqu'à des feuilles de parquet. Ceci rappelle la plaisanterie de l'acteur Dugazon. Vous l'ignorez sans doute, car que n'ignorent pas sur l'époque de nos malheurs les hommes d'aujourd'hui? ils sont trop occupés eux-mêmes pour avoir le temps de recueillir les actes de leurs pères. Dugazon, le comédien, était garde national ; un jour, faisant une patrouille près de la Halle , il s'arrête devant une marchande de pommes : « Ouvre-moi tes pommes , » dit-il à cette femme. — « Pour quoi faire? » — « Ouvre-moi tes pommes. » — « Qu'é que tu leur veux donc à mes pommes?» — « Je veux voir si tu n'y as pas caché des canons. » Malgré le jacobinisme, qu'on appelait alors le civisme de Dugazon, î'épigramme en public était dangereuse. Vous figurez-vous les battements de cœur de ma mère chaque fois qu'on approchait du lieu où avaient été jetés ses redoutables papiers ? Elle m'a souvent répété que pendant toutes les visites domiciliaires auxquelles on la força d'assister , elle n'osa tourner une seule fois les regards vers le canapé fatal , et en même temps elle craignait de les détourner avec affectation. Ceci ne fut pas l'unique marque de protection que Dieu lui donna dans SCS malheurs ; comme elle ne devait pas périr là , l'esprit des hommes qui pouvaient la perdre fut tourné par une puissance invisible. Douze membres de la section assistaient à ces recherches. Assis autour d'une table au milieu du salon , ils terminaient toujours leur visite par un interrogatoire long et détaillé qu'ils faisaient subir à la prisonnière. La première fois cette espèce de jury révolutionnaire était présidé par un petit bossu, cordonnier de son métier et méchant autant qu'il était laid. Cet homme avait trouvé dans un coin un sou- lier qu'il prétendait être de peau anglaise : l'accusation était grave. Ma mère soutint d'abord que le soulier n'était pas de peau anglaise ; le cordonnier président insista. « C'est possible, » dit à la fin ma mère, « vous devez vous y con- naître mieux que moi ; tout ce que je puis vous dire c'est que je n'ai jamais rien fait venir d'Angleterre ; si ce soulier est anglais , il n'est donc pas à moi. » On l'essaye ; il va au pied. « Quel est ton cordonnier? » demande 50 LA RUSSIE EN 1030. le pnmdcnt. Ma mère le nomme : c'était le cordonnier à la mode au commencement de la révolution ; il travaillait à cette époque pour toutes les jeunes femmes de la cour. « Un mauvais patriote , » répond le président bossu et jaloux. « Un bon cordonnier , » dit ma mère. « Nous voulions le mettre en prison, » réplique le président avec aigreur ; « mais il s'est caché, l'aristocrate, sa mauvaise conscience l'avait bien averti. Sais-tu où il est à présent? » « Non , » répond ma mère , « d'ailleurs je le saurais que je ne vous le dirais pas. » Ses réponses courageuses et qui contrastaient avec son air timide , lironie de ses pensées, qui perçait malgré elle sous la modération obligée de ses paroles , l'espèce de taquinerie involontaire à laquelle l'excitaient ces scènes burlesques et tragiques à la fois, sa beauté ravissante, la Gnesse de ses traits, son proQl parfait, son deuil, sa jeunesse , l'éclat de son teint , la magie de ses cheveux blonds dorés , l'expression particulière de son regard , sa physionomie à la fois pas- sionnée, mélancolique, résignée et mutine, son air noble malgré elle , ses manières élégantes et dont la facilité faisait rougir des hommes embarrassés dans leur grossièreté naturelle et affectée , sa fierté modeste , sa renommée déjà nationale , l'autorité du malheur , l'incomparable accent de sa voix argentine, de celte voix à la fois tou- chante et sonore, sa manière de prononcer le français si nette et pour- tant si douce , le don de la popularité qu'elle possédait à un haut degré sans aucune nuance de lAche complaisance , l'instinct de la femme enfin , ce désir constant de plaire qui réussit toujours quand il est inné et par conséquent naturel : tout en elle contribuait à lui gagner le cœur de ses juges, quelque cruels qu'ils fussent. Aussi tous lui étaient-ils devenus favorables, excepté le petitbossu : cette rancune obstinée d'une créature disgraciée par la nature me paraît un trait de lumière jeté sur le cœur humain. Ma mère avait un talent remarquable pour la peinture, elle possé- dait surtout le don de la ressemblance et le sentiment du pittoresque. Dans les moments de silence elle se mit à crayonner les personnages qui l'entouraient et elle fit en quelques traits une charmante esquisse du terrible tableau dont elle était la figure principale. J'ai vu ce des- sin conservé longtemps chez nous , il s'est perdu dans un déména- gement. LA RUSSIE E\ 1039. 51 Un maître maçon nommé Jérôme, l'un des plus ardents jacobins de ce temps-là, et qui faisait partie des membres du tout-puissant co- mité de notre section, était présent à la scène ; il lui enleva son dessin pour le faire passer de main en main ; chacun se reconnut, et tous s'égayèrent aux dépens du président qu'on voyait monté sur sa chaise pour se grandir et pour montrer à tous les yeux d'un air grotesque- ment triomphant le soulier accusateur ; la bosse, dissimulée avec une indulgence affectée, ne paraissait qu'autant qu'il le fallait pour rendre hommage à la vérité. Celte modération de la part du peintre qui était aussi la victime, fit plus d'effet sur l'assemblée que n'en aurait produit une caricature : je note ce dernier trait parce qu'il me paraît caractériser essentielle- ment la délicatesse de l'esprit français de ce temps-là, dans quelque classe qu'on l'observe. Ces hommes avaient été élevés sous Vancien régime, époque de l'élégance française par excellence. Leurs petits- enfants ont peut-être plus de raison ; mais ils ont moins de goût et de finesse. « Tiens! » s'écrièrent les terribles juges presque à l'unanimité, « tiens, regarde donc comme ton portrait est flatté, président. La citoyenne t'a vu en beau , ma foi. » Et des rires universels achevèrent d'exaspérer le cordonnier con- trefait, mais tout-puissant, puisqu'il présidait à l'instruction des crimes imputés à l'accusée. Sa rage pouvait devenir funeste à ma mère ; c'est pourtant l'imprudence qu'elle commit ce jour-là qui lui sauva la vie. Le dessin qu'on lui prit fut joint aux pièces qui devaient servir au procès, et qu'on lui rendit plus tard. Jérôme, le maître maçon , qui affectait la plus grande colère contre ma mère, à laquelle il n'adressait jamais une parole sans y mêler quelque jurement terrible, Jérôme, tout féroce qu'il était, était jeune ; frappé d'admiration en voyant ce qui la distinguait des autres femmes, il n'eut plus qu'une pensée, ce fut de la préserver de la guillotine à son insu. 11 le pouvait, il le fit : voici comment. 11 avait un libre accès dans les bureaux de Fouquier-Tinville, l'ac- cusateur public. Là s'entassaient les papiers où se trouvait le nom de chaque détenu écroué dans les prisons de Paris. Ces feuilles passaient toutes dans le carton où elles étaient empilées une à une par Fouquier- Tinville, qui les employait à mesure et sans choix pour fournir aux 52 LA RUSSIE EN 1039. exécutions de la journée, c'cst-à-ilirc à trente, à quarante, et jusqu'à soixante et (lualie-vitigls assassinats publics. Ces meurtres étaient alors le principal diverlissemcnt du peuple de Paris. Le nombre des feuilles se recrutait journellement des différents envois qui se faisaient de toutes les prisons de la ville. Jérôme savait où était le carton fatal; et pendant six mois, il n'a pas manqué une seule fois de se rendre le soir dans le bureau, à l'instant où il était sur de n'être pas observé, pour s'assurer que la feuille sur laquelle était inscrit le nom de ma mère se trouvait toujours au fond du carton. Lorsque de nouveaux papiers avaient été placés dans ce même carton, et que l'accusateur public, par justice distributive, les avait mis sous les anciens, afin que chaque nom vînt à son tour, Jérôme parcourait la liasse infernale, jusqu'à ce qu'il eût retrouvé le nom de ma mère, et remis sous toutes les feuilles la feuille où il était inscrit. La supprimer lui eût paru trop dangereux. On savait que Fouquier-Tinville ne prenait pas la peine de vérifier les noms, mais il pouvait compter les feuilles, et Jérôme accusé et convaincu d'une soustraction , montait le jour môme sur l'écliafaud ; intervertir l'ordre des papiers était un crime sans doute, mais c'était un crime moins grave et moins facile à prouver. D'ail- leurs, je n'explique rien, je vous dis ce que j'ai souvent entendu raconter, dans mon enfance, par Jérôme lui-môme. Il nous disait que la nuit, après que tout le monde était retiré, il retournait quelquefois au bureau dans la crainte que quelqu'un, à la fin de la journée, n'eût fait comme lui et n'eût interverti l'ordre des papiers, c'était uniquement à cet ordre que tenait la vie de ma mère. Effecti- vement, une fois son nom se trouva le premier; Jérôme frémit et le remit sous les autres. Mi moi, ni aucune des personnes qui écoutaient ce récit terrible, nous n'osions demander à Jérôme le nom des victimes dont il avait avancé le supplice en faveur de ma mère. Vous comprenez bien qu'elle n'a connu qu'après sa sortie de prison la ruse qui lui sauvait la vie. Au moment où le 9 thermidor arriva, les prisons , à force de se désemplir , étaient presque vides, il ne restait plus que trois feuilles dans le carton de Fouquier-Tin>ille : celle de ma mère était toujours la dernière ; ce qui ne l'eût pas empochée dépérir, car un n'en aurait guère apporté davantage ; le spectacle de la révolution commençait h lasser son public, et le projet de Robespierre et de ses conseillers in- LA RUSSIE EN 1039. 53 times, était, pour en Gnir avec les amis de l'ancien régime, d'ordon- ner un massacre général dans l'intérieur des prisons. Ma mère , si forte contre l'échafaud, m'a souvent dit qu'elle ne se sentait nul courage à l'idée de se voir poursuivie et blessée par des assassins avant d'être égorgée. Pendant les dernières semaines de la terreur, les anciens guichetiers de la prison des Carmes avaient été remplacés par des hommes plus féroces, destinés eux-mêmes à prendre part aux exécutions secrètes. Ils ne dissimulaient pas aux victimes le plan formé contre elles; le règlement de la prison était devenu plus sévère ; personne du dehors ne pouvait voir les détenus ; on n'osait leur rien envoyer, enfin l'accès des cours et des jardins leur était interdit, parce qu'on y creusait leurs fosses; voilà, du moins, ce qu'on leur disait ; chaque bruit loin- tain, chaque murmure de la ville, leur paraissait le signal du carnage, chaque nuit leur semblait la dernière. Leurs angoisses cessèrent le jour même de la chute de Robespierre. Si l'on réfléchit à cette circonstance, on aura de la peine à ne pas rejeter la supposition de quelques esprits, qui, pour raffiner sur l'histoire de la terreur, ont prétendu que Robespierre n'est tombé que parce qu'il valait mieux que ses adversaires. Il est vrai que ses complices ne sont devenus ses ennemis que lorsqu'ils ont tremblé pour eux-mêmes : leur principal mérite est d'avoir eu peur à temps ; mais en se sauvant , ils ont sauvé la France qui serait devenue un antre de bêtes féroces, si les plans de Robespierre se fussent accomplis. La révolution du 9 thermidor est une conspiration de caverne, une révolte de bandits : d'accord ; mais le chef de brigands est-il devenu un honnête homme pour avoir succombé sous les coups de sa troupe conjurée contre lui? S'il suffisait du malheur pour jus- tifier le crime, où en serait la conscience? L'équité périrait sous une fausse générosité , sentiment dangereux, car il séduit les belles àmcs et leur fait oublier qu'un homme de bien doit préférer la justice et la vérité à tout. On a dit que Robespierre n'était pas féroce par tempérament : qu'importe? Robespierre, c'est l'envie devenue toute-puissante. Cette envie nourrie des humiliations méritées que cet homme avait souf- fertes dans l'ancienne société, lui avait fait concevoir l'idée d'une ven- geance si atroce que la bassesse de son âme et la dureté de son cœur suffisent à peine à nous faire comprendre comment il a pu la réaliser. 4, 54 LA RUSSIE EN 1830. Soumettre une nation à des opérations mathématiques, appliquer l'algèbre aux passions politiques, écrire avec du sang, chiflrer avec des têtes : voilà ce que la France a laissé faire à Robespierre. Elle fait pis encore peut-être aujourd'hui, elle écoute des esprits distingués qui s'évertuent àjustilior un tel homme!! 11 n'a pas volé !... mais le tigre ne tue pas toujours pour manger. Robespierre n'était pas féroce , dites-vous , il n'a pas pris plaisir à voir couler le sang. Mais s'il l'a versé, le résultat est le même. Inventez donc si vous le voulez, un mot pour l'assassinat politique par calcul ; mais que cette vertu monstrueuse soit stigmatisée par l'histoire. Ex- cuser l'assassinat parce qui le rend plus odieux, parle sang-froid, et par les combinaisons de l'assassin, c'est contribuer à l'un des plus grands raauxde notre époque, à la perversion du jugement humain. Les hommes d'aujourd'hui , dans leurs arrêts dictés par une fausse sensibilité, annulent à force d'impartialité le bien et le mal ; pour mieux s'arranger de la terre, ils ont aboli d'un coup le ciel et l'enfer ! Ils en sont venus au point que notre génération ne reconnaît plus qu'un seul crime, l'indignation contre le crime... ; qu'une seule chose respectable, l'opinion qu'on n'a pas. Avoir un avis c'est devenir in- juste et dès lors incapable de comprendre les autres. Comprendre tout et tout le monde, telle est la prétention à la mode. Voilà donc les sophismes où nous entraîne le prétendu adoucisse- ment de nos mœurs, adoucissement qui n'est qu'une grande indiffé- rence morale, une profonde incrédulité religieuse et une avidité sensuelle toujours croissante Mais patience !... le monde est déjà revenu de plus loin. Deux jours après le 9 thermidor, une grande partie des prisons de Paris étaient vides. Madame deBeauharnais, liée avec Tallien, sortit en triomphe; mes- dames d'Aiguillon et de Lameth n'avaient point péri , elles furent promptement délivrées; ma mère, oubliée aux Carmes, restait presque seule dans celte prison qui n'était plus même glorieuse. Elle voyait ses nobles compagnons d'infortune faire place aux terroristes qui, d'après le revirement opéré dans la politique , venaient chaque jour sous les verrous prendre la place de leurs victimes. Les jacobins, sous prétexte de punir les tyrans, avaient enseigné la tyrannie à la France. Tous les parents, tous les amis de ma mère étaient dispersés; per- sonne ne s'occupait d'elle. Jérôme, proscrit à son tour comme ami de LA RUSSIE EN 1830. 55 Bobespicrre, était obligé de se cacher et ne pouvait plus la protéger. Deux mortels mois se passèrent dans un abandon plus désolant peut-être que le péril ; elle m'a répété bien des fois que ce temps d'é- preuve l'ut le plus diflicile à supporter. La lutte des partis continuait ; le gouvernement pouvait d'un jour à l'autre retomber dans les mains des jacobins. Sans le courage de Boissy-d'Anglas le meurtre de Féraud fut devenu le signal d'une se- conde terreur pire que la première : ma mère savait tout cela, car en prison on n'ignore jamais ce qui est inquiétant. Chaque jour elle faisait demandera me voir ; j'étais mourant, ma bonne répondait que j'étais malade, ma mère pleurait et se décourageait. Enfin Nanette, après m'avoir sauvé la vie par ses soins, se mit sé- rieusement en peine de sa maîtresse. Voyant que personne ne faisait rien pour elle, elle s'en alla chez Dyle, marchand de porcelaine, pour s'entendre avec une cinquantaine d'ouvriers de notre pays qui se trouvaient alors dans les ateliers de ce riche fabricant du boulevard du Temple ; ces hommes avaient été employés à une manufacture de porcelaine fondée par mon grand-père à ISiderviller , au pied des Vosges. Cette manufacture, établie avec beaucoup de magnificence, avait pendant longtemps fait vivre un grand nombre de personnes ; quand elle fut confisquée avec les autres biens du général Custine, le travail cessa : ceux des ouvriers qui pensèrent pouvoir gagner leur vie à Paris, vinrent y chercher de l'ouvrage chez Dyle, qui les employa tous. Parmi eux se trouvait Malriat, le père de Nanette. C'est à ces hommes montés alors au rang des plus puissants, qu'elle ■vint demander de s'intéresser au sort de leur ancienne dame. Depuis la révolution , ils avaient assez entendu parler d'elle ; d'ailleurs son souvenir était présent dans tous les cœurs. Ils signèrent avec empressement une pétition dictée par Nanette, qui parlait et écrivait le français de la Lorraine allemande , et elle porta elle-même cette requête ainsi rédigée et apostillée à Legendre, ancien boucher. Cet homme présidait alors le bureau où l'on dépo- sait toutes les demandes adressées à la commune de Paris en faveur des détenus. Le papier de Nanette fut reçu comme les autres, et jeté dans un coin sur un rayon ouvert où se trouvaient des centaines de pétitions semblables. Il resta là quelque temps : à quoi tenait le sort des hommes à cette époque ! 56 lA RUSSIE EN 1030. Un soir, trois jcuiios gons, attaclié'S à Lcgcndrc, et dont l'un s'ap- pelait Rossigneux, j'ai oublié le nom des autres, entrèrent sans lu- mière, assez tard, dans le bureau, un peu échauffés par le vin ; ils se mirent à courir les uns après les autres, à monter sur les tables, à se battre pour rire; cnHn, à faire mille folies. Dans ce désordre, ils ébranlent les rayons du casier, un papier tombe. L'un des tapageurs le ramasse : « Qu'as-tu trouvé là ? disent les autres. — » Sans doute une pétition, répond Rossigneux. — » Oui ; mais quel est le nom du prisonnier? » On appelle quelqu'un ; on demande de la lumière. Dans l'intervalle, les trois étourdis se jurent de faire signer la liberté de la personne dé- signée dans cette pétition, quelle qu'elle soit, de la faire signer le soir même par Legendre lorsqu'il rentrera, et d'annoncer à l'instant sa délivrance au détenu. « Je le jure, fût-ce la liberté du prince de Condé, dit Rossigneux. — » Je le crois bien, répondent à la fois les deux autres en riant, il n'est pas prisonnier. » On lit la pétition ; c'est celle de ma mère dictée par Nanette, et apostillée par les ouvriers deNiderviller. La scène que vous venez de lire lui fut racontée plus tard en détail. « Quel bonheur, s'écrient les jeunes gens, la belle Custine, une seconde Roland î Nous irons la tirer de prison tous les trois ensemble. » Legendre rentre chez lui, pris de vin comme les autres, à une heure du matin ; la mise en liberté de ma mère, présentée par trois étourdis, est signée par un homme ivre ; et, à trois heures du matin, les jeunes gens, autorisés à se faire ouvrir la prison, frappent à la porte de sa chambre, aux Carmes. Elle logeait seule alors. Elle ne voulut ni ouvrir sa porte, ni sortir de la maison. Les jeunes gens eurent beau insister, et lui raconter le plus briève- ment, mais le plus éloquemment possible, ce qui venait d'arriver, elle avait peur de monter en fiacre au milieu de la nuit avec des in- connus; elle pensait d'ailleurs que Nanette ne l'attendait pas à cette heure-là ; elle résista donc aux instances de ses libérateurs, qui n'ob- tinrent que la permission de revenir la chercher à dix heures. Ainsi , après huit mois d'une prison si périlleuse, elle prolongea volontairement sa détention de plusieurs heures. LA RUSSIE EN 1030. 67 Quand elle sortit des Carmes, ils lui racontèrent , avec beaucoup de détails, ce qui avait décidé sa mise eu liberté, insistant sur chaque circonstance, afin de lui prouver qu'elle ne devait rien à personne. On faisait alors une espèce de trafic des libertés; une foule d'inlii- gants rançonnaient, après leur élargissement, les malheureux prison- niers, pour la plupart ruinés par la révolution. Une grande dame, alliée d'assez près à ma mère, n'eut pas honte de lui demander 30,000 fr. qu'elle avait dépensés, disait-elle, en cor- ruptions pour obtenir sa sortie de prison. Ma mère répondit tout t^im- plement par l'histoire de Rossigneux, et elle ne revit jamais sa parente. Que retrouva-t-elle en entrant chez elle? sa maison dévastée, les scellés encore apposés sur son appartement ; ma bonne logée dans la cuisine avec moi, qui avais deux ans et demi, et qui étais resté sourd et imbécile à la suite de la maladie qui m'avait mis presque à la mort. Ce que ma mère eut à souffrir lors de ce retour à la liberté brisa ses forces ; elle avait résisté aux terreurs de l'échafaud en se résignant chaque soir à mourir avec courage ; la grandeur du sacrifice soutenait son esprit et son corps , mais elle succomba à la misère. La jaunisse se déclara le lendemain de son retour chez elle. Cette maladie dura cinq mois ; il lui en resta une affection du foie dont elle a souffert toute sa vie. Ce mal contrastait d'une manière frappante avec le teint le plus frais et le plus éclatant que j'aie jamais vu. Au bout de six mois , ma mère retrouva quelque argent ; on lui rendit une très-petite partie des terres de son mari, non encore ven- dues. Nous étions alors guéris tous les deux. « Avec quoi madame croit-elle qu'elle a vécu depuis sa sortie de prison? lui dit un jour Nanelte. — Je ne sais ; j'étais malade. Tu auras vendu de l'argenterie? — 11 n'y en avait plus. — Du linge, des bijoux? — Il n'y avait plus rien. — Eh bien ! avec quoi? — Avec l'argent que Jérôme, du fond de sa cachette , m'envoyait chaque semaine, y joignant l'ordre exprès de ne rien dire à madame ; mais , à présent qu'elle peut le rendre, je dis ce qui est. J'en ai tenu note exactement : voici le compte. » 58 LA IILSSIE EN 1830. 3Ia môro eut le bonheur de sauver la vie à cet homme proscrit a^'ec les terroristes. Kllc le cacha et l'aida à fuir en Amérique. Lorsqu'il revint , sous le consulat , il avait fait, aux États-Unis , une petite fortune qu'il augmenta depuis à Paris, par des spéculations de terrains et de maisons. 3Ia mère le traitait comme un ami; ma grand'mère, madame de Sabran, et mon oncle, revenus de l'émigration, le comblèrent de marques de reconnaissance ; toutefois, il n'a jamais voulu faire partie de notre société. Il disait à ma mère (je ne vous reproduis pas exacte- ment son langage, car il était Bordelais, et sa conversation n'était qu'une suite de gros mots) , mais il disait à peu près : « Je viendrai vous voir quand vous serez seule; lorsqu'il y aura du monde chez vous , je n'irai pas. Vos amis me regarderaient comme une bote cu- rieuse ; vous me recevriez par bonté, car je connais votre cœur ; mais je serais mal à mon aise chez vous, et je ne veux pas de ça. Je suis pas né comme vous ; je ne parle pas comme vous ; nous n'avons pas eu la même éducation. Si j'ai fait pour vous quehjue chose, vous avez fait tout autant pour moi : nous sommes quittes. La folie du temps nous a rapprochés un moment ; nous aurons toujours le droit de compter l'un sur l'autre, mais nous ne pouvons nous entendre. » Sa conduite aété jusqu'à la fin conséquente à ce langage. Ma mère est restée pour lui, en toute occasion, un amie fidèle et serviable; on m'a élevé dans des sentiments de reconnaissance envers lui ; néan- moins, dans sa physionomie, dans ses manières, il y avait toujours quelque chose qui m'étonnait. Il ne parlait jamais politique, ni religion ; il avait une grande con- fiance en ma mère, à laquelle il racontait ses chagrins domestiques. Nous le voyions de temps en temps ; j'étais encore enfant quand il mourut : c'était au commencement de l'empire. La première pensée que fait naître le souvenir des malheurs de cette jeune femme, et de la protection divine par laquelle elle échappa tant de fois au péril, c'est que Dieu la réservait sans doute à des joies qui la dédommageraient de tant d'épreuves, llélas! ce n'est pas dans ce monde qu'elle les a trouvées. Ne dirait-on pas qu'une créature ainsi poursuivie par le sort et protégée par le ciel, devait inspirer à tous les hommes une sorte de respect et le désir de lui faire oublier ce qu'elle a\ait souffert? Mais les hommes ne pensent qu'à eux-mêmes. LA HCSSIE EN 1830. 59 Ma pauvre mère perdit, à lutter contrôla pauvreté, les plus belles années de cette vie miraculeusement conservée. L'énorme fortune de mon grand-père, confisquée et vendue à vil prix au profit de la nation , était presque évanouie : de toute cette opulence il ne nous restait que les dettes. Le gouvernement ne se chargeait pas dépaver les créanciers ; il prenait les biens et laissait les charges à ceux qu'il avait dépouillés de tous moyens de s'acquitter. Vingt années s'écoulèrent en procès ruineux, pour arracher d'un côté à la nation, de l'autre à une formidable masse de créanciers qui ne voulaient pas s'entendre, ce qui me revenait de la fortune de mon aïeule paternelle; j'étais créancier , non héritier de mon grand-père, et ma mère était ma tutrice. Son amour pour moi l'empêcha toujours de se remarier ; d'ailleurs, devenue veuve par le bourreau, elle ne se sentait pas libre comme une autre femme. Nos affaires difficiles et embrouillées ont fait son tourment ; les vicissitudes d'une liquidation des plus laborieuses ont attristé ma jeu- nesse comme l'échafaud avait épouvanté mon enfance. Toujours sus- pendus entre la crainte et l'espérance, nous luttions contre le besoin ; tantôt on nous promettait la richesse, tantôt un revers imprévu, une chicane habile , un procès perdu , nous rejetaient dans le dénû- ment. Si j'ai le goût de l'élégance , j'attribue ce penchant aux pri- vations qui me furent imposées dans ma première jeunesse, et à celles dont je voyais souffrir ma mère. Il m'a été donné de ressentir un mal inconnu à l'enfance : le besoin d'argent ; je vivais si près de ma mère, que je devinais tout par elle. Cependant quelques rayons de joie ont brillé pour elle. Un an après sa délivrance, elle obtint un passe-port, et, m'ayant laissé en Lor- raine toujours aux soins de ma bonne Nanette , elle alla en Suisse où l'attendaient sa mère et son frère qui ne pouvaient alors s'appro- cher plus près de la France. Cette réunion, malgré les douleurs qu'elle renouvelait, fut une con- solation. Madame de Sabran avait cru sa fille perdue ; elle la retrouva , encore embellie par le malheur et réalisant l'ingénieux emblème du rosier, romance devenue célèbre alors dans l'Europe entière. Ma grand'mère émigrée ne pouvant écrire à sa fille pendant la ter- reur, lui avait fait parvenir en prison ces vers touchants autant que spirituels sur l'air de Jean- Jacques. GO LA RUSSIE EN 1839, Ain : Je lai planté, je l'ai vu natlre. Est bien à moi, car l'ai fait naître, Ce beau rosier; plaisirs troii courts! 11 a fallu fuir et peut-être Plus ne le verrai de mes jours. Beau rosier cède à la lempêle : Faiblesse désarme fureurs. Sous les autans courbe la tète Ou bien c'en est fait de tes fleurs. 3. Bien que me fis, mal que me causes En (on penser s'ofl'rent à moi ; Auprès de toi n'ai vu que roses, Ne sens qu'épines loin de toi. Étais ma joie, étais ma gloire El mes plaisirs et mon bonheur; Ne périras dans ma mémoire : Ta racine tient à mon cœur!!... Rosier, prends soin de ton feuillage, Sois toujours beau, sois toujours vert. Afin que voie après l'orage Tes fleurs égavcr mon hiver. Le vœu s'est accompli, le rosier a refleuri, et les enfants se sont de nouveau pressés sur le sein de leur mère. Ce voyage en Suisse est un des moments les plus heureux de la vie de ma mère. Ma grand'mère était une femme des plus distinguées et des plus aimables de son temps; mon oncle, le comte EIzéar de Sabran, plus jeune que ma mère, mais d'une sagacité d'esprit précoce, lui faisait sentir tout ce qu'il y avait de sublime et de nouveau pour elle dans le pays qu'ils parcouraient ensemble. Tout ce qu'elle m'a raconté de celte époque avait une grèce poé- tique, c'est la pastorale après la tragédie. Lavater était l'ami de madame de Sabran qui fit avec ma mère le voyage de Zurich pour aller présenter sa fille à cet oracle de la philo- LA RUSSIE EX ISSa. 61 Sophie d'alors. Le grand physionomiste, en apercevant ma mère , se tourna vers madame de Sabran et s'écria : « Ah ! madame, que vous êtes une heureuse mère! votre fille est transparente. Jamais je n'ai vu tant de sincérité , on lit à travers son front. » Revenue en France elle n'eut plus que deux intérêts , c'est-à-dire un seul : rétablir ma fortune et diriger mon éducation. Je lui dois tout ce que je suis et tout ce que j'ai. 3Ia mère devint le centre d'un cercle de personnes distinguées parmi lesquelles se trouvaient les premiers hommes de notre pays. M. de Chateaubriand est resté son ami jusqu'à la fin. Elle avait pour la peinture presque un talent d'artiste ; jamais je ne lui ai vu passer un jour sans se renfermer de midi à cinq heures dans son atelier. Elle n'aimait point le monde : il l'intimidait, l'ennuyait et la dégoûtait. Elle en avait vu le fond trop vite. Cette expérience précoce lui avait donné la philosophie du malheur ; cependant elle avait apporté en naissant et elle conserva toute sa vie la générosité qui est la vertu des existences prospères. Sa timidité était proverbiale dans sa famille : son frère disait qu'elle avait plus peur d'un salon que de l'échafaud. Pendant tout le temps de l'empire , elle et ses amis vécurent dans l'opposition la plus prononcée ; depuis la mort du duc d'Enghion , elle ne remit pas le pied à la Malmaison ; à partir de celte mémorable époque elle n'a même pas revu madame Bonaparte. En 1811, voulant nous soustraire aux persécutions de la police im- périale, elle fit avec moi le voyage de Suisse et d'Italie ; elle allait par- tout, elle franchissait les glaciers, entre autres celui du Mont-Grics entre la cascade de la Toccia et le village d'Ohergesllen, dans le haut Valais; elle traversait à pied ou à cheval les plus redoutables passages des Alpes, comme si elle eût eu de la force et du courage ; c'est qu'elle ne voulait ni m'empecher d'aller ni me quitter. Arrivée à Rome, elle y passa l'hiver et s'y forma une société char- mante ; elle n'était plus jeune, cependant la pureté de ses traits avait frappé Canova. Elle aimait la na'iveté d'esprit d'un grand artiste, dont les récits vénitiens la charmaient. Un jour je lui dis : «Avec votre imagination romanesque vous seriez capable d'épouser Canova? » « Ne m'en défie pas , me répondil-elle , s'il n'était pas mar- C2 I.A RUSSIE EN 1030. quis d'Ischia j'on serais tentée. » Ce mot la peint tout entière. J'ai eu le bonheur de la conserver jusqu'au 13 juillet 182G. Klleest morte de la maladie dont mourut Bonaparte. Ce mal dont elle avait le germe depuis longtemps , fut développé par le chagrin , surtout par celui que lui avait causé la perte de ma femme et celle de mon unique enfant ; elle se passionnait dans la douleur comme d'autres dans le plaisir. C'est en son honneur que madame de Staël, qui la connaissait Lien et qui l'aimait beaucoup, avait donné le nom de Delphine à l'hé- roïne du premier roman qu'elle publia. A cinquante-six ans elle était belle encore au point de frapper même les étrangers qui n'avaient pu la connaître dans sa jeunesse, et qui par conséquent n'étaient point séduits par le charme de leurs sou- ■^ cuirs *. LETTRE IV. Travcmùndc, ce 4 juillet 1039. Ce matin à Lubeck le maître de l'auberge, apprenant que j'allais ni'embarquer pour la Russie, est entré dans ma chambre d'un air de compassion qui m'a fait rire : cet homme est plus fin , il a l'esprit ' En corrigeant les épreuves de celle lettre, je reçois une copie littérale, cl long- temps égarée, de celle de mon grand-père, que je crois pouvoir insérer ici. La no- hle-sc et la simplicité de langage du condamné justifie tout ce que j'ai dit de lui plus haut. " Adieu, mon fils, adieu. Conservez le souvenir d'un père qui vit arriver la mort » avec tranquillité. Je n'emporte qu'un regret, c'e.st celui de vous laisser un nom n qu'un jugement fora croire un instant coupable de trahison, par quelques hommes » crédules. Réhabilitez ma mémoire, quand vous le pourrez ; si vous obteniez mes »> correspondantes, ce serait chose bien facile. Vivez pour voire aimable femme, n pour votre sœur que j'cmbra.sse; aimez-vous, aimez-moi. » Je crois que je verrai arriver avec calme ma dernière heure; au reste il faut y w être arrivé. » Adieu encore, adieu, » Votre père, votre ami. »C. « 28 août, à dix heures du soir, 1793. a LA RUSSIE EN 1030. G3 plus vif, plus railleur que le son de sa voix et sa manière de pro- noncer le francjais ne le feraient supposer au premier abord. En apprenant que je ne voyageais que pour mon plaisir, il s'est mis à me prôcher avec la bonhomie allemande pour me faire renoncer à mon projet. « Vous connaissez la Russie? lui dis-je. — Non , monsieur, mais je connais les Russes , il en passe beau- coup par Lubeck , et je juge du pays d'après la physionomie de ses habitants. — Que trouvez-vous donc à l'expression de leur visage qui doive m'erapècher de les aller voir chez eux? — Monsieur, ils ont deux physionomies ; je ne parle pas des valets qui n'en ont pas une seule , je parle des seigneurs : quand ceux-ci débarquent pour venir en Europe, ils ont l'air gai , libre, content; ce sont des chevaux échappés , des oiseaux auxquels on ouvre la cage ; hommes, femmes, jeunes, vieux, tous sont heureux comme des éco- liers en vacances : les mêmes personnes à leur retour ont des Ggures longues, sombres, tourmentées; leur langage est bref, leur parole sac- cadée ; ils ont le front soucieux : j'ai conclu de cette différence qu'un pays que l'on quitte avec tant de joie et où l'on retourne avec tant de regret, est un mauvais pays. — Peut-être avez-vous raison , repris-je ; mais vos remarques me prouvent que les Russes ne sont pas aussi dissimulés qu'on nous les dépeint ; je les croyais plus impénétrables. — Ils le sont chez eux ; mais ils ne se méûent pas de nous autres bons Allemands , dit l'aubergiste en se retirant et en souriant d'un air un. » Voilà un homme qui a bien peur d'être pris pour un bonhomme !... pensai-je en riant tout seul. H faut voyager soi-même pour savoir combien les réputations que font aux divers peuples les voyageurs, souvent légers dans leurs jugements par paresse d'esprit, influent sur les caractères. Chaque individu en particulier s'efforce de protester contre l'opinion généralement établie à l'égard des gens de son pays. Les femmes de Paris n'aspirent-elles pas au naturel , à la simpli- cité? Au surplus, rien de plus antipathique que le caractère russe et le caractère allemand. J'ai fait de Berlin à Lubeck le plus triste voyage du monde. Un chagrin imaginaire , du moins , j'espère encore qu'il n'est fondé sur 64 LA lUSSlE EX 1839. rien , m'a causé une de ces agitations plus vives que la douleur la mieux motivée; l'imagination s'entend à tourmenter. Je mourrai sans comprendre à quel point dans les mômes occurrences les gens que j'aime me paraissent en danger et les indiirérents en sûreté. J'ai le cœur visionnaire. Votre silence après la lettre où vous m'en promettiez une autre par le prochain courrier , m'est devenu tout à coup la preuve certaine de quelque grand malheur, d'un accident, d'une chute en voiture, que sais-jc ! de votre mort subite ; et pourquoi pas? ne voit-on pas chaque jour arriver des choses plus extraordinaires et plus inattendues? Une fois que cette idée se fut emparée de ma pensée, je devins sa proie ; la solitude de ma voiture se peupla de fantômes. Dans cette fièvre de l'âme, les craintes ne sont pas plutôt conçues que réalisées; point d'obstacles aux ravages de l'imagination ; le vague centuple le danger , le temps qu'il faut pour éclaircir un doute équivaut à une certitude , quinze jours d'angoisses c'est i)irc que la mort ; ainsi succombant aux distances qui créent l'illusion, le pauvre cœur se dévore , il cessera de battre avant d'avoir pu vérifier la cause du mal qui le tue, ou s'il bat c'est pour subir mille fois le même martyre. Tout est possible, donc le malheur est certain : voilà comme raisonne le désespoir'.... de l'inquiétude il tire la preuve du mal dont la possibilité suffit pour alimenter cette même inquiétude, pour la renouveler sans cesse. Qui n'a senti ce tourment? Mais personne ne l'éprouve aussi sou- vent ni aussi \iolemment que moi. Ah! les peines de l'ûme font redou- ter la mort, car la mort ne met fin qu'à celles du corps. Voilà pourtant à quoi m'expose votre négligence, votre laisser- aller!... Je n'ai pas le cœur du voyageur: il y a deux hommes eu moi : mon esprit m'emporte au bout du monde, ma sensibilité me rend casanier. Je parcours la terre comme si je m'ennuyais chez moi, je m'attache aux personnes comme si je ne pouvais bouger du lieu qu'elles habitent. Quoi ! me disais-je hier, tandis que je cours m'em- barquer pour aller me divertir à Pélersbourg, on l'enterre à Paris! Kt toutes les terribles circonstances de cette double scène se succé- daient devant les yeux de mon esprit avec une puissance d'illusion, une réalité désespérante. Ce parallélisme de ma vie et de votre mort dans leurs moindres circonstances me faisait dresser les cheveux sur la tète, et m'arrêtait à chaque pas; c'était une fantasmagorie dont la réalité allait jusqu'à la sensation : c'était plus que des chimères, c'était un LA RUSSIE EN 1839. G5 monde en relief qui sortait du néant à la voix de ma douleur. Pour nous, les rôvessont plus vrais que les choses ; car il y a plus d'allinilé entre les fantômes de l'imagination et l'ùme qui les produit, qu'entre celte ûme et le monde extérieur. Je rêvais éveillé. De la crainte à la certitude le passage est si court, que je tombais dans le délire. 3Jon malheur était certain : je pous- sais des cris de terreur ; et celte phrase me revenait sans cesse à la bouche comme un refrain désolant : « C'est un rêve, mais les rêves sont des avertissements.... » Ah ! si le destin qui nous domine était un poëte, quel homme vou- drait vivre? Les imaginations inventives sont si cruelles !... Heureu- sement que le destin est l'instrument d'un Dieu qui est plus que poëte. Chaque cœur porte en lui sa tragédie comme sa mort ; mais le poëte intérieur est un prophète qui souvent se trompe de vie; ses prévisions ne s'accomplissent pas toutes en ce monde. Ce matin, l'air frais de la prairie, la beauté du ciel, la contempla- lion du paysage uni, tranquille, et des doux rivages qui bordent la iner Baltique à Travemïmde, ont fait taire cette voix secrète, et dissipé, comme par enchantement, le rêve sans réveil qui me tourmentait depuis trois jours. Si je ne vois plus votre mort, ce n'est pas que j'aie réfléchi : que peut le raisonnement contre les atteintes d'une puis- sance surnaturelle? Mais lassé de craindre follement, je me rassure sans motif ; aussi ce repos n'est-il rien moins que de la sécurité. Un mal sans cause appréciable, dissipé sans raison, peut revenir ; un mot, un nuage, le vol d'un oiseau peuvent me prouver invinciblement que j'ai tort d'être calme ; des arguments semblables m'ont bien convaincu que j'avais tort d'être inquiet. Travemùnde s'est embelli depuis dix ans, et, qui plus est, les em- bellissements ne l'ont pas gâté. Une route magniGquea été terminée entre Lubeck et la mer ; c'est un berceau en charmille à l'ombre duquel la poste vous conduit jusqu'à l'embouchure de la rivière à tra- vers des vergers et des hameaux épars dans des herbages. Je n'ai rien vu de si pastoral au bord d'aucune mer. Le village s'est égayé, quoique le pays soit resté silencieux et agreste ; c'est une prairie à fleur de mer ; les pâturages, animés par de nombreux troupeaux qui les par- courent jour et nuit, ne finissent qu'à la grève ; l'eau salée baigne le gazon. Ces rives plates donnent à la mer Baltique l'apparence d'un lac, 66 LA RISSIE EN 1039. au pays une tranquillité qui paraît surnaturelle ; on se croit dans les champs Klysécs de Virgile au milieu des ombres lieureuscs. La vue de la mer Baltique, malgré ses orages et ses écueils, m'inspire la sécu- rité. Les eaux des golfes, les plus dangereuses de toutes, ne font pas sur l'imagination l'impression d'une étendue sans bornes; c'est l'idée del'inliniqui épouvante l'homme arrêté au bord du grand Océan. Le tintement de la clochette des troupeaux se confond sur le port de Travemiinde avec le glas de la cloche des bateaux à vapeur. Cette apparition momentanée de l'industrie moderne au milieu d'une con- trée où la vie pastorale est encore celle d'une grande partie de la po- pulation, me paraît poétique sans être étourdissante. Ce lieu inspire un repos salutaire; c'est un refuge contre les envahissements du siècle, et pourtant c'est une plaine ouverte, douce à voir, facile à parcourir ; mais on s'y sent dans la solitude, comme si l'on était au milieu d'une île d'un abord dilTicile, et où l'homme ne pourrait défi- gurer la nature. Sous ces latitudes, le repos est inévitable ; l'esprit sommeille, et le temps ploie ses ailes. Les populations du Ifolstein et du Mecklembourg ont une beauté calme qui s'accorde avec l'aspect doux et paisible de leur pays, et avec le froid du climat. Le rose des visages, l'égalité du terrain, la mo- notonie des habitudes, l'uniformité des paysages, tout est en har- monie. Les fatigues de la pèche, pendant l'hiver, quand les hommes vont chercher la mer libre à travers une bordure de trois lieues de glaçons» coupés de crevasses, et périlleux à franchir, donnent seules une sorte de mouvement poétique à une vie d'ailleurs bien ennuyeuse. Sans cette campagne d'hiver, les habitants du rivage languiraient au coin de leurs poêles sous leurs pelisses de peau de mouton retournées. L'af- llucnce des baigneurs sur cette belle plage sert aux paysans de la rive à gagner, pendant l'été, de quoi sufïire à leurs premiers besoins pour tout le reste de l'année, sans s'exposer à tant de périls et de fatigues ; mais où il n'y a que le nécessaire, il n'y a rien. Parmi les hommes de Travemùnde, la pêche d'hiver représente le superflu ; les dangers gratuits qu'ils affrontent pendant celte rude saison servent à leur élé- gance ; c'est pour une bague à son doigt, pour des boucles h ses oreilles, pour une chaîne d'or au cou de sa maîtresse, pour une cravate de soie éclatante ; c'est pour briller enfin, et pour faire briller ce qu'il aime, ce n'est pas pour manger qu'un pêcheur de Travemiinde EA RUSSIE EN 1839. 67 lutte, au péril de ses jours, contre les flots et les glaces; il n'aiïron- terait pas cet inutile danger s'il n'était une créature supérieure à la brute, car le besoin du luxe tient à la noblesse de notre nature, et ne peut être dompté que par un sentiment encore plus noble. Ce pays me plaît, malgré son aspect uniforme. La végétation y est belle. Au 5 juillet, la verdure me paraît fraîche et nouvelle; les se- ringats des jardins commencent à peine à fleurir. Le soleil , sous ces climats paresseux, se lève tard, en grand seigneur, et se montre pour peu de temps; le printemps n'arrive qu'au mois de juin, quand l'été va s'en aller ; mais si l'été y est court, les jours y sont longs. Kt puis il règne une sorte de sérénité sublime dans un paysage où le sol hori- zontal est à peine visible et où le ciel tient la plus grande place : en contemplant cette terre basse comme la mer qu'à peine elle arrête, cette terre unie et qui ne s'est jamais ressentie des commotions du globe, terre à l'abri des révolutions de la nature comme des troubles de la société, on admire, on s'attendrit, comme on adore un front virginal. Je trouve ici le charme d'une idylle qui me reposerait du dévergondage dramatique de nos romans et de nos comédies. Ce n'est pas pittoresque, mais c'est champêtre et difTérent de tout ; car ce n'est pas le champêtre et le pastoral des autres beaux lieux de l'Europe. Le crépuscule de dix heures me rend la promenade du soir déli- cieuse; il règne dans l'air à ce moment un silence solennel ; c'est la suspension de la vie, rien ne parle aux sens, ils sont pour ainsi dire hors d'atteinte; mes regards, perdus dans la contemplation des paies astres du Nord, s'enfoncent loin de la terre , ou plutôt ils s'arrêtent, ils renoncent, et mon esprit, dans le vague espace où il plane, échappe aux régions inférieures pour s'élancer librement jusqu'au delà du ciel visible. Mais pour éprouver le charme de ces illusions, il faut venir de loin. La nature n'a tout son prix qu'aux yeux des étrangers civilisés; les rustiques indigènes ne jouissent pas comme nous du monde qui les environne : un des plus grands bienfaits de la société, c'est qu'elle révèle aux habitants des villes toutes les beautés des champs; c'est la civilisation qui m'apprend à me plaire dans ces contrées destinées par la nature à nous conserver l'image de la vie primitive. Je fuis les sa- lons, les conversations, les bonnes auberges, les routes faciles, enfin tout ce qui pique la curiosité, tout ce qui excite l'admiration des 6S LA RUSSIE EN 1039. hommes nos dans des sociétés à demi barbares, et malgré mon aversion pour la mer, je m'embarque demain sur un vaisseau dont je brave avec joie toutes les incommodités, pourvu qu'il me porte vers des déserts et des steppes... Des steppes! ce nom oriental me fait pressentir à lui seul une nature inconnue et merveilleuse; il réveille en moi un désir, qui me tient lieu de jeunesse, de courage, et qui me rappelle que je ne suis venu en ce monde qu'à condition de voyager : telle est la fa- talité de ma nature. 3Iais , faut-il vous l'avouer ? peut-être n'aurais-jc jamais entrepris ce voyage, s'il n'y avait pas des steppes en Russie. Je crains >raiment d'être trop jeune pour le siècle et le pays où nous vi- vons!... 3Ia voiture est déjà sur le paquebot; c'est, disent les Russes, un des plus beaux bateaux à vapeur du monde. On l'appelle le Nicolas /*'. Ce même vaisseau a brûlé l'année dernière , pendant une traversée de Pétersbourg àTravemimde; on l'a refait, et, depuis cette restau- ration, il en est à son deuxième voyage. Le souvenir de la catastrophe arrivée pendant le premier ne laisse pas que de causer quelque appré- hension aux passagers. L'histoire de ce naufrage est honorable pour nous à cause de la noble et courageuse conduite d'un jeune Français, qui se trouvait parmi les voyageurs. C'était la nuit, on voguait dans les parages du Mecklembourg, et le capitaine jouait tranquillement aux cartes avec quelques passagers. Ses amis ont prétendu, pour le justifier, qu'il savait l'accident dont était menacé le vaisseau, mais qu'ayant reconnu, dès le premier mo- ment, que le mal était sans remède, il avait donné en secret l'ordre de s'approcher en toute hâte des côtes du Mecklembourg pour y faire échouer le bâtiment sur un banc de sable, afin d'atténuer le danger. Cependant, ajoutent les mêmes amis, il s'efforçait par son héroïque sang-froid, de prolonger autant que possible la sécurité des passagers, sécurité nécessaire au salut du bâtiment ; vous verrez tout à l'heure ce que l'empereur a pensé de cet effort de courage trop vanté !.. Il y avait plus de trente enfants, et beaucoup de femmes sur le vaisseau. Une dame russe s'aperçut du danger la première ; elle jeta lalarme parmi l'équipage. Le feu avait pris à des pièces de bois, les- quelles par un défaut de construction se trouvaient trop voisines du fourneau qui faisait aller la machine. Déjà la fumée pénétrait jusque dans les cabines des voyageurs. A la première nouvelle d'un péril im- minent la terreur fut grande : tout l'équipage poussa le cri sinistre : LA RUSSIE EN 1830. 69 « Au feu, au feu, sauve qui peut ! » On était dans le mois d'octobre, au milieu de la nuit, à plus d'une lieue de terre, et malgré la ma- nœuvre ordonnée, dit-on, par le capitaine, l'on naviguait dans une sécurité profonde, quand on vit l'incendie éclater tout à coup en plu- sieurs endroits à la fois ; au même moment le vaisseau s'cngrave dans le sable et le mouvement des roues s'arrête. Un silence lugubre suc- cède aux premières exclamations de la foule : les femmes, les enfants eux-mêmes se taisent, tant la stupeur s'accroît. Malheureusement le banc de sable sur lequel on venait d'échouer ne s'étendait pas jusqu'à la terre ferme, ce bas-fond était en quelque sorte pareil à une île, et séparé du continent par des parties de mer que la profondeur de l'eau ne permettait de franchir qu'en bateau; grâce au ciel le temps était calme. Tandis qu'une partie des matelots sont occupés à faire jouer les pompes et à remplir des seaux destinés à retarder les progrès du feu, le capitaine ordonne de mettre la chaloupe à la mer pour transporter à terre tous les voyageurs. Cette chaloupe était petite, il fallait qu'elle lîl bien des voyages avant de pouvoir sauver tout le monde. On décida que les femmes et les enfants seraient débarqués les premiers. Les plus impatients risquèrent leur vie en se précipitant vers le banc de sable ; le jeune Français dont je viens de vous parler sauta l'un des premiers sur ce bas^-fond ; il n'y demeura pas inactif ; faisant l'oflicede matelot sans y être obligé, il passa plusieurs fois du vaisseau dans la chaloupe et remonta au vaisseau pour aider des femmes et des enfants à s'embarquer. Malgré le danger toujours imminent, il ne sortit définitivement du paquebot embrasé qu'après tous les autres passagers. Pendant les nombreux trajets que son humanité lui lit volontairement accomplir, il sauva plusieurs femmes à la nage ; l'excès de la fatigue lui causa plus tard une maladie grave. Il était attaché, m'at-on dit, à la légation de France en Danemarck, et voyageait pour son plaisir. Je ne sais pas son nom, ignorance bien involontaire, car, depuis hier, j'ai demandé ce nom à vingt personnes. Le trait d'humanité de ce jeune homme ne date que d'un an, et son nom est déjà oublié dans les lieux mêmes où il s'est tant distin- gué par son humanité. Les détails que je viens de vous donner sont d'une grande exactitude. Il me semble que j'ai assisté à la scène ; la femme qui m'a conlé le naufrage y était : elle admirait comme les autres le dévouement du I- 5 70 LA RUSSIE EN 1030. jeune Français, et comme les autres, sans doute, elle n'a pas songé à demander comment s'appelait le sauveur de tant de malheureux. Nouvelle preuve qu'en toute occasion l'ingratitude des obligés sert de lustre cl (le relief à la vertu du bienfaiteur. Mais figurez-vous dans ces régions septentrionales la misère de tant de femmes, d'enfants déposés à demi nus sur un point désert de la c>Medu 3Iccklembourg par une froide nuit d'automne! Malgré la force et le dévouement de notre compatriote , secondé de quelques matelots de diverses nations, cinq personnes périrent dans ee naufrage ; on attribue leur perte à la précipitation avec laquelle elles s'eiïorcèrent de sortir du bâtiment incendié. Cependant ce magni- fique vaisseau ne fut pas entièrement brûlé : à la fin, on se rendit maître du feu, et le nouveau Nicolas I" sur lequel je vais m'cmbar- quer demain, a été en grande partie reconstruit avec les débris de l'an- ( ien. Des esprits superstitieux craignent que, par quelque fatalité, le malheur nes"dtlache encore à ces restes; moi qui ne suis pas marin, je n'ai point celte peur poétique ; mais je respecte tous les genres de superstitions inofl'ensives, comme résultats de ce noble plaisir de croire et de craindre, qui est le fondement de toute piété et dont l'abus même classe l'homme au-dessus de tous les autres êtres de la création. Après s'être fait rendre un compte détaillé de l'événement, l'em- pereur cassa le capitaine qui était Rus:ic : ce malheureux, fut rem- placé par un Hollandais; mais celui-ci, dit-on, manque d'autorité sur son équipage. Les étrangers ne prêtent guère à la Russie que les hommes dont ils ne veulent pas chez eux. Je saurai demain à quoi m'en tenir sur la Naletir de celui-ci. Personne ne juge un commandant plus vite qu'un matelot cl qu'un voyageur. L'amour de la vie, cet amour si passionnément raisonné, est un guide sûr pour apprécier tout homme de qui dépend notre existence. Tel qu'il est reconstruit, noire beau vaisseau prend tant d'eau qu'il ne peut remonter jusqu'à Péters- bourg ; nous changerons de bâtiment à Kronstadt, puis deux jours plus tard les voitures nous seront envoyées sur un troisième vaisseau à fond plat. Voilà bien de l'ennui ; mais la curiosité triomphe de tout; c'est le premier des devoirs pour un voyageur. Le .Mecklembourg est en progrès, une route magnifique conduit de Lud^sigsîust à Schwcrin où le grand-duc actuel a eu le bon esprit de reporter sa résidence. Schwerin est vieux et pittoresque ; un lac, des LA RUSSIE EN 183?. 71 coteaux, des bois, un palais anticjue embellissent le paysage, et la ville a des souvenirs ; elle a de plus un air ancien, un aspect pittoresque : tout cela maiu[ue à Ludwigslust. Mais voulez-vous avoir une idée de la barbarie du moyen ûge? montez en voiture dans cette vieille capitale du grand-duché de 3Iecklembourg, et faites-vous mener en poste à Lubeck. S'il a plu seulement vingt-quatre heures, vous resterez à moitié chemin; ce sont des fondrières à s'y perdre. On regrette le sable et les quartiers de roches des environs de Rostock , et l'on s'enfonce dans des ornières si creuses qu'on ne peut plus en sortir sans briser sa voiture ou sans verser. Notez que cela s'appelle la grande route de Schwcrin à Lubeck et qu'elle a seize lieues; ce sont seize lieues de chemin impraticable. Pour voyager sûrement en Allemagne, il faut apprendre le français et ne pas oublier la différence qu'il y a entre une grande route et une chaussée : sortez de la chaussée , vous reculez de trois siècles. Ce chemin m'avait pourtant été indiqué par le ministre de*** à Berlin , et même d'une façon assez plaisante : « Quelle route me con- seillez-vous de prendre pour aller à Lubeck? » lui disais-je. Je savais qu'il venait de faire ce voyage. « Elles sont toutes mauvaises, » me répondit le diplomate , « mais Je vous conseille celle de Sch^verin. — » Ma voiture , » lui reparlis-je , « est légère, et si elle vient à casser je manquerai le départ du paquebot. Si vous connaissiez une meilleure route, je la prendrais, fût-elle plus longue. — » Tout ce que je puis vous dire, » répliqua-t-il d'un ton ofliciel, « c'est que j'ai indiqué celle-ci à monseigneur*** (le neveu de soii souverain); vous ne sauriez donc faire mieux que de la suivre. — » Les voitures des princes, » repris-je, « ont peut-être des pri- vilèges comme leurs personnes. Les princes ont des corps de fer, et je ne voudrais pas vivre un jour comme ils vivent toute l'année. » On ne me répondit pas à ce mot, que j'aurais cru fort innocent , s'il n'eût paru séditieux à Vhomme d'État allemand. Ce grave et prudent personnage, tout contristéde mon excès d'au- dace , s'éloigna de moi aussitôt qu'il put le faire sans trop de fran- chise. Quelle excellente pâte d'homme ! Il est certains Allemands qui sont nés sujets ; ils étaient courtisans avant d'être hommes. Je ne puis m'empêcher de me moquer de leur obséquieuse politesse, tout en la préférant de beaucoup à la disposition contraire que je blâme chez 72 LA RUSSIE EN 1030. les Français. Mais le ridicule aura toujours les premiers droits sur mon esprit , rieur en dépit de l'Age et de la rétlexion. Au reste, une route, une Yraie grande roule ne tardera pas à être ouverte entre Lubeck et Schwerin. La charmante baigneuse de Travemiïnde , que nous appelions la Monna Lise, est mariée; elle a trois enfants. J'ai été la voir dans son ménage, et ce n'est pas sans une tristesse mêlée de timidité que j'ai passé le seuil modeste de sa nouvelle demeure ; elle m'attendait , et avec la coquetterie de cœur qui vous rappellera les gens du Nord , froids , mais attachés et sensibles , elle avait mis à son cou le foulard que je lui ai donné, il y a dix ans, jour pour jour, \c 5 juillet 1829... Figurez-vous qu'à trente-quatre ans cette charmante créature a déjà la goutte !.... On voit qu'elle a été belle! voilà tout. La beauté non appréciée passe vile : elle est inutile. Lise a un mari affreu- sement laid, et trois enfants, dont un garçon de neuf ans, qui ne sera jamais beau. Ce jeune rustre , bien élevé à la manière du pays, est entré dans la chambre la tôle baissée , le regard vague , errant , et pourtant courageux. On voyait qu'il aurait fui l'étranger par timi- dité, non par peur, si la crainte d'être réprimandé par sa mère ne l'eût arrêlé. Il nage comme un poisson, et il s'ennuie dès qu'il n'est pas dans l'eau , ou au moins sur l'eau en bateau. La maison qu'ils habitent est à eux ; ils paraissent à leur aise ; mais que le cercle où tourne la vie d'une telle famille est étroit! En voyant ce père, cette mère et ces trois enfants, et en me rappelant ce qu'était Lise il y a dix ans, il me semblait que l'énigme de l'existence humaine s'offrait pour la première fois à ma pensée. Je ne pouvais respirer dans celte petite case, qui pourtant est propre et soignée : je suis sorti pour aller chercher un air libre. Je voyais là les heureux du pays , et je me répétais tout bas mon rafrain : « Où il n'y a que le nécessaire il n'y a rien. » Heureuse l'àme qui demande le reste à la religion! Mais la religion des protestants ne donne elle-même que le nécessaire. Depuis que celte belle créature est liée au sort commun, elle vit sans peine, mais sans plaisir, ce qui me semble la plus grande des peines. Le mari ne va pas à la pêche pendant l'hiver. La femme a rougi en me faisant cet aveu , qui m'a causé un secret plaisir. Ce mari , si laid , n'est pas courageux; mais Lise a repris, comme pour répondre à ma pensée : « Mon flls ira bientôt. » Elle m'a montré , LA RUSSIE EN 1030. 73 suspendue au fond de la chambre , une grosse pelisse de peau de mouton , doublée de sa laine , destinée au premier voyage de ce rigoureux enfant de la mer. Je ne reverrai jamais , du moins je l'espère, la Monna Lise de ïravemunde. Pourquoi faut-il que la vie réelle ressemble si peu à la vie de l'ima- gination ! A quelle fin nous est-elle donc donnée, cette imagination... inutile? Que dis-je, inutile! nuisible? Mystère impénétrable et (jui ne se dévoile qu'à l'espérance , encore par lueurs fugitives î L'homme est un forçat aveugle, chAtié, non corrigé. On l'enchaîne pour un crime qu'il ignore ; on lui inflige le supplice de la vie, c'est-à-dire de la mort ; il vit et meurt dans les fers, sans pouvoir obtenir qu'on le juge, ni même qu'on lui dise de quoi il est accusé. Ah! quand on voit la nature si arbitraire , faut-il s'étonner du peu de justice des so- ciétés? Pour apercevoir l'équité ici-bas, il faut les yeux de la foi qui pénètrent au delà de ce monde. La justice n'habite pas dans l'empire du temps. Creusez dans la nature , vous arrivez bien vite à la fatalité. Une puissance qui se venge de ce qu'elle fait , est bornée ; mais les bornes , qui les a posées? contre qui , et pourquoi? Plus le mystère est incompréhensible , plus le triomphe de la foi est grand et néces- saire ! LETTRE V. Le 0 juillet 1C39, écrite sans lumière à minuit^ à liorJ du bateau à vapeur le IS'icolas /er^ dans le golfe de Finlande. Nous sommes à la fin du jour d'un mois qui commence , pour ces latitudes , vers le 8 juin , et qui décline vers le 4 juillet. Plus tard , les nuits reparaissent : elles sont d'abord très-courtes , mais déjà mar- quées; puis elles s'allongent insensiblement jusqu'à l'équinoxe de septembre. Elles croissent alors avec la même rapidité que les jours au printemps, et bientôt elles enveloppent de ténèbres le nord de la Russie , Pétersbourg , la Suède , Stockholm et tous les alentours du cercle polaire arctique. Pour les contrées renfermées dans ce cercle, 74 LA RrSSll- EX IIIM. Tannée se partage en un jour et mw nuit de six mois chacun , y com- pris deux crôpusctiles plus ou moins prolongés, selon que le lieu est fins ou moins éloigné du pôle. L'obscurité peu profonde de l'hiver dure autnnt qu'a duré le jour douteux et mélancolique de l'été. Aujourd'hui je ne puis me distraire de l'admiration que me cause le phénomène d'une nuit du piMe , à peu près aussi claire que le jour. Je me sens hors du monde que j'ai habité jusqu'à présent; rien, dans mes voyages, ne m'a plus intéressé que la diversité de mesure dans la dispensation do la lumière aux diiïércntes parties du globe. A la (in t aussi accompagnée de son frère, jeune homme agréable. Ils ont passé plusieurs mois en Silésie à essayer en famille le fameux traitement d'eau froide, qu'on y fait subir aux adeptes. C'est plus qu'un remède, c'est un sacrement : c'est le baptême médical. Dans la ferveur de leur croyance , le prince et la princesse nous ont raconté des résultats surprenants obtenus par ce nouveau moyen de guérison. Cette découverte est due à un paysan qui se croit supérieur à tous les médecins, et justifie sa foi par les effets : il croit en lui-même ; cet exemple gagne les autres; bien des croyants au nouvel apôtre sont guéris par leur foi. Une foule d'étrangers de tous les pays afïluent à Greiffenberg ; on y traite tous les maux , excepté les maladies de poitrine. On vous administre des douches d'eau à la glace, puis on vous roule pendant cinq ou six heures dans de la flanelle. Rien ne résiste à la transpiration que ce traitement provoque au patient , disait le prince. « Rien ni personne, repris-je. — » Vous vous trompez, répliqua le prince avecla vivacité d'un nou- veau converti ; sur une multitude de malades, il n'est mort que très- peu de personnes à Greiffenberg. Des princes, des princesses s'éta- blissent près du nouveau sauveur, et quand on a essayé de son remède, l'eau devient une passion. » LA RUSSIE EN 1839. 93^ Ici IcprinceD*** interrompt sa narration, il regarde h sa montre et appelle un domestique. Cet homme arrive une grande bouteille d'eau froide à la main, et la lui verse tout entière sur le corps entre son gilet et sa chemise : je n'en croyais pas mes yeux. Le prince continue la conversation sans paraître remarquer mon étonnement : « Le père du duc régnant de Nassau, dit-il, vient de passer un an à Greiffenberg; il y est arrivé perclus et impotent : l'eau l'a ressuscité ; mais comme il prétend à une guérison parfaite, il ignore encore quand il pourra quitter la place. Nul ne sait en arrivant à Greiffenberg combien de temps il y restera ; la longueur du traite- ment dépend du mal et de l'humeur du malade : on ne peut cal- culer l'effet d'une passion, et cette manière d'employer l'eau devient une passion pour certaines personnes, qui dès lors se fixent indéfini- ment près de la source de leur suprême félicité. — » Ainsi ce traitement devient dangereux, non parce qu'il fait du mal, mais parce qu'il fait trop de plaisir? — » Vous vous moquez; mais allez à Greiffenberg, vous reviendrez aussi croyant que je le suis. — » Prince, en écoutant votre récit, je crois; mais quand je réflé- chirai je douterai : ces cures merveilleuses ont souvent des suites fâcheuses ; des transpirations si violentes finissent par décomposer ' le sang ; que gagneront les malades à changer la goutte enhydropisie? Vous êtes un bien jeune adepte ; si vous me paraissiez sérieusement malade, je n'oserais vous parler avec tant de franchise. » — Vous ne m'effrayez nullement , ajouta le prince ; je suis si persuadé de l'efficacilé du traitement par l'eau froide , que je vais fonder chez moi un établissement semblable à celui de Greif- fenberg. » Les Slaves ont une autre manie que celle de l'eau froide, pensais- je tout bas, c'est la passion de toutes les nouveautés. L'esprit de ce peuple d'imitateurs s'exerce sur les inventions des autres. Outre le prince K*** et la famille D*** , une princesse L*'* se trouve encore sur notre vaisseau. Cette dame retournée Pétersbourg; elle en était partie, il y a huit jours, pour se rendre par l'Allemagne à Lausanne en Suisse, où elle comptait rejoindre sa fille près d'ac- coucher ; mais en débarquant à ïravemiinde, la princesse demande par désœuvrement la liste des passagers partis pour la Russie par le dernier paquebot : quelle n'est pas sa surprise en y lisant le nom de I. G 94 LA RUSSIE EN 1039. sa fille ! Elle prend des informations prc^s du consul de Russie : plus de doute , la mère et la fille s'étaient croisées au milieu de la mer Baltique. Tel est le résultat du pou d'exactitude des Russes à écrire. Au- jourd'hui la mère retourne à Pétersbourg où sa fille n'aura eu que le temps d'arriver pour ne pas accoucher sur mer. Cette dame si contrariée est d'une société fort aimable : elle nous fait passer des soirées charmantes en nous chantant d'une voix: agréable des airs russes tout nouveaux pour moi. La princesse D*** chante avec elle en partie et môme accompagne quelquefois de quelques pas gracieux les airs de danse des Cosaques. Ce spectacle national , ce concert impromptu , suspend les conversations d'une manière amusante, aussi les heures de la nuit et du jour s'écoulent- cUes pour nous comme des instants. Les vrais modèles du bon goût et des manières sociables ne se trouvent que dans les pays aristocratiques. Là personne ne songe à redonner V air comme il faut ; et c'est l'air comme il faut qui gAtc la fociété dans les lieux sujets aux parvenus. Chez les aristocrates tous les gens qui se trouvent dans une chambre sont tout naturellement placés pour y entrer ; destinés à se rencontrer tous les jours, ils s'ha- bituent les uns aux autres : à défaut de sympathie, l'intimité établit entre eux l'aisance, même la confiance; on s'entend à demi mot, chacun reconnaît sa manière de penser dans le langage de tous. On s'arrange les uns des autres pour la vie entière, et cette résignation se change en plaisir ; des voyageurs destinés à rester longtemps ensemble, s'entendent mieux que ceux qui ne se ren- contrent que pour un moment. De l'harmonie obligée naît la politesse générale qui n'exclut pas la variété : les esprits gagnent à ne marquer leur diversité que par des nuances délicates, et l'élégance du discours embellit tout sans nuire à rien, car la vérité des sentiments ne perd rien aux sacrifices qu'exige la délicatesse des expressions. Ainsi , grâce k la sécurité qui s'établit dans toute société exclusive, la gène disparaît et la conversation sans grossièreté devient d'une facilité, d'une liberté ravissante. Autrefois en France chaque classe de citoyens pouvait jouir de cet avantage; c'était le temps de la bonne causerie. Nous avons perdu ce i)laisir par beaucoup de raisons que je ne prétends pas déduire ici , mais surtout par le mélange abusif des hommes de tous états* I LA RUSSIE E\ 1039. 95 ,^' Ces hommes se réunissent par vanité au lieu de se clierchcr par plaisir. Depuis que tout le monde est partout, il n'y a de liberté nulle part, et l'aisance des manières est perdue en France. La gravité , la roideur anglaise , l'ont remplacée ; c'est une arme indispensable dans une société mêlée. Mais pour apprendre à s'en servir les Anglais du moins n'ont rien sacrifié, tandis que nous avons perdu des agré- ments qui faisaient le charme de la vie chez nous. Un homme qui croit ou qui pense à faire croire qu'il est de bonne compagnie parce qu'on le voit dans tel ou tel salon, ne peut plus être un homme aimable, un causeur amusant. La délicatesse réelle est une chose bonne en soi , la délicatesse imitée est une chose mauvaise comme toute affectation. Notre société nouvelle est fondé sur des idées d'égalité démocra- tique, et ces idées nous ont apporté l'ennui en guise de nos plaisirs d'autrefois. Ce qui rend la conversation agréable, ce n'est pas de connaître beaucoup de monde, c'est de bien choisir et de bien connaître les personnes qu'on voit habituellement : la société n'est que le moyen; le but est l'intimité. La vie sociale, pour être douce, impose aux individus des freins très-puissants. Dans le monde des salons comme dans les arts, le cheval échappé gâte tout ; j'aime le cheval de race, mais quand on est parvenu à le brider et à le dresser ; la sauvagerie indomptable n'est pas une force , elle dénote quelque chose d'in- complet dans l'organisation , et ce défaut physique se commu- nique à l'âme. Un jugement sain est la récompense des passions réjîrimées. Les intelligences qui produisent des chefs-d'œuvre ont mûri à l'abri d'une civilisation qu'elles n'ont jamais cessé de respecter, et à laquelle elles doivent le plus précieux de tous leurs avantages, l'équilibre» Rousseau, ce puissant démolisseur, est pourtant conservateur quand il se plaît à la peinture de la vie bourgeoise en Suisse , ou quand il explique l'Évangile aux philosophes incrédules et cyniques qui l'é- branlent et le déconcertent sans le convaincre. Nos dames russes ont admis dans leur petit cercle un négociant français qui se trouve parmi les passagers. C'est un homme d'un âge plus que mûr, homme à grandes entreprises, à bateaux à vapeur , à chemins de fer, à prétentions de ci-devant jeune homme, un homme à sourires agréables, à mines gracieuses, à grimaces séduisantes , à gestes bourgeois, à idées arrêtées , à discours préparés : du reste 96 LA RUSSIE EN 1030. bon diable, causant volontiers et même bien, quand il parle de ce qu'il sait à fond ; spirituel, amusant, sulTisant; mais tournant faci- lement à la sécheresse. Il va en Ilussic pour cleclriser quelques esprits en faveur des» grandes entreprises industrielles ; il voyage dans l'intérêt de plusieurs maisons de commerce françaises, qui se sont associées, dit-il, pour atteindre ce but intéressant, et sa tôte , quoique remplie de graves idées commerciales, a place encore pour toutes les romances , chan- sons et petits couplets à la mode à Paris depuis vingt ans. Avant d'être négociant il a été lancier, et il a conservé de son premier métier des attitudes de beau de garnison assez plaisantes. Il ne parle aux Russes que de la supériorité des Français en tous genres , mais son amour-propre est trop en dehors pour devenir offensant : on en rit, c'est tout ce qu'on lui doit. Il nous chante le vaudeville en faisant aux femmes des œillades galantes, il déclame la Parisienne et la Marseillaise en se drapant d'un air théâtral dans son manteau : son répertoire quelque peu grivois amuse beaucoup nos étrangères. Elles croient faire un voyage à Paris. Le mauvais ton français ne les frappe nullement, parce qu'elles n'en connaissent ni la source, ni la portée; ce langage dont la vraie signification leur échappe ne peut les effaroucher ; d'ailleurs les personnes vraiment de bonne compagnie sont toujours les plus dif- ficiles à blesser : le soin de leur réhabilitation ne les oblige pas de se gendarmera tout propos. Le vieux prince K*** et moi , nous rions sous cape de tout ce qu'on leur fait écouter ; elles rient, de leur côté, avec l'innocence de personnes tout à fait ignorantes , et qui ne peuvent savoir où finit le bon goût , où commence le mauvais en France dans la conversa- lion légère. Le mauvais ton commence dès qu'on pense à l'éviter ; c'est à quoi ne pensent jamais des personnes parfaitement sûres d'elles- mêmes. Quand la gaieté de l'ex-lancier devient un peu trop vive, les dames russes la calment en chantant à leur tour ces airs nationaux si nou- veaux pour nous et dont la mélancolie et l'originalité me charment. C'est surtout la savante marche de l'harmonie qui me frappe dans ces chants antiques ; on sent qu'ils viennent de loin. La princesse L*** nous a chanté quelques airs de bohémiens russes; LA RUSSIE EN 1830. 97 et ils m'ont rappelé, à mon grand étonnement, les boléros espagnols. Les gitanos d'xVndalousie sont de la même race que les bohémiens russes. Cette population dispersée, on ne sait par quelle cause , dans l'Europe entière, a conservé en tous lieux ses habitudes, ses traditions et ses chants nationaux. Encore une fois pourriez-vous vous figurer une manière plus agréable que la nôtre de passer une journée de voyage en mer ? Cette traversée tant redoutée me divertit au point que j'en prévois la fin avec un véritable regret. Bailleurs qui ne tremblerait à l'idée d'arriver dans une grande ville , où l'on n'a point d'affaire et où l'on se trouve tout à fait étranger, quoiqu'elle soit encore trop européenne pour qu'on puisse se dispenser d'y voir ce qu'on appelle le monde? Ma passion pour les voyages se refroidit quand je considère qu'ils se composent uniquement de départs et d'arrivées. Mais que de plaisirs et d'avantages on achète par cette peine ! N'y trouvât-on que la fa- cilité de s'instruire sans étude, on ferait encore très-bien de feuilleter les divers pays de la terre en guise de lecture : d'autant qu'on est toujours forcé d'en joindre quelque autre à celle-là. Quand je me sens près de me décourager au milieu de mes pèleri- nages, je médis : Si je veux le but, il faut vouloir le moyen , et je continue ; je fais plus, à peine revenu chez moi, je pense à recom- mencer. Le voyage perpétuel serait une douce manière de passer la vie, surtout pour un homme qui n'est pas d'accord avec les idées qui dominent le monde dans le temps où il vit : changer de pays, équi- vaut à changer de siècle. C'est une époque bien reculée que j'espère étudier en Russie. L'histoire analysée dans ses résultats, voila ce qu'un homme apprend en variant ses voyages, et rien ne vaut cet enseigne- ment des faits, appliqué en grand aux besoins de l'esprit. Quoi qu'il en soit la composition de notre société pendant cette tra- versée est si amusante que je ne me souviens pas d'avoir rencontré rien de semblable. La réunion de quelques personnes aimables ne suffit pas toujours pour former un cercle amusant; il faut encore des circonstances qui mettent chaque individu en valeur : nous menons ici une vie qui ressemble à la vie de château par le mauvais temps ; on ne peut sortir, mais tout ce monde enfermé s'ennuierait si cb.acun ne s'efforçait de s'amuser en amusant les autres : ainsi la contrainte qui nous rapproche tourne à l'avantage de tous , mais c'est grâce à la sociabilité parfaite de quelques-uns des voyageurs que le hasard a \)8 LA l'.CSSlE EN 103y. rassemblés ici ; et surtout à l'aimable autoritédu prince K**' ; sans la > iolence qu'il nous fit dès les premiers instants du voyage, personne n'aurait rompu la glace , et nous serions restés à nous regarder en silence tout le temps de la traversée : cet isolement devant témoins est triste et gênant : au lieu de cela , on cause jour et nuit, la clarté des jours de vingt-quatre heures fait qu'on trouve à tout moment des personnes prèles ù causer ; ces jours sans nuits eflaccnt le temps, on n'a plus d'heures fixes pour dormir ; depuis trois heures que je vous écris, j'entends mes compagnons de voyage rire et parler dans la ca- bine ; si j'y descends ils me feront lire des vers et de la prose en fran- ijais, ils me demanderont de leur conter des histoires de Paris. On ne cesse de m'inlerroger sur mademoiselle Racliel, sur Duprez, les deux grandes réputations dramatiques du jour ; on désire attirer ici ces talents fameux , puisqu'on ne peut obtenir la permission d'aller les entendre chez nous. Quand le lancier français, conquérant et commerçant, se mêle de' la conversation, c'est ordinairement pour l'interrompre. Alors on rit, on chante, et puis on recommence à danser des danses russes. Cette gaieté , quelque iimocente qu'elle soit, n'en scandalise pas moins deux Américains qui vont à Pétersbourg pour affaires. Ces ha- bitants du nouveau monde ne se permettent pas même de sourire aux folles joies des jeunes femmes de l'Europe ; ils ne voient pas que cette liberté est de l'insouciance et que l'insouciance est la sauve- garde des jeunes cœurs. Leur puritanisme se révolte non-seulement devant le désordre, mais devant la joie : ce sont des jansénistes pro- testants, et, pour leur complaire, il faudrait faire de la vie un long enterrement. Heureusement que les femmes que nous avons à bord ne con- sentent pas à s'ennuyer pour donner raison à ces marchands pédants. Klles ont des manières plus simples que la plupart des femmes du nord, qui, lors(|u'ellcs viennent à Paris se croient obligées de con- tourner leur esprit pour nous séduire ; celles-ci plaisent sans avoir l'air de pen'^er à plaire, leur accent en français me paraît meilleur que celui de la plupart des femmes polonaises : elles chantent peu en par- lant et ne prétendent pas corriger notre langue, selon la manie de presque toutes les dames de Varsovie, que j'ai rencontrées autrefois en Saxe et en Bohême, manie qui tient peut-être à la pédanterie des institutrices qu'on fait venir de Genève en Pologne, pour élever les LA RUSSIE l'N 103'J. 99 enfants. Les dames russes qui se trouvent avec moi sur le Nicolas I" tâchent de parler français comme nous, et à très-peu de nuances près, elles y parviennent. Hier un accident survenu à la machine de notre bateau servit à mettre au jour le ressort secret des caractères. Le souvenir toujours présent du naufrage et de l'incendie de ce paquebot rend les passagers craintifs à l'excès cette année ; il faut convenir que la composition de l'équipage n'est guère propre à ras- surer les peureux. Un capitaine hollandais, un pilote danois, des ma- telots saxons ou allemands de l'intérieur des terres : voilà les hommes destinés à faire manœuvrer notre bâtiment russe. {lier donc après le dîner, nous étions presque tous réunis sur le pont par un beau temps un peu frais, et nous lisions avec grand plaisir un livre qui fait partie de la bibliothèque du bâtiment (les premières années littéraires de Jules Janinj quand le mouvement des roues s'ar- rête subitement. Cependant un bruit inusité se fait entendre dans la région de la machine et le bâtiment reste immobile au milieu d'une mer, grâce au ciel, parfaitement calme. On eût dit d'un modèle de vaisseau enclavé dansune table de marbre; plusieurs matelots se mettent à courir vers le fourneau , le capitaine les suit d'un air préoccupé, sans vouloir répondre aux passagers, qui le questionnent du geste et du regard. îS'ousnous trouvions au milieu de la mer Baltique et dans la partie où elle a le plus de largeur, avant l'entrée du golfe de Finlande, au- dessous de celui de Bothnie, par conséquent le plus loin possible de toutes les côtes. Nous n'en apercevions aucune , quoique le temps fût clair. Nous gardions tous un silence solennel, de sinistres souvenirs trou- blaient les imaginations ; les plus superstitieux étaient les plus agités. Sur l'ordre du capitaine, deux matelots jettent la sonde : « C'est sans doute un écueil sur lequel nous avons touché , » dit une voix de femme, la première qui se Ot entendre depuis l'accident ; jusque-là les seules paroles qui avaient retenti dans le silence de la peur étaient les ordres assez timides du capitaine dont le son de voix ni l'attitude n'étaient rien moins que rassurants. « La machine est trop chargée de vapeur, » dit une autre voix, « et risque d'éclater. » A cet instant quelques matelots s'approchent des chaloupes cl se mettent eu devoir de les détacher. 100 LA RUSSIE EN 1039. Je me taisais, mais je pensais : « Voilà mes pressentiments réalisés Ce n'était donc pas par caprice que je voulais renoncer à faire cett^ traversée. » Mes regrets se tournaient vers Paris. La princesse L***, dont la santé est délicate, éclate en sanglots i elle tombe en faiblesse, on l'entend murmurer, à demi évanouie, ce mots interrompus par des pleurs : « Mourir si loin de mon mari ! — « Pourquoi le mien est-il ici ! » s'écrie la jeune princesse D***, eij se serrant contre le bras du prince, avec un calme qu'on n'aurait pe attendu d'elle, à voir sa figure et sa tournure délicates. C'est une fcmmé"^ frêle, élégante, aux yeux bleus et tendres, à la voix sonore, mais faible, à la taille élevée et svelte. Cette ombre ossianique était deve- nue, en présence du danger, une héroïne prête à tout souffrir, à tout affronter. Le gros et aimable prince K**' n'a changé ni de visage, ni de place ; il serait tombé de son fauteuil de sangle dans la mer sans se déranger. L'ex-lancier français, devenu négociant et resté comédien, faisant le beau en dépit du temps, le gai malgré le péril, se mit à fredonner un air de vaudeville. Cette bravade m'a déplu et fait rougir pour la France» où la vanité cherche, à propos de tout, des moyens d'effet; la vraie dignité morale n'exagère rien, pas môme l'insouciance du danger ; les Américains ont continué leur lecture ; j'observais tout le monde. Enfin le capitaine est venu nous dire que l'écrou principal d'un des pistons de la machine était cassé ; qu'on allait le remplacer etquedans un quart d'heure nous marcherions comme auparavant. A cette nouvelle, la peur que chacun avait dissimulée à sa manière, se trahit par l'explosion d'une gaieté générale. Tous racontèrent ce qu'ils avaient pensée, redouté; tous rirent les uns des autres ; ceux qui avouèrent le plus naïvement leurs craintes furent les plus épar- gnés; ainsi cette soirée commencée tristement se prolongea dans les plaisanteries les plus piquantes , dans les danses et les chants jusqu'à plus de deux heures du matin. Le respect scrupuleux que je professe pour la vérité me force à vous avouer qu'en cette occasion, l'attitude, la physionomie, le lan- gage, toute la conduite enfin de notre capitaine hollandais n'a que trop confirmé à mes yeux le mal que j'avais entendu dire de lui avant de m'embarquer sur son bord. Au moment de nous séparer pour le reste de la nuit, le prince K*** m'adressa des compliments sur le plaisir que je paraissais prendreà LA RUSSIE EN 1039. 10 1 entendre ses histoires : on reconnaît l'homme bien élevé, disait-il, à la manière dont il a l'air d'écouter. « Prince, lui répliquai-je, le meilleur moyen d'avoir l'air d'écouter, c'est d'écouter. » Cette réponse répétée par le prince fut vantée au delà de son mérite. Hien n'est perdu, et chaque pensée double de valeur avec des personnes spirituellement bienveillantes. Le charme de l'ancienne société française tenait surtout à l'art de fnire valoir les autres ; c'est pourtant cette société perdue qui nous valut autant de conquêtes qu'en ont fait la bravoure de nos soldats et le génie de nos généraux. ï'i cet art bienveillant est à peu près inconnu parmi nous aujourd'hui , c'est qu'il faut plus de Gnessc d'esprit pour louer que pour dénigrer. Qui sait tout apprécier ne dédaigne rien et se refuse la moquerie; mais où l'envie domine, le dénigrement prend la place de tout : c'est de la jalousie déguisée en gaieté , et qui prend le masque du bon sens ; le faux bon sens est toujours moqueur : tels sont les mauvais sentiments qui aujourd'hui chez nous conspirent contre l'agrément de la vie sociale. A force de simuler le bien , la vraie politesse le réalisait ; elle équivaut pour moi à toutes les vertus. Voici deux histoires qui vous prouveront combien l'attention dont on me loue est peu méritoire. Nous passions tantôt devant l'île de Dago à la pointe de l'Esthonie. L'aspect de cette terre est triste ; c'est une froide solitude, la nature y paraît stérile et nue plutôt que puissante et sauvage ; elle semble vou- loir repousser l'homme par l'ennui plus que par la force. « Il s'est passé là une étrange scène, nous dit le prince K***. — » A quelle époque ? — » 11 n'y a pas bien longtemps : c'était sous l'empereur Paul. — » Contez-nous-la. » Le prince prit la parole mais moi je suis fatigué, il est cinq heures du matin : je vais sur le pont faire la conversation avec ceux de nos causeurs que je trouverai disponibles; puis je me coucherai. Ce soir je vous écrirai l'histoire du baron de Sternberg très-bien ra- contée par le prince K***. 6. 102 LA RUSSIE EN 1039. LETTRE VI. Ce 9 juillet 1039, ù huit Iiluics du soir, à boni du paquebot le Nicolcis /er. N'oubliez pas que c'est le prince K*** qui parle. « Un baron Ungern de Sternberg avait longtemps parcouru l'Europe en homme d'esprit qu'il était, et ses voyages avaient fait de lui tout ce qu'il pouvait devenir, c'est-à-dire un grand caractère développé par l'expérience et par l'étude. » Revenu à Saint-Pétersbourg , c'était sous l'empereur Paul , une disgrâce non motivée le décide à quitter la cour; il se renferme dans l'île de Dago dont il était le seigneur, et, retiré au milieu de celle sau- vage souveraineté , il jure une haine à mort au genre humain tout entier , pour se venger de l'empereur, de cet homme qui lui repré- sente à lui seul les hommes. » Ce personnage, qui élait vivant à l'époque de notre enfance, a pu servir de modèle à plus d'un héros de lord Byron. » Relégué dans son île, il affecte soudain la passion de l'étude ; et pour se livrer en liberté , dit-il , à ses travaux scientiOques , il fait ajouter à son manoir une tour très-élevée dont vous pouvez distin- guer les murs avec une lunette d'approche. » Ici le prince s'interrompit, et nous reconnûmes la tour de Dago. Le prince reprit : « Il appela ce donjon sa bibliothèque, et le sur- monta d'une espèce de lanterne, vitrée de tous côtés comme un belvédère, comme un observatoire, ou plutôt comme un phare. Il ne pouvait, répétait-il souvent à son monde, travailler que la nuit et que dans ce lieu solitaire. C'est là qu'il se retirait pour se recueillir et pour trouver la paix. » Les seuls hôtes admis dans sa retraite étaient un Ois unique, encore enfant, et le gouverneur de ce fils. » Vers minuit, lorsqu'il les croyait tous deux endormis, il s'enfer- mait à certains jours dans son laboratoire : la tour vitrée était alors élairée par une lampe tellement éclatante que de loin on la prenait pour un signal. Ce phare, qui n'en était pas un, élait destiné à tromper les vaisseaux étrangers qui risquaient de se perdre sur l'île , si leur L\ RUSSIE EN 103O. 103 capitaine , venant de loin , ne connaissait pas parfaitement cliaque point de la côte qu'il faut longer pour entrer dans le périlleux golfe de Finlande. » Cette erreur est précisément ce qui faisait l'espoir du terrible baron. BtUie sur un écueil au milieu d'une mer redoutable, la perfide tour devenait le point de mire des pilotes inexpérimentés ; et les mal- heureux , égarés par le faux espoir qu'on faisait luire à leurs yeux, rencontraient la mort en croyant trouver un abri contre l'ouragan. » Vous jugez que la police de la mer était mal faite alors en Russie. » Dès qu'un vaisseau était près de naufrager, le baron descendait sur la plage, s'embarquait en secret avec quelques hommes habiles et déterminés qu'il entretenait pour le seconder dans ses expéditions nocturnes ; il recueillait les marins étrangers , les achevait dans l'ombre au lieu de les secourir , et après les avoir étranglés , il pillait leur bâtiment ; le tout moins par cupidité que par pur amour du mal, par un zèle désintéressé pour la destruction. » Doutant de tout et surtout de la justice, il regardait le désordre moral et social comme ce qu'il y avait de plus analogue à l'état de l'homme ici-bas, et les vertus civiles et politiques comme des chi- mères nuisibles puisqu'elles ne font que contrarier la nature sans la dompter. » Il prétendait , en décidant du sort de ses semblables, s'associer aux vues de la Providence, qui se plaît , disait-il , à tirer la vie de la mort. » Un soir , vers la fin de l'automne , à l'époque des plus longues nuits de l'année, il avait exterminé , selon sa coutume , l'équipage d'un vaisseau marchand hollandais ; et depuis plusieurs heures les for- bans qu'il nourrissait à titre de gardes , parmi les ser>itcurs attachés à sa maison, s'occupaient à transporter à terre le reste de la cargaison du bâtiment échoué, sans remarquer que, pendant le massacre, le capitaine profitant de l'obscurité , s'était sauvé dans une chaloupe ou l'avaient suivi quelques matelots de son bord. » Vers le point du jour, l'œuvre de ténèbres du baron et de ses sicaires n'était pas achevée, lorsqu'un signal annonce l'approche d'un canot : aussitôt on ferme les portes secrètes des souterrains où le pro- duit du pillage est déposé et le pont-levis s'abaisse devant l'étranger. » Le seigneur, avec l'hospitalité élégante qui est un trait caracté- 101 LA RUSSIE EN 1039. risliqnc cl ineffaçable des mœurs russes, se hAte d'aller recevoir le * hof des nouveaux dél»an]ués : affectant la plus parfaite sécurité, il s'était rendu pour l'attendre dans une salie voisine de l'appartement de son ûls; le gouverneur de l'enfant était couché alors, et dangereu- î^emcnt malade. La porte de la chambre de cet homme qui donnait dans la salle, était restée ouverte. On annonce le voyageur. « Monsieur le baron, » dit cet homme d'un air d'assurance très- împrudent, « vous me connaissez, néanmoins vous ne pouvez me M reconnaître, car vous ne m'avez vu qu'une fois et dans l'obscurité. » Je suis le capitaine du vaisseau dont l'équipage vient en partie de » périr sous vos murs ; c'est à regret que je rentre chez vous; mais » je suis forcé de vous dire que plusieurs de vos gens ont été reconnus » dans la mêlée, et que vous-même vous avez été vu cette nuit égor- » géant de votre main un de mes hommes. » » Le baron, sans répondre, va fermer à petit bruit la porte de la chambre du gouverneur de son fils. L'étranger continue : « Si je » vous parle de la sorte, c'est parce que mon intention n'est pas de )) vous perdre ; je veux seulement vous prouver que vous êtes dans » ma dépendance. Rendez-moi ma cargaison et mon bâtiment, qui, ■» tout endommagé qu'il est, peut encore me conduire jusqu'à Saint- » Pétersbourg , je vous promets le secret auquel je m'engage par » serment. Si le désir de la vengeance me dominait, je me serais -» jeté ù la côte pour aller vous dénoncer dans le premier village. La » démarche que je fais auprès de vous vous prouve le désir que j'ai » de vous sauver en vous avertissant du danger auquel vous exposent )) vos crimes. » » Le baron garde toujours un profond silence ; l'expression de son visage est grave, mais elle n'a rien de sinistre : il demande un peu de temps pour réfléchir au parti qu'il doit prendre, et il se re- tire en disant que dans un quart d'heure il rapportera sa réponse. » Quelques minutes avant l'expiration du délai convenu, il rentre inopinément dans la salle par une porte secrète, se jette sur le témé- raire étranger et le poignarde !... » L'ordre avait été donné d'égorger en même temps jusqu'au dernier homme de l'équipage : le silence un instant troublé par tant de meurtres recommence à régner dans ce repaire. Mais le gouver- neur de l'enfant avait tout entendu : il écoute encore... il ne dis- 4ingue plus que les pas du baron et le ronflement des corsaires roulés LA. RUSSIE EN 1030. 105 dans leur peau de mouton et couchés sur les marches de la tour. » Le baron inquiet et soupçonneux rentre dans la chambre de cet homme, il l'examine longtemps avec une attention scrupuleuse : debout, près du lit, le poignard encore sanglant à la main, il épie les moindres signes qui pourraient trahir la feinte ; à la fin il le croit profondément endormi et se décide à le laisser vivre. — La perfec- tion dans le crime est aussi rare qu'en toute autre chose, » nous dit le prince K*** en interrompant sa narration. Nous gardions le silence, car nous étions impatients desavoir la fin de l'histoire ; il continue : « Les soupçons de ce gouverneur étaient éveillés depuis longtemps ; sitôt que les premiers mots du capitaine hollandais arrivèrent à son oreille, il s'était relevé pour être témoin du meurtre dont il vit toutes les circonstances à travers les fentes de la porte fermée à la clef par le baron. 11 eut, l'instant d'après, comme vous venez de le voir, assez de sang-froid pour tromper l'assassin et pour sauver sa vie. Resté seul enfin, il se lève et s'habille malgré la fièvre, il descend par une fenêtre avec des cordes, détache un canot qu'il trouve amarré au pied du rempart, pousse l'esquif en mer, le dirige à lui seul vers le continent, et gagne la terre sans accident : à peine débarqué il va dénoncer le coupable dans la ville la plus voisine. » L'absence du malade est bientôt remarquée au château de Dago ; le baron, aveuglé par le vertige du crime, pense d'abord que le gou- verneur de son fils s'est jeté à la mer dans un accès de fièvre chaude ; tout occupé à faire chercher le corps, il ne songe pas à fuir. Cepen- dant la corde attachée à la fenêtre, le canot disparu étaient des preuves irrécusables de l'évasion. Le brigand, cédant tardivement à l'évidence, allait songer à sa sûreté, quand il se vit assiégé par des troupes envoyées contre lui. C'était le lendemain du dernier mas- sacre : un moment il voulut se défendre ; mais trahi par son monde, il fut pris et conduit à Saint-Pétersbourg où l'empereur Paul le con- damna aux travaux forcés à perpétuité. Il est mort en Sibérie. » Telle fut la triste fin d'un homme qui par le charme de son esprit, la grâce et l'élégance de ses manières avait fait les beaux jours des sociétés les plus brillantes de l'Europe. » Nos mères pourraient se souvenir de l'avoir trouvé très-aimable. » Ce fait, bien qu'il nous paraisse romanesque, s'est reproduit assez souvent pendant le moyen âge ; je ne vous l'aurais pas raconté, 106 LA UCSSIE EN 1031). s'il ne se fut passé pour ainsi dire de notre temps; voilà ce qui le rend intéressant. En toutes choses, la Russie est en retard de quatre siècles. » Quand le prince K*** eut cessé de parler, tout le monde s'écria que le baron de Sternberg était le type des Manfred et des Lara. « C'est sans doute, » reprit le prince K***, qui ne craint pas le paradoxe, « parce que Byron a pris ses modèles dans le vrai qu'il nous paraît si peu vraisemblable ; en poésie la réalité n'est jamais naturelle. — » C'est si juste, » répliquai-je, « que les mensonges de Walter Scott font plus d'illusion que l'exactitude de Byron. — » Peut-être : mais il faut chercher encore d'autres causes à cette dilîérence, » repartit le prince, « Walter Scott peint, Byron crée, celui-ci ne se soucie pas de la réalité, même lorsqu'il la rencontre, l'autre en a l'instinct, même lorsqu'il invente. — » Ise croyez-vous pas, prince, » repris-jc, «que cet instinct de réalité que vous attribuez au grand romancier tient à ce qu'il est souvent commun? Que de détails superflus! que de dialogues vul- gaires!... Et malgré cela ce qu'il y a de plus exact dans ses pein- tures, c'est l'habit de ses personnages et leur chambre. — » Ah ! je défends mou Walter Scott, » s'écria le prince K'** , « je ne permets pas qu'on insulte un écrivain si amusant. — » C'est justement le genre de mérite que je lui refuse, » repris-je, iens de vous conter : c'est à vous seul que je le dis, car devant des Russes on ne peut pas parler d'his- toire!... Vous savez, » recommence le prince K*'*, « que Pierre le Grand, après beaucoup d'hésitation, détruisit le patriarcat de Moscou pour réunir sur sa tête la tiare à la couronne. Ainsi, l'autocratie po- litique usurpa ouvertement la toute -puissance spirituelle, qu'elle convoitait et contrariait depuis longtemps : union monstrueuse , aberration unique parmi les nations de l'Europe moderne. La chi- mère des papes au moyen âge est aujourd'hui réalisée dans un empire de soixante millions d'hommes, en partie hommes de l'Asie qui ne s'étonnent de rien, et qui ne sont nullement fâchés de retrouver un grand Lama dans leur czar. » L'empereur Pierre veut épouser Catherine la vivandière. Pour accomplir ce vœu suprême, il faut commencer par trou\er une fa- mille à la future impératrice. On va lui chercher en Lithuanie, je crois, ou en Pologne, un gentilhomme obscur, qu'on commence par déclarer grand seigneur d'origine, et que l'on baptise ensuite du titre de frère de la souveraine élue. » Le despotisme russe non-seulement compte les idées, les senti- ments pour rien, mais il refait les faits, il lutte contre l'évidence et triomphe dans la lutte ! car l'évidence n'a pas d'avocat chez nous, non plus que la justice, lorsqu'elles gênent le pouvoir. » Je commençais à m'effrayer de la langue hardie du prince K**\ 108 LA RUSSIE EN 1039. Singulier pays que celui qui ne produit que des esclaves qui re- çoivent à genoux l'opinion qu'on leur fait, des espions qui n'en ont aucune, afin de mieux saisir celle des autres, ou des moqueurs qui exagèrent le mal ; autre manière très-fine d'échapper au coup d'œil observateur des étrangers ; mais cette finesse même devient un aveu ; car chez quel autre peuple a-ton jamais cru nécessaire d'y avoir re- cours? Tandis que ces rédcxions me passaient par l'esprit, le prince poursuivait le cours de ses observations philosophiques : il a été élevé à Rome, et penche vers la religion catholique, comme tout ce qui a de l'indépendance d'esprit et de la piété en Russie. « Le peuple et môme les grands, résignés spectateurs de celte guerre à la vérité, en supportent le scandale, parce que le mensonge du despote, quelque grossière que soit la feinte, paraît toujours une flatterie à l'esclave. Les Russes, qui souffrent tant de choses, ne souf- friraient pas la tyrannie, si le tyran ne faisait humblement semblant de les croire dupes de sa politique. La dignité humaine, abîmée sous le gouvernement absolu, se prend à la moindre branche qu'elle peut saisir dans le naufrage : l'humanité veut bien se laisser dédaigner, bafouer, mais elle ne veut pas se laisser dire en termes explicites qu'on la dédaigne et qu'on la bafoue. Outragée par les actions, elle se sauve dafis les paroles. Le mensonge est si avilissant, que forcer le tyran à l'hypocrisie, c'est une vengeance qui console la victime. Misérable et dernière illusion du malheur, qu'il faut pourtant respecter de peur de rendre le serf encore plus vil et le despote encore plus fou !... » Il existait une ancienne coutume, d'après laquelle, dans les pro- cessions solennelles, le patriarche de Moscou faisait marcher à ses côtés les deux plus grands seigneurs de l'empire. Au moment du ma- riage, le czar-pontife résolut de choisir pour acolytes dans le cortège de cérémonie, d'un côté un boyard fameux, et de l'autre le nouveau beau-frère qu'il venait de se créer; car en Russie la puissance sou- veraine fait plus que des grands seigneurs, elle suscite des parents à qui n'en avait point; elle traite les familles comme des arbres qu'un jardinier peut élaguer, arracher, ou sur lesquels il peut greffer tout ce qu'il veut. Chez nous le despotisme est plus fort que nature : l'em- pereur est non-seulement le représentant de Dieu, il est la puissance créatrice elle-même ; puissance plus étendue que celle de notre Dieu, car celui-ci ne fait que l'avenir, tandis que l'empereur refait le passé ! La loi n'a point d'effet rétroactif, le caprice du despote en a un. LA RUSSIE EN 1830. 109 » Le personnage que Pierre voulait adjoindre au nouveau frère de l'impératrice était le plus grand seigneur de Moscou, et, après le czar, le principal personnage de l'empire ; il s'appelait le prince Ro- modanow'ski... Pierre lui fit dire par son premier ministre qu'il eût à se rendre à la cérémonie pour marcher à la procession à côté de l'empereur, honneur que le boyard partagerait avec le nouveau frère de la nouvelle impératrice. » C'est bien, répondit le prince, mais de quel côté le czar veut-il que je me place? — » Mon cher prince, » répond le ministre courtisan, « pouvez- » vous le demander? Le beau-frère de sa majesté ne doit-il pas avoir » la droite ? — » Je ne marcherai pas, répond le fier boyard. » Cette réponse rapportée au czar, provoque un second message : )^ Tu marcheras, » lui fait dire le tyran, un moment démasqué par la colère, « tu marcheras ou je te fais pendre ! — » Dites au czar *, » réplique l'indomptable Moscovite, « que » je le prie de commencer par mon fils unique qui n'a que quinze » ans ; il se pourrait que cet enfant, après m'avoir vu périr, con- » sentît par peur à marcher à la gauche du souverain, tandis que je » suis assez sûr de moi pour ne jamais faire honte au sang des Ro- » modanowski, ni avant ni après l'exécution de mon enfant. » Le czar, je le dis à sa louange, céda ; mais par vengeance contre l'esprit indépendant de l'aristocratie moscovite, il fit de Pétersbourg non un simple port sur la mer Baltique, mais la ville que nous voyons. « Nicolas, » ajouta le prince K***, « n'eût pas cédé ; il eût envoyé le boyard et son fils aux mines, et déclaré, par un ukase conçu dans les termes légaux, qui ni le père ni le fils ne pourraient avoir d'enfants ; peut-être aurait-il décrété que le père n'avait point été marié; il se passe de ces choses en Russie assez fréquemment encore, et ce qui prouve qu'il est toujours permis de les faire, c'est qu'il est défendu de les raconter. » Quoi qu'il en soit, l'orgueil du noble Moscovite donne parfaitement l'idée de la singulière combinaison dont est sortie la société russe actuelle : ce composé monstrueux des minuties de Byzance et de la férocité de la horde, celte lutte de l'étiquette du bas-empire et des ' Pierre I" n'a pris le litre d'empereur qu'en 1721. 110 LA RUSSIE EN IBJ). vertus sauvages do l'Asie a produit le prodigieux État que l'Europe voit aujourd'hui debout, et dont elle ressentira peut-être demain l'iniluence sans pouvoir en comprendre les ressorts. Vous venez d'assister à Ihumilialion du pouvoir arbitraire, bravé de front par l'aristocratie. Ce fait et bien d'autres m'autorisent à soutenir que l'aristocratie est ce qu'il y a de plus opposé au despotisme d'un seul, l'autocratie ; l'àmc de l'aristocratie est l'orgueil, tandis que le génie de la démocratie est l'envie. Vous allez voir combien un autocrate est facile à tromper. Ce matin nous avons passé devant Kevel. La vue de cette terre, qui n'est russe que depuis assez peu de temps, nous a rappelé le grand nom de Charles XU et la bataille de Narva. Dans cette bataille mourut un Français, le prince de Croï, qui combattait pour le roi de ijuède. On porta son corps à Kevel, où il ne put être enterré, parce que pendant la campagne il avait contracté des dettes dans cette pro- vince, et qu'il ne laissait pas de quoi les acquitter. D'après une an- cienne loi, ou plutôt une coutume du pays, on déposa son corps dans l'église de Ilevel, en attendant que les héritiers pussent satisfaire les •créanciers. Ce cadavre est encore aujourd'hui dans la même église, où il fut déposé il y a plus de cent ans. Le capital de la dette primitive s'est augmenté d'abord des intérêts, puis de la somme destinée chaque jour à l'cfitrclien du corps, très- mal entretenu. La créance principale, les frais et les intérêts accu- mulés ont produit une dette totale si énorme, qu'il est peu de fortunes aujourd'hui qui pourraient suflirc à l'acquitter. Or, il y a une vingtaine d'années que l'empereur Alexandre passait par Revel ; en visitant l'église principale de cette ville, il aperçoit le fadavre, et se récrie contre ce hideux spectacle : on lui conte l'his- toire du prince de Croï • il ordonne que le corps soit mis en terre le k'ridemain, et l'église purifiée. Le lendemain l'empereur part et le corps du prince de Croï est porté au cimetière ; à la vérité le surlendemain il était replacé dans l'église à l'endroit même où l'avait laissé l'empereur. S'il n'y a pas de justice en Russie, vous voyez qu'il y a des habi- tudes plus fortes que la loi suprême. Ce qui m'a le plus amusé pendant cette trop courte traversée, c'est que je me suis vu sans cesse obligé de justifier la Russie contre le LA RUSSIE EX 1030. 1 1 1 prince K***. Ce parti que j'ai pris sans aucun calcul, utii(|ucnientpour obéir à mon instinct d't'(|uilé , m'a valu la ijienveillance de tous les Russes qui nous entendent causer. La sincérité des jugements que cet aimable prince K*** porte sur son pays me prouve au moins qu'en Russie quelqu'un peut avoir son franc parler. Quand je lui dis cela, il me répond qu'il n'est pas Russe ! Singulière prétention !... Russeou étranger, il dit ce qu'il pense, parce qu'il a occupé de grands emplois, dissipé deux fortunes, usé la faveur de plusieurs souverains, parce qu'il est ^ieux, malade et particulièrement protégé par une personne de la famille impériale qui sait trop bien ce que c'est que l'esprit pour le craindre. D'ailleurs pour éviter la Sibérie il prétend qu'il écrit des mémoires , et qu'à mesure qu'il termine un volume il le dépose en France. L'empereur craint la publicité comme la Russie craint l'em- pereur. Je ne cesse d'écouter le prince K*** avec l'intérêt qu'il mé- rite ; je le trouve un homme des plus intéressants dans la conversa- tion ; mais j'appelle souvent de ses arrêts. Je suis frappé de l'excessive inquiétude des Russes à l'égard du juge- ment qu'un étranger pourrait porter sur eux; on ne saurait montrer moins d'indépendance ; l'impression que leur pays doit produire sur l'esprit d'un voyageur les préoccupe sans cesse. Où en seraient les Allemands, les Anglais, les Français, tous les peuples de l'Europe, s'ils se laissaient aller à tant de puérilité? Si les épigrammes du prince K"* révoltent ses compatriotes, c'est bien moins parce qu'elles blessent en eux une affection sérieuse, qu'à cause de l'influence qu'elles peuvent exercer sur moi qui suis un homme important à leurs yeux, parce qu'on leur a dit que j'écrivais mes voyages. « N'allez pas vous laisser prévenir contre la Russie par ce mauvais Russe, n'écrivez pas sous l'impression de ses mensonges , c'est pour faire de l'esprit français à nos dépens qu'il parle comme vous l'enten- dez parler ; mais, au fond, il ne pense pas un mot de ce qu'il vous dit. » Voilà ce qu'on me répète tout bas dix fois le jour. Sla pensée est comme un trésor où chacun se croit le droit de puiser à son prolit ; aussi je sens mes pauvres idées se brouiiier, et à la fin delà journée je doute moi-même de mon opinion : c'est ce qui plaît aux Russes ; quand nous ne savons plus que dire ni penser de leur pays, ils triomphent. Il me semble qu'ils se résigneraient à être effectivement plus mau- vais et plus barbares qu'ils ne sont, pourvu qu'on les crût meilleurs et 112 LA RISSIE EN 103;). |)lus civilisés. Je n'aime pas les esprits disposés à faire si bon marché de la vérité; la civilisation n'est point une mode, une ruse, c'est une force qui a son résultat, une racine qui pousse sa lige, produitsa fleur et porte son fruit. « Du moins vous ne nous appellerez pas les barbares du nord , comme font vos compatriotes... » Voilà ce qu'on me dit chaque fois qu'on me voit amusé ou touché de quelque récit intéressant , de quelque mélodie nationale, de quelque beau trait de patriotisme, de quelque sentiment noble et poétique attribué à un Russe. Moi je réponds à toutes ces craintes par des compliments insigni- fiants ; mais je pense tout bas que j'aimerais mieux les barbares du nord que les singes du midi. Il y a des remèdes à la sauvagerie primitive, il n'y en a point à la manie de paraître ce qu'on n'est pas. Une espèce de savant russe, un grammairien traducteur de plu- sieurs ouvrages allemands, professeur à je ne sais quel collège, s'est approché de moi le plus qu'il a pu pendant ce voyage. Il vient de par- courir l'Europe, et retourne en Russie plein de zèle, dit-il, pour y propager ce qu'il y a de bon dans les idées modernes des peuples de l'occident. La liberté de ses discours m'a paru suspecte; ce n'est pas le luxe d'indépendance du prince K***, c'est un libéralisme étudié et calculé pour faire parler les autres. J'ai pensé qu'il devait toujours se rencontrer quelque savant de cette espèce aux approches de la Russie, dans les auberges de Lubeck, sur les bateaux à vapeur, et môme au Havre, qui, grûce à la navigation de la mer du Nord et de la mer Bal- tique, devient frontière moscovite. Cet homme a tiré de moi fort peu de chose. Il désirait surtout savoirs! j'écrirais mon voyage, et ra'oiïrait obligeamment le secours de ses lumières. Je ne l'ai guère questionné ; ma réserve n'a pas laissé que de lui causer un certain étonnement mêlé de satisfaction, et je l'ai quitté bien persuadé « que je voyage uniquement afin de me distraire, et celle fois sans avoir l'intention de publier la relation d'une course qui sera si lapide, qu'elle ne me permettra pas de recueillir une quan- tité de détails sulfisantc pour intéresser le public. » Il m'a paru tranquillisé par celle assurance, que je lui ai donnée sous toutes les formes, directement et indirectement. Mais son inquié- tude, que j'ai su calmer , a éveillé la mienne. Si je veux écrire ce voyage, je dois m'atlendre à inspirer de l'ombrage au gouvernement LA RDSSIE EN 10:». 1 13 ]e j lus fin et le mieux servi du monde par ses espions. C'est toujours désagréable; je cacherai mes lettres, je me tairai, mais je n'alVocterai rien. En fait de masque, celui qui trompe le mieux, c'est encore le visage découvert. Ma prochaine lettre sera datée de Pétersbourg. LETTRE VII. Pdicrsboutfj, ce 10 juillet 1839. Aux approches de Kronstadt , forteresse sous-marine , dont les Russes s'enorgueillissent à juste titre, on voit le golfe de Finlande s'animer tout à coup : les imposants navires de la marine impériale le sillonnent en tous sens : c'est la flotte de l'empereur : elle reste gelée dans le port pendant plus de six mois de l'année, et pendant les trois mois d'été tous les cadets de marine s'exercent à la faire manœuvrer entre Saint-Pétersbourg et la mer Baltique. Voilà comme on emploie pour l'instruction de la jeunesse le temps que le soleil accorde à la navigation, sous ces latitudes. Avant d'arriver aux environs de Kron- stadt, nous voguions sur une mer presque déserte et qui n'était égayée de loin en loin que par l'apparition de quelques rares vaisseaux mar- chands ou par la fumée encore plus rare des pyroscaphes. Pyrosca- phe est le nom savant qu'on donne aux bateaux à vapeur dans la langue maritime adoptée par une partie de l'Europe. La mer Baltique avec ses teintes peu brillantes, avec ses eaux peu fréquentées, annonce le voisinage d'un continent dépeuplé par les rigueurs du climat. Là des côtes stériles sont en harmonie avec une mer froide et vide , et la tristesse du sol, du ciel, la teinte froide des eaux , glace le cœur du voyageur. A peine va-t-il touchera ce rivage peu attrayant qu'il voudrait déjà s'en éloigner; il se rappelle en soupirant lemotM'un favori de Cathe- rine à l'impératrice qui se plaignait des effets du climat de Péters- bourg sur sa santé : « Ce n'est pas la faute du bon Dieu, madame , si les hommes se sont obstinés à bâtir la capitale d'un grand empire dans une terre destinée par la nature à servir de patrie aux ours et aux loups! » m LA RUSSIE EN 1830. Mes compagnons tic voyage m'ont expliqué avec orgueil les récents progrès de la marine russe. J'admire ce prodige sans l'apprécier comme ils rappréciont. C'est unecréalioîi ou plut(M une récréation de l'empereur Nicolas. Ce prince s'amuse à réaliser la pensée dominante de Pierre I"; mais quelque puissant que soit un homme, il est bien forcé lot ou tard de reconnaître que la nature est plus forte que tous les hommes. Tant que la Russie ne sortira pas de ses limites naturelles, la marine russe sera le hochet des empereurs : rien de plus!... On m'a expliqué que pendant la saison des exercices nautiques, les plus jeunes élèves restent à faire leurs évolutions aux environs de Kronstadt, tandis que les habiles poussent leurs voyages de découver- tes jusqu'à Riga, quelquefois même jusqu'à Copenhague. Que dis-je! deux vaisseaux russes dont sans doute la manœuvre est dirigée par des étrangers, ont déjà fait, ou se disposent à faire le tour du monde. Malgré l'orgueil courtisan avec lequel les Russes me vantaient les prodiges de la volonté du maître qui veut avoir et qui a une marine impériale, dès que je sus que les vaisseaux que je voyais étaient là uniquement pour l'instruction des élèves, un secret ennui éteignit ma furiosité. Je me crus à l'école, et la vue de ce golfe uniquement animé par l'étude ne m'a plus causé qu'une inexprimable impression de tristesse. Ce mouvement qui n'a pas sa nécessité dans les faits, qui n'est ni le résultat de la guerre, ni le résultat du commerce, m'a semblé une parade. Or Dieu sait et les Russes savent si la parade est un plaisir!.. Le goût des revues est poussé en Russie jusqu'à la manie : et voilà qu'avant d'entrer dans cet empire des évolutions militaires, il faut que j'assiste à une revue sur l'eau!... Je n'en veux pas rire : la puérilité on grand me paraît une chose épouvantable ; c'est une monstruosité qui n'est possible que sous la tyrannie, dont elle est la révélation la plus terrible peut-être!... Partout ailleurs que sous le despotisme absolu, quand les hommes font de grands efforts c'est pour arriver à un grand but : il n'y a que chez les peuples aveuglément soumis que le maître peut ordonner d'immenses sacrifices pour produire peu de chose. ' La vue des forces maritimes de la Russie, réunies pour l'amuse- ment du czar, l'orgueil de ses flatteurs et l'instruction de ses apprentis à la porte de sa capitale, ne m'a donc causé qu'une impression pé- nible. J'ai senti au fond de cet exercice de collège une volonté de fer LA RUSSIE EN 1839. 115 employée à faux, et qui opprime les hommes pour se venger de no pouvoir vaincre les choses. Des vaisseaux qui seront nécessairement perdus en peu d'hivers sans avoir servi me représentent, non la force d'un grand pays, mais les sueurs inutilement versées du pauvre peuple ; l'eau glacée plus de la moitié de l'année est le plus redoutable ennemi de cette marine de guerre. Chaque automne, au bout de trois- mois d'exercice, l'écolier rentre dans sa cage, le jouet dans sa boîte et la gelée fait seule une guerre sérieuse aux finances impériales. Lord Durliam l'a dit à l'empereur lui-même, et par cette franchise il le blessait dans l'endroit le plus sensible de son cœur dominateur : « Les vaisseaux de guerre des Russes sont les joujoux de l'empereur de Russie. » Quant à moi, ce colossal enfantillage ne me dispose nullement à l'admiration pour ce que je vais trouver dans l'intérieur de l'empire. Pour admirer la Russie en y arrivant par eau, il faudrait oublier l'en- trée de l'Angleterre par la Tamise : c'est la mort et la vie. En jetant l'ancre devant Kronstadt, nous apprîmes qu'un des beaux vaisseaux que nous avions vu manœuvrer autour de nous, l'instant d'auparavant, venait d'échouer sur un banc de sable. Ce naufrage sans danger n'était grave que pour le capitaine qui s'attendait à être cassé le lendemain , et peut-être puni plus sévèrement. Ce prince K*** me disait tout bas que ce malheureux aurait mieux fait de périr avec son vaisseau. L'équipage, moins exposé aux réprimandes, n'était pas de cet avis, ni notre compagne de voyage la princesse L***. Cette dame a un fils embarqué en ce moment sur le malencontreux vaisseau. Très-inquiète, elle allait s'évanouir encore une fois comme elle avait fait la veille lors de l'accident arrivé à la machine de notre bâtiment ; mais elle fut rassurée à temps par le gouverneur de Kron- stadt qui vint lui donner de bonnes nouvelles. Les Russes me répètent sans cesse qu'il faut passer au moins deux ans en Russie avant de se permettre de juger leur pays, le plus diffi- cile de la terre à définir. Mais si la prudence, la patience sont des vertus nécessaires aux voyageurs savants, ou à ceux qui aspirent à la gloire de produire des ouvrages difficiles, moi qui crains ce qui a donné de la peine à écrire parce que cela en donne à lire, je suis résolu à ne pas faire d'un journal un travail. Jusqu'à présent je n'écris que pour vous et pour moi. IIG LA RUSSIE EX 1830. J'avais peur de la douane russe, mais on m'assure que mon écritoire sera respectée. Au surplus, pour peindre la Russie telle que je l'entre- vois du premier coup d'œil et pour tout dire, selon mon habitude, sins égard aux inconvénients de ma sincérité, je prévois qu'il faudrait casser bien des vitres.... Je- n'en casserai, je crois, aucune ; la paresse remportera. Rien n'est triste comme la nature aux approches de Pétersbourg ; à mesure qu'on s'enfonce dans le golfe, la marécageuse Ingrie, qui va toujours s'apianissant, finit par se réduire à une petite ligne tremblo- tante tirée entre le ciel et la mer ; cette ligne c'est la Russie — c'est- à-dire une lande humide, basse et parsemée à perte de vue de bouleaux (jui ont l'air pauvres et malheureux. Ce paysage uni, vide, sans acci- dents, sans couleur, sans bornes et pourtant sans grandeur, est tout juste assez éclairé pour être visible. Ici la terre grise est bien digne du pâle soleil qui l'éclairé, non d'en haut, mais de côté, presque d'en bas : tant ses rayons obliques forment un angle aigu avec la surface de ce sol disgracié du Créateur. En Russie, les plus beaux jours de l'an- née sont bleuAtres. Si les nuits ont une clarté qui étonne, les jours conservent une obscurité qui attriste. Kronstadt, avec sa forôt de mûts, ses substructions et ses remparts de granit, interrompt noblement la monotone rêverie du pèlerin qui Aient comme moi demander des tableaux à cette terre ingrate. Je n'ai rencontré aux approches d'aucune grande ville rien d'aussi triste que les bords de la Neva. La campagne de Rome est un désert : mais que d'accidents pittoresques, que de souvenirs, que de lumière, que de feu de poésie ! si vous me passiez le mot , je dirais que de passions animent cette terre biblique ! Avant Pétersbourg, on traverse un dé- sert d'eau encadré par un désert de tourbe : mers, côtes, ciel, tout se confond ; c'est une glace, mais si terne, si morne qu'on dirait que le cristal n'en est point étamé ; cela ne reflète rien. Sur la mer les beaux vaisseaux de guerre impériaux destinés à pourrir sans avoir combattu, me poursuivaient comme un rêve. Dans leur idiome si poétique dès qu'il peint les scènes maritimes, les Anglais appellent un vaisseau de marine royah un homtne de guerre . Jamais les Russes ne dénommeront de la sorte leurs bâtiments de parade. Muets esclaves d'un maître ca- pricieux, courtisans de bois, ces pauvres hommes de cour, fidèle em- blème des eunuques du sérail, sont les invalides de la marine impé- riale. LA RUSSIE EN 1330. 117 Loin de m'inspircr l'admiration qu'on attend ici de moi, celle im- provisation despotique , cette marine inutile me cause une sorte de peur : non la peur de la guerre, celle de la tyrannie.... Elle me re- trace tout ce qu'il y avait d'inhumanité dans le cœur de Pierre I", le type de tous les souverains russes , anciens et modernes et je me dis : Où vais-je? qu'est-ce que la Russie? La Russie, c'est un pays où l'on peut faire les plus grandes choses pour le plus mince résultat!... K'y allons pas!... Quelques misérables barques, dirigées par des pécheurs sales comme des Esquimaux, quelques bateaux, employés à remorquer de longs trains de bois de construction destinés à la marine impériale, quelques paquebots à vapeur , pour la plupart construits et conduits par des étrangers, voilà tout ce qui égayait la scène ; aussi rien ne m'em- pétliait de m'enfoncer dans mon humeur morose. Telles sont les approches de Pétersbourg ; tout ce qu'il y avait dans le choix de ce site de contraire aux vues de la nature ,• aux besoins réels d'un grand peuple , a donc passé devant l'esprit de Pierre le Grand sans le frapper? La mer à tout prix : voilà ce qu'il disait!... Bizarre idée pour un Russe que celle de fonder la capitale de l'em- pire des Slaves chez les Finnois, contre les Suédois î Pierre le Grand eut beau dire qu'il ne voulait que donner un port à la Russie ; s'il avait le génie qu'on lui prête , il devait pressentir la portée de son œuvre , et, quant à moi, je ne doute pas qu'il ne l'ait pressentie. La politique, et je le crains bien, les vengeances d'amour-propre du czar irrité par l'indépendance des vieux Moscovites , ont fait les destinées de la Russie moderne. La Russie est comme un homme plein de vigueur qui étouffe; elle manque de débouchés. Pierre 1" lui en avait promis, mais sans s'aper- cevoir qu'une mer nécessairement fermée huit mois de l'année n'est pas ce que sont les autres mers. Mais les noms sont tout pour les Russes. Les efforts de Pierre i" , de ses sujets et de ses successeurs , tout étonnants qu'ils sont , n'ont produit qu'une ville difficile à ha- biter, à laquelle la Neva dispute son sol à chaque coup de vent qui part du golfe, et d'où les hommes pensent à fuir à chaque pas que la guerre leur permet de faire vers le midi. Pour un bivac, des quais de granit étaient de trop. Les Finnois, près desquels les Russes sont allés bâtir leur capitale, sont Scythes d'origine; c'est un peuple presque païen encore; vrais I. 7 IIS LA RTSSFE EN 183!). haliilanls du sol de P«'((MshonrîT, ils sont encore (ellcment sauvages , que ce n'est qu'eu IH'M\ (ju'ji paru l'ukase «jul oblige le prêtre à joindre un nom de famille au nom de saint qu'il donne à l'enfant qu'il bap- tise. Où la famille n'existe pas, à quoi sert de la désigner? (^elte race esl sans physionomie ; elle a le milieu du visage aplati ; ee qui rend ses traits difformes. Ces hommes laids, sales, sont, m'a-t-ori dit, assez forts ; ils n'en paraissent pas moins chétifs, petits et pauvres. Quoiqu'ils soient les indigènes, on en voit peu à Pétersbourg, ils ha- bitent aux environs dans des campagnes marécageuses et surdes cotes granitiques, mais peu élevées; ce n'est guère qu'aux jours de marché qu'ils viennent dans la ville. Kronstadt est une île très-plate au milieu du golfe de Finlande : celte forteresse aquatique ne s'élève au-dessus de la mer que tout juste assez pour en défendre la navigation aux vaisseaux ennemis qui vou- dr.iient attaquer P'-tersbourg. Ses cachots , ses fondations, sa force sont en grande partie sous l'eau. L'artillerie dont elle est munie est nispo^ée, dirent les Russes, avec beaucoup d'art ; dans une décharge chaque coup porterait, et la mer tout entière serait labourée comme une terre émietlée par le soc et la herse : grâce à cette grêle de boulets qu'un ordre de l'empereur peut faire pleuvoir à volonté sur l'efuiemi, la place passe pour imprenable. J'ignore si ces canons peu>ent fermer les deux passes du golfe; les Russes qui pourraient m'inslruire ne le voudraient pas. Pour répondre à cette question , il faudrait calculer la portée et la direction des boulets , et sonder la profondeur des deux détroits. Mon expérience , quoique de fraîche date, m'a déjà enseigné à me défier des rodomontades et des exagé- rations inspirées aux Russes par un excès de zèle pour le service de leur maître. Cet orgueil national ne me paraîtrait tolérablc que chez lin peuple libre. Quand on se montre fier par flatterie , la cause me fait haïr l'effet. Tant de gloriole n'est que de la peur, me dis-je ; tant de hauteur qu'une bassesse ingénieusement déguisée. Cette décou- verte me rend hostile. En France comme en Russie, j'ai rencontré deux espèces de Russes de salons : ceux dont la prudence s'accorde avec l'amour-propre pour louer leur pays à outrance, et ceux qui, voulant se donner l'air plus élégant, plus civilisé, affectent soit un profond dédain , soit une ex- cftsive modestie chaque fois qu'ils parlentdela Russie. Jusqu'à présent je n'ai été dupe ni des uns ni des autres; mais j'aimerais à trouver LA RUSSIE E>' 1030. 1J9 une troisicmo espèce, celle des Russes tout simples ; je la cherche. Nous sommes arrivés à Kronstadt vers l'aube d'un de ces jours sans fin comme sans commencement, que je me lasse de décrire, mais que je ne me lasse ras d'admirer, c'est-à-dire à minuit et demi. La saison de ces longs jours est courte, déjà elle touche à son terme. Nous avons jeté l'ancre devant la forteresse silencieuse ; mais il fallut attendre longtemps le réveil d'une armée d'employés qui venaient à notre bord les uns après les autres : commissaires de police , di- recteurs, sous-directeurs de la douane, et enfin le gouverneur de la douane lui-môme ; cet important personnage se crut obligé de nous faire une visite en l'honneur des illustres passagers russes présents sur le Nicolas /". 11 s'est longtemps entretenu avec les princes et princesses qui se disposent à rentrer à Pétersbourg. On parlait russe, probablement parce que la politique de l'Europe occidentale était le sujet de la conversation ; mais quand l'entretien tomba sur les em- barras du débarquement et sur la nécessité d'abandonner sa voiture et de changer de vaisseau, on parla français. Le paquebot de Travemiinde prend trop d'eau pour remonter la Neva ; il reste à Kronstadt avec les gros bagages, tandis que les voyageurs sont transférés à Pétersbourg par un petit bateau à vapeur sale et mal construit. Nous avons la permission d'emporter avec nous sur ce nouveau bâtiment nos malles et nos paquets les plus légers, pourvu toutefois que nous les fassions plomber par les douaniers de Kronstadt. Cette formalité accomplie, on part avec l'espoir de voir arriver sa voiture à Pétersbourg le surlendemain ; en attendant, cette voiture reste à la garde de Dieu et des douaniers qui la font charger par des hommes de peine d'un vaisseau sur l'autre; opération toujours assezscabreuse, mais dont les inconvénients deviennent graves à Kronstadt à cause du peu de soin des hommes auxquels on la confie. Les princes russes furent obligés, comme moi simple étranger, de se soumettre à la loi de la douane. Celte égalité me plut tout d'abord; mais en arrivant à Pctersbourg je les vis délivrés en trois minutes, et m.oi j'eus à lutter trois heures contre des tracasseries de tout genre. Le privilège, un moment assez mal déguisé sous le niveau du despo- tisme, reparut, et cette résurrection m.e déplut. Le luxe des petites précautions superflues engendre ici une popula- tion de commis ; chacun de ces hommes s'acquitte de sa charge avec l'20 LA RCSSIIi EX 1033. une i).''(l;uitcrie, un ri}:;orisme, un air d'importance uniquement des- tiné à donner du relief à l'emploi le plus obscur; il ne se permet pas de proférer une parole; mais on le voit penser à peu près ceci : o Place à moi, qui suis un des membres de la grande machine de n':iat. » Ce membre, fonctionnant d'après une volonté qui n'est pas en lui, vit autant qu'un rouage d'horloge; on appelle cela l'homme , en Russie.... La vue de ces automates volontaires me fait peur ; il y a quelque chose de surnaturel dans un individu réduit à l'état de pure inacliine. Si, dans les pays où les mécaniques abondent, le bois et le raclai nous semblent avoir une Ame , sous le despotisme les hommes nous semblent de bois; on se demande ce qu'ils peuvent faire de leur superflu de pensée, et l'on se sent mal à l'aise à l'idée de la force qu'il a fallu exercer contre des créatures intelligentes pour parvenir à en faire des choses; en Russie j'ai pitié des personnes, comme en Angle- terre j'avais peur des machines. Là il ne manque aux créations de l'homme que la parole ; ici la parole est de trop aux créatures de l'Ltat. Ces machines, incommodées d'une Ame, sont, au reste, d'une poli- tesse épouvantable ; on voit qu'elles ont été ployées dès le berceau à la civilité comme un maniement des armes; mais quel prix peuvent avoir les formes de l'urbanité quand le respect est de commande? Le despotisme a beau faire , la librç volonté de l'homme sera toujours une consécration nécessaire à tout acte humain pour que l'acte ait une signiûcation ; la faculté de choisir son maître peut seule donner du prix à la fidélité; or, comme en Russie un inférieur ne choisit rien, tout ce qu'il fait et dit n'a aucun sens ni aucun prix. A la vue de toutes ces catégories d'espions qui nous examinaient et nous interrogeaient , il me prenait une envie de bâiller qui aurait aisément pu se tourner en envie de pleurer, non sur moi, mais sur ce peuple ; tant de précautions, qui liassent ici pour indispen- sables, mais dont on se dispense parfaitement ailleurs, m'avertis- saient que j'étais près d'entrer dans l'empire de la peur; et la peur se gagne comme la tristesse ; donc j'avais peur et j'étais triste. . . . par politesse pour me mettre au diapason de tout le monde. On m'engagea à descendre dans la grande salle de notre paquebot, où je devais comparaître devant un aréopage de commis assemblés pour interroger les i)assagers. Tous les membres de ce tribunal , pluij LA RUSSIE EN i039. 121 redoutable qu'imposant , étaient assis devant une grande table ; plusieurs de ces hommes feuilletaient des registres avec une attention sinistre; ils paraissaient trop absorbés pour n'avoir pas quelque charge secrète à remplir; leur emploi avoué ne sulTisait pas à motiver tant de gravité. Les uns, la plume à la main, écoutaient les réponses des voyageurs, ou pour mieux dire des accusés , car tout étranger est traité en cou- pable à son arrivée sur la frontière russe ; les autres transmettaient de vive voix à des copistes des paroles auxquelles nous n'attachions nulle importance ; ces paroles se traduisent de langue en langue, et, passant du français par l'allemand, arrivaient enfin au russe , où le dernier des scribes les fixait irrévocablement et peut-être arbitrairement sur son livre. On copiait les noms inscrits sur les passe-ports , chaque date , chaque visa étaient examinés avec un soin minutieux ; mais le passager, martyrisé par cette torture morale, n'était jamais interrogé qu'en phrases dont le tour, correctement poli, me paraissait destiné à le consoler sur sa sellette. Le résultat du long interrogatoire qu'on me fit subir, ainsi qu'à tous les autres, fut qu'on me prit mon passe-port après m'avoir fait signer une carte moyennant laquelle je pourrais, me disait-on, réclamer ce passe-port à Saint-Pétersbourg, Tous semblaient avoir satisfait aux formalités ordonnées parla police, les malles , les personnes étaient déjà sur le nouveau bateau , depuis quatre heures d'horloge, nous languissions devant Kronstadt , et l'on ne parlait pas encore de partir. \ chaque instant de nouvelles nacelles noires sortaient de la ville et ramaient tristement vers nous : quoique nous eussions mouillé très-près des murs de la ville, le silence était profond... Nulle voix ne sortait de ce tombeau; les ombres qu'on voyait naviguer autour étaient muettes comme les pierres qu'elles venaient de quitter; on aurait dit d'un convoi préparé pour un mort qui se faisait attendre. Les hommes qui dirigeaient ces embarcations lugubres et mal soignées étaient vêtus de grossières capotes de laine grise , leurs physionomies manquaient d'expression ; ils avaient des yeux sans regard, un teint vert et jaune ; on me dit que c'étaient des matelots attachés à la garnison ; ils res- semblaient à des soldats. Le grand jour était venu depuis longtemps, et il ne nous avait apporté guère plus de lumière que l'aurore ; l'air était étouffant, et le soleil, encore peu élevé, mais réfléchi sur l'eau, m'in- 122 LA RUSSIE EN UVV^. commodait. Quelquefois les canots tournaient autour de nous en si- lence sans que personne monlAt à notre bord; d'autres fois six ou douze matelots déguenillés, ù demi couverts de peaux de mouton retournées, la laine en dedans et le cuir crasseux en dehors , nous amenaient un nouvel agent de police, ou un ollicier de la garnison, ou un douanier en retard; ces allées et venues, qui n'avançaient pas nos aftaires, me donnaient au moins le loisir de faire de tristes réllexions sur l'espèce de saleté particulière aux hommes du nord. Ceux du midi passent leur vie à l'air à demi nus ou dans l'eau ; ceux du nord, presque toujours renfermés, ont une malpropreté huileuse et profonde qui me paraît plus repoussante que la négligence des peuples destinés à vivre sous le ciel et nés pour se chauffer au soleil. L'ennui auquel les minuties russes nous condamnaient me donna aussi l'occasion de remarquer que les grands seigneurs du pays sont peu endurants pour les inconvénients de l'ordre public, quand cet ordre pèse sur eux. «La Russie est le pays des formalités inutiles, » murmuraient-ils entre eux, mais en français, de peur d'être entendus des employés su- balternes. J'ai retenu la remarque dont ma propre expérience ne m'a déjà que trop prouvé la justesse : d'après ce que j'ai pu entrevoir jusqu'ici, un ouvrage qui aurait pour titre les Russes jugés pai' eux- mêmes serait sévère ; l'amour de leur pays n'est pour eux qu'un moyen de flatter le maître ; sitôt qu'ils pensent que ce maître ne peut les en- tendre, ils parlent de tout avec une franchise d'autant plus redoutable que ceux qui écoutent deviennent responsables. La cause de tant de retards nous fut enfin révélée. Le chef des chefs, le supérieur des supérieurs, le directeur des directeurs des douaniers se présente : c'était celte dernière visite que nous attendions depuis longtemps sans le savoir. Au lieu de s'astreindre à porter l'uni- forme, ce fonctionnaire suprême arrive en frac comme un simple par- ticulier. Il paraît que son rôle est de jouer l'iiomme du monde. D'abord, il fait le gracieux, l'élégant auprès des dames russes ; il rap- pelle à la princesse IJ*** leur rencontre dans une maison où la prin resse n'a jamais été ; il lui parle des bals de la cour, où elle ne l'a jamais vu : enfin il nous donne la comédie, il la donne surtout à moi, qui ne me doutais guère qu'on pût aiïectcr d'être plus qu'on n'est , dans un pays où la vie est notée, où le rang de chacun est écrit sur son chapeau ou sur son épaulette : mais, le fond de l'homme est le même LA RUSSIE EN 1039. 123 partout — Notre douanier de salon, tout en continuant de se donner des airs de cour, confisque élégamment un iiarasol, arrête une malle, emporte un nécessaire ; et renouvelle avec un sang-froid imperlnr- hahle des recherches déjà consciencieusement faites par ses subor- donnés. Dans l'administration russe les minuties n'excluent pas le désordre. $€5 de l'art cla»iqne ont fait place à je ne sais quelle burlesque habitude de décoration moderne qui passe parmi les Finlandais pour . la preuve d^un goût pur eu fait d'art. Imiter ce qui est parfait, c'est ^ le gâter, on devrait copier scrictement les modèles, ou inventer. Au surplus, la reproduction des monuments d'Athènes, si 6dele qu'on la suppose, serait perdue dans une plaine fangeuse toujours menacé: d'être submei^ée par une eau à peu près aussi haute que le sol. Ici la nature demandait aai hommes tout le contraire de ce qu'ils on*. imaginé; an lieu d'imiter les temples païens, il falbii des construc- tions 2u\ formes hardies, aux lignes verticales pour percer les brume- d'un ciel polaire, et pour rompre b monotone surface des stepp*"- humides et gris qui forment à perte de vue et d imagination le leni- toirc de Pétersbourg. Je commence à comprendre pourquoi le^ Ru5ï ceinliire de soie, ou de laine de couleur tranchante. Les bottes en cuir sont larges, arrondies du bout ; elles prennent la forme du pied; leur tige, retombant sur elle-même, dessine naturellement quelques plis qui ne sont pas sans gnke. Vous connaissez la singulière forme des drowska, on en voit main- tenant partout des imitations plus ou moins exactes. C'est la plus petite voiture possible; elle est à peu près cachée par les deux ou trois hommes qu'elle peut traîner rez terre, car elle est basse à faire rire ou à faire peur. Klle consiste en une banquette rembourrée et munie de quatre garde-crotte en cuir vernis. Vous croiriez voir les ailes d'un insecte : cette banquette ainsi ornée est supportée par (jtiatre petits ressorts placés de longueur sur quatre roues, les plus basses possibles. Le cocher s'assied en avant, les pieds presque tou- chant aux jarrets du cheval ; et, tout près du cocher, à califourchon sur la banquette, sont cramponnés ses maîtres : deux hommes montent quelquefois dans le même drowska. Je n'y ai pas vu de femmes. A ces singulières voitures, toutes légères qu'elles sont, on attelle un, deux, même trois chevaux; le cheval principal, celui du brancard, a la tête passée dans un beau demi-cercle de bois assez élevé et qui ligure un arc de triomphe mouvant. Ce n'est point un collier, car le cou du cheval est loin du bois; c'est plutôt un cerceau à travers lequel l'animal paraît s'avancer fièrement : cette manière d'atteler est sûre, elle est aussi d'un etïet gracieux. Les diverses parties du harnais s'adaptent à ce bois d'une faron élégante et solide; une son- nette attachée au cerceau annonce l'approche du drowska. En voyant cet équipage, le plus bas des équipages, glisser à terre et fuir entre deux lignes de maisons, les plus basses des maisons, vous ne vous croyez plus en Lurope. Vous ne savez à quel siècle, à quel monde appartient ce que vous avez devant les yeux, et vous vous demander comment des hommes qui vous paraissaient ramper sur le pavé plutôt LA RUSSIE EN in89. 130 que diriger une voiture, ont pu disparaître au grand galop de leurs chevaux. Le second cheval attelé hors la main, est encore plus libre que le limonier : il porte la tôte en dehors, il a l'encolure toujours ployée à gauche et galope continuellement, même quand son camarade ne fait que trotter : on l'appelle le furieux. Dans le principe, le drowska n'était qu'une planche de bois brut posée sans ressorts presqu'à terre entre quatre petites roues sur deux essieux : ce carosse primitif a été perfectionné, mais il a conservé sa légèreté originelle et son apparence étrange ; quand vous enfourchez la planchette, vous croyez monter sur quelque bète apprivoisée ; si pourtant vous ne voulez pas cheminer à cheval, vous vous asseyez de côté en vous tenant au cocher qui vous mène toujours au grand galop. Il y a une nouvelle espèce de drowska où le banc n'est plus en long, et dont la caisse a la forme d'un tilbury ; elle est posée sur qualre ressorts et portée par deux essieux et quatre roues, mais toujours rez terre. C'est un acheminement vers les voitures des autres pays, cela sent la mode anglaise ; tant pis, car chez tous les peuples j'aime et je regette ce qui est national. La serre chaude, avec ses plantes d'autant plus souffrantes et d'au- tant plus étiolées qu'elles viennent de plus loin et qu'elles sont répu- tées plus précieuses, m'incommode d'abord et m'ennuie bientôt. J'aime mieux le désordre de la forêt indigène et dont les arbres puisent dans leur sol natal , sous leur climat naturel , une vigueur- inconnue ailleurs. Ce qui est national dans les sociétés équivaut à ce qui est sauvage dans les sites ; il y a là une grâce primitive, une force, une ingénuité que rien n'imite ni ne remplace. Ces imperceptibles voitures sont rudement cahotées sur les cailloux inégaux des rues de Pétersbourg ; à la vérité, dans certains quartiers, les pavés, toujours irréguliers, sont corrigés des deux côtés de la rue par des voies en blocs de bois de sapin incrustés. On les trouve dans les plus larges rues de la ville ; les chevaux courent là-dessus avec une grande vitesse, surtout par les temps secs, car la pluie rend le bois glissant. Ces mosaïques du Nord forment un encaissement dispen- dieux à cause des réparations continuelles qu'il exige; mais elles valent mieux que le pavé. Les mouvements des hommes que je rencontrais me paraissaient 140 I.A RUSSIE FN lfî30. roides et p^nés ; chaque geste exprime une volonté qui n'est point celle lie l'homme (jui le fait ; tous ceux que je voyais passer portaient des ordres. Le malin est l'heure des commissions. Pas un individu ne paraissait marclicr pour liii-ni<*'me, et la vue de cette contrainte m'inspirait une tristesse involontaire. J'apercevais peu de femmes dans les rues, qui n'étaient égayées par aucun joli visage, par aucune voix déjeune lille; tout était morne, régulier comme à la caserne, comme au camp ; c'était la guerre, moins l'enthousiasme, moins la vie. La discipline militaire domine la Russie. L'aspect de ce pays me fait regretter l'Kspagne comme si j'étais né Andaloux ; ce n'est pourtant pas la chaleur qui manque ici, car on y étouffe ; c'est la lumière et la joie. L'amour et la liberté pour le cœur, pour les yeux l'éclat et la variété des couleurs, sont inconnues ici ; en un mot, la Russie est le contraire de l'Espagne dans une plus grande dimension. Je crois voir l'ombre de la mort planer sur cette partie du monde. Tantôt vous voyez passer un officier à cheval courant au grand galop pour aller parler iin ordre à quelque commandant de troupes; tantôt c'est un feidjager qui \q porter un ordre à quelque gouverneur de pro- vince, peut-être à l'autre extrémité de l'empire, où il se rend en kibilka, petit char à bancs russe sans ressorts et non rembourré. Cette voiture, conduite par un vieux cocher à barbe, entraîne rapi- dement le courrier à qui son rang défendrait de se servir d'un équi- page plus commode, en eût-il un à sa disposition ; plus loin, des fantassins reviennent de l'exercice et se rendent à leurs quartiers jiowr prendre l'ordre de leur capitaine : rien que des fonctionnaires supérieurs qui commandent à des fonctionnaires inférieurs. Cette population d'automates ressemble à la moitié d'une partie d'échecs, car un seul homme fait jouer toutes les pièces, et l'adversaire invi- sible, c'est l'humanité. On ne se meut, on ne respire ici que par une permission ou par un ordre impérial ; aussi tout est-il sombre et con- traint ; le silence préside à la vie et la paralyse. Officiers, cochers, cosaques, serfs, courtisans, tous serviteurs du mémo maître avec des grades divers, obéissent aveuglément à une pensée qu'ils ignorent; c'est un chef-d'œuvre de discipline; mais la vue de ce bel ordre ne me satisfait pas du tout, parce que tant de régularité ne s'obtient que par l'absence complète d'indépendance. Parmi ce peuple privé de loisir et de volonté, on ne voit que des corps sans âme, et l'on frémit en songeant que, pour une si grande multi- LA RUSSIE EN 1G30. 141 tude de bras et de jambes, il n'y a qu'une tôte. Le despotisme est un composé d'impatience et de paresse ; avec un peu plus de longanimité de la part du pouvoir, d'activité de la part du peuple, le môme résultat s'obtiendrait à bien meilleur marché; mais que deviendrait la tyran- nie?... on reconnaîtrait qu'elle est inutile. La tyrannie, c'est la maladie imaginaire des peuples ; le tyran déguisé en médecin leur a persuadé que la santé n'est pas l'état naturel de l'homme civilisé, et que plus le danger est grand, plus le remède doit être violent ; c'est ainsi qu'il entretient le mal sous prétexte de le guérir. L'ordre social coûte trop cher en Russie pour que je l'admire. Que si vous me reprochez de confondre le despotisme avec la tyrannie, je vous répondrai que c'est à dessein que je le fais. Ils sont si proches parents, qu'ils ne manquent presque jamais de s'unir en secret pour le malheur des hommes. Sous le despotisme, la tyrannie peut durer parce qu'elle garde le masque. Lorsque Pierre le Grand établit ce qu'on appelle ici le tchin, c'est- à-dire lorsqu'il appliqua la hiérarchie militaire à toute l'administration de4'empire, il changea sa nation en un régime de muets dont il se déclara lui-mcme le colonel avec le droit de passer ce grade à ses héritiers. Vous figurez-vous les ambitions, les rivalités, toutes les passions de la guerre en pleine paix? Si vous vous représentez bien cette absence de tout ce qui fait le bonheur domestique et social ; si, à la place des affections de famille, vous vous préparez à trouver partout l'agitation non avouée d'une ambition toujours bouillonnante, mais secrète : car pour réussir il faut qu'elle soit masquée ; si vous parvenez enfin à vous figurer le triomphe presque complet de la volonté d'un homme sur la volonté de Dieu, vous comprendrez la Russie. Le gouvernement russe, c'est la discipline du camp substituée à l'ordre de la cité, c'est l'état de siège devenu l'état normal de la société. Passé les heures de la matinée, la ville s'anime peu à peu, mais elle devient plus bruyante sans me paraître plus gaie ; on ne voit que des voitures peu élégantes qui emportent de toute la vitesse de leurs deux, de leurs quatre, et de leurs six chevaux, des gens toujours pressés, parce que leur vie se passe à faire leur chemin. Du plaisir sans but, c'est-à-dire du plaisir, c'est ici chose inconnue. Aussi, presque tous les grands artistes venus en Russie pour y I. 8 142 I.A RUSSIE EN 1(),J.». recueillir le fruit de la renommée qu'ils avaient acquise ailleurs n'y sont rcslôs qu'un instant, où, s'ils ont prolongé leur séjour, ils ont nui à leur taiont. L'air de ce pays est contraire aux arts ; tout ce qui vient naturellement ailleurs ne pousse ici qu'en serre chaude. L'art russe ne sera jamais (ju'une plante de jardin. En arrivant à l'iiùtel de Coulon, j'y ai trouvé un aubergiste fran- çais dégénéré ; sa maison est à peu près remplie en ce moment à cause des fêtes du mariage de la grande-duchesse IVlarie, et il me parut presque contrarié d'être obligé de recevoir un hôte de plus ; aussi s'est- il donné peu de peine pour m'accommoder. Après quelques allées et venues et beaucoup de pourparlers, il m'a pourtant établi au second, dans un appartement étoullant; composé d'une entrée, d'un salon et d'une chambre à coucher; le tout sans rideaux, sans stores, sans jalousies ; notez que le soleil reste environ vingt-deux heures par jour sur l'horizon, et que ses rayons obliques pénètrent plus loin dans les maisons que le soleil d'Afrique qui tombe d'aplomb sur les tètes, mais qui n'entre pas au fond des chambres. On respire dans ce loge- ment une atmosj)hère de pUUre, des odeurs de four à chaux, de pous- sière et de vivantes exhalaisons d'insectes mêlées de musc, tout à fait insupportables. A peine installé, la fatigue de la nuit et de la matinée, l'ennui de la douane ont vaincu ma curiosité : au lieu d'aller me perdre dans Pélersbourg en errant, selon mon habitude, seul, au hasard, à travers la grande ville inconnue, je me jetai tout enveloppé dans mon man teau sur un immense sofa de cuir, vert-bouteille, qui tenait presqu un panneau du salon et je m'endormis profondément pendant... trois minutes. Au bout de ce temps, je m'éveille avec la fièvre : et que vois-je en jetant les yeux sur mon manteau ?.... un tissu brun, mais vivant ; il faut appeler les choses par leur nom : je suis couvert, je suis mangé de punaises. La Russie en ce genre n'a rien à envier auxEspagnes. 3Iais dans le midi on se console, on se guérit au grand air; ici on reste emprisonné avec l'ennemi, et la guerre est plus sanglante. Je jette loin de moi tous mes habits et me mets à courir par la chambre en criant au secours ! Quel présage pour la nuit! pensais-je, et je con- tinuais de crier à tue-tète. Un garçon russe arrive, je lui fais com- prendre que je veux parler à son maître. Le maître me fait attendre longtemps; enfin il arrive, et quand je lui apprend le sujet de ma 'S LA RUSSIE EN 1039. 143 peine, il se met à rire et se relire aussitôt en me disant que je m'y habituerai, car je ne trouverai pas autre chose à Pétersbourg ; il me recommande cependant de ne jamais m'asseoir sur un canapé russe, parce que c'est sur ce meuble que couchent les domestiques qui portent toujours avec eux des légions d'insectes. Pour me tranquil- liser, il m'assure que cette vermine ne viendra pas me chercher si je me tiens loin des meubles où elle reste discrètement renfermée. Après m'avoir consolé de la sorte, il m'abandonne dans la solitude de sa maison. Les auberges de Pétersbourg tiennent du caravansérai ; à peine casé, vous demeurez là livré à vous-même, et si vous n'avez vos propres domestiques, vous n'êtes point servi : le mien, ne sachant pas le russe, n'est au fait de rien ; non-seulement il ne pourra m'être utile, mais il me gênera, car il faudra que j'aie soin de lui comme de moi-même. Cependant avec son intelligence italienne il m'eut bientôt trouvé dans un des corridors noirs de ce désert muré qu'on appelle l'hôtel Coulon, un domestique de place qui cherchait fortune. Cet homme parle allemand et le maître de l'auberge le recommande. Je l'arrête et lui dis ma peine. Aussitôt il me fait venir un lit de voyage en fer à la russe : j'achète ce meuble, j'en remplis le matelas avec de la paille la plus fraîche que je puisse obtenir et j'établis mon coucher, les quatre pieds dans des jarres pleines d'eau, au beau milieu de la chambre, que j'ai soin de faire démeubler entièrement. Ainsi re- tranché pour la nuit, je me rhabille, et, accompagné du domestique de place à qui je donne l'ordre de ne me point diriger, je sors de cette magnifique hôtellerie : palais en dehors, étable dorée et tendue de velours et de soie au dedans. L'hôtel Coulon donne sur une espèce de square assez gai pour ce pays-ci. Ce square est borné d'un côté par 'le nouveau palais Michel, pompeuse habitation du grand-duc Michel, frère de l'empereur. Je ne pouvais sortir sans passer devant la grille de ce palais qui attira mon attention tout d'abord. 11 fut bâti pour l'empereur Alexandre qui ne l'a point habité. Les trois autres côtés delà place sont fermés par de belles rangées de maisons percées de belles rues. Singulier hasard ! à peine eus-je quitté le nouveau palais Michel que je me trouvai devant le vieux. Le vieux palais Michel est un vaste édifice carré, sombre et en tous points différent de l'élégante et moderne habilaiioa du même nom. 144 LA RUSSIE EN 1039. Si les hommes se taisent en Russie, les pierres parlent, et parlent d'une voix lamentable. Je ne m'étonne pas que les lUisses craij;ncnt et négligent leurs vieux monuments : ce sont des témoins de leur histoire, que le plus souvent ils voudraient oublier : quand je dé- couvris les noirs perrons, les profonds canaux, les ponts massifs, les péristyles déserts de ce sinistre palais, j'en demandai le nom, et ce nom me rappela malgré moi la catastrophe qui fit monter Alexandre sur le trône ; aussitôt toutes les circonstances de la lugubre scène par laquelle se termina le règne de Paul 1" se représentèrent à mon imagination. Ce n'est pas tout : par une ironie sanglante, devant la principale porte de ce sinistre édifice, on avait placé, avant la mort de celui qui l'oc- cupait et par son ordre, la statue équestre de son père PierrellI, autre victime dont l'empereur Paul se plaisait à honorer la déplorable mé- moire pour déshonorer la mémoire triomphante de sa mère. Que de tragédies se sont jouées à froid dans ce pays où l'ambition, la haine môme, sont calmes en apparence ! Chez les peuples du midi la pas- sion me réconcilie en quelque sorte avec leur cruauté ; mais la réserve calculée, la froideur des hommes du nord ajoute un vernis d'hypo- crisie au crime : la neige est un masque ; ici l'homme paraît doux parce qu'il est impassible ; mais le meurtre sans haine me cause plus d'horreur que l'assassinat vindicatif. La religion delà vengeance n'est- elle pas plus naturelle que la trahison par intérêt? Plus je reconnais une impulsion involontaire dans le mal, plus je me sens consolé. Malheureusement c'est le calcul et non la colère, c'est la prudence qui ont présidé au meurtre de Paul. Les bons Russes prétendent que les conjurés ne s'étaient préparés qu'à le mettre en prison. J'ai vu la porte secrète qui conduisait à l'appartement de l'empereur par un escalier dérobé ; cette porte donne dans une partie de jardin, près d'un grand fossé : c'est par là que Pahlen fit monter les assassins. Voici ce qu'il leur avait dit la veille au soir : « Ou vous aurez tué l'empereur demain à 5 heures du matin, ou, à 5 heures et demie vous serez dénoncés par moi à l'empereur comme conspirateurs. » Le résultat de celte éloquente et laconique harangue n'était pas douteux. Là-dessus, de peur des repentirs tardifs, il sortit de chez lui pour n'y pas rentrer de la nuit ; et afin d'être bien certain qu'aucun des conjurés ne le retrouverait avant l'exécution, il se mit à parcourir les LA RUSSIE EN 1039. 145 diverses casernes de la ville : il voulait connaître l'esprit des troupes. Lelendemain, à cinq heures, Alexandre était empereur et passait pour parricide, quoiqu'il n'eût consenti (cette circonstance est vraie, je crois ) qu'à faire enfermer son père, pour préserver sa mère de la prison, peut-être de la mort, pour se préserver lui-même d'un sort pareil, poursauver son pays des fureurs et des caprices d'un autocrate fou. Aujourd'hui les Russes passent devant le vieux palais Michel sans oser le regarder : il est défendu de raconter dans les écoles ni ailleurs la mort de l'empereur Paul, ni même de croire à cet événement re- légué parmi les fables. Je m'étonne qu'on n'ait pas rasé le palais aux souvenirs incom- modes : mais pour le voyageur, c'est une bonne fortune que de ren- contrer un monument remarquable par son air de vétusté dans un pays où le despotisme rend tout uniforme, tout neuf; où l'idée domi- nante efface chaque jour les traces du passé. Au reste, c'est cette mobilité qui explique pourquoi le vieux palais Michel est debout; il a été oublié. Sa masse carrée, ses fossés profonds, ses souvenirs tra- giques, ses escaliers dérobés, ses portes secrètes si favorables au crime, son élévation peu ordinaire dans un pays où tous les édifices me paraissent écrasés, lui donnent un style imposant ; avantage rare à Pétersbourg. Je m'étonne à chaque pas de voir la confusion qu'on n'a cessé de faire ici de deux arts aussi différents que l'architecture et la décoration. Pierre le Grand et ses successeurs ont pris leur capitale pour un théâtre. Je fus frappé de l'air effaré de mon guide quand je le questionnai le plus naturellement que je pus sur ce qui s'est passé dans le vieux palais Michel. La physionomie de cet homme disait : « On voit bien que vous êtes un nouveau débarqué. » Vous voyez que tout le monde pense à ce que personnene dit. L'étonnement, la terreur, la défiance, l'innocence affectée, l'ignorance jouée, l'expérience d'un vieux matois difficile à duper faisaient tour à tour de cette physionomie agitée malgré elle un livre aussi instructif qu'amusant à étudier. Quand votre espion est mis en défaut par votre apparente sécurité, il fait une mine vraiment grotesque, car il se croit compromis par vous dès qu'il voit que vous n'avez pas peur de l'être par lui ; l'espion ne croit qu'à l'espionnage; et si vous échappez à ses filets, il se figure qu'il va tomber dans les vôtres. Ii6 LA RUSSIE EN inso. l'ne promenade par les rues de Pétcrshourg sons la garde d'un domesliquc de place, est, je vous assure, bien intéressante et ne res- semble guère à une course dans les capitales des autres pays du monde civilisé. Tout se tient dans un état gouverné avec une logique aussi serrée que Test celle qui préside à la politique russe. En quittant le vieux: et tragique palais Michel, j'ai traversé une grande place qui ressemble au Champ-de-Mars de Paris, tant elle est vaste et vide. D'un cAté un jardin public, de l'autre quelques maisons ; du sable au milieu et partout de la poussière, voilà cette place : sa forme est vague, sa grandeur immense, et elle flnit à la Neva près il'une statue en bronze de Suwaroff. La Neva, ses ponts et ses quais sontla vraie gloire de Pétersbourg. Ce tableau est si vaste que tout le reste paraît petit. La Neva est un vase plein jusqu'aux bords qui disparaissent sous l'eau prête à déborder de toutes parts. Venise et Amsterdam me semblent mieux défendues contre la mer que ne l'est Pétersbourg. Je n'aime pas une ville qui n'est dominée par rien : certes le voi- sinage d'une rivière large comme un lac et qui coule à fleur de terre dans une plaine marécageuse perdue entre la brume du ciel et les vapeurs de la mer, était de tous les sites du monde le moins favorable à la fondation d'uae capitale. Ici l'eau fera raison tôt ou tard de l'orgueil de l'homme : le granit même n'est pas assuré contre le travail des hivers dans cette humide glacière où la citadelle b;\tie par Pierre le Grand a déjà usé deux fois ses remparts et ses fondements de rochers. On les a refaits et onjlcs refera encore pour défendre ce chef-d'œuvre d'orgueil et de voloAé. J'ai voulu passer le pont à l'instant même pour voir de près cette fameuse citadelle ; mon domestique m'a conduit d'abord en face de la forteresse, à la maison de Pierre le Grand, séparée du château fort par une route et par un terrain vague. C'est une cabane conservée, dit-on, dans l'état où l'a laissée le czar. Dans la citadelle sont enterrés aujourd'hui les empereurs, et détenus les prisonniers d'État : singu- lière manière d'honorer les morts!... En pensant à tous les pleurs versés là, sous la tombe des souverains de la Russie, on croit assister aux funérailles de quelque roi de l'Asie. Môme un tombeau arrosé de sang me semblerait moins impie ; les larmes coulent plus longtemps et plus douloureusement peut-être. Tandis que l'empereur ouvrier habitait la cabane, on bâtissait sous LA RUSSIE EN IO:W. 147 ses yeux sa future capitale. Il faut dire à sa louange qu'alors le palais lui importait moins que la ville. Une des chambres de cette illustre chaumière, celle qui servait d'atelier au czar charpentier, est au- jourd'hui transformée en chapelle ; on y entre avec autant de recueil- lement que dans les églises les plus révérées de l'empire. Les Russes font volontiers des saints de leurs héros. lisse plaisent à confondre les terribles vertus de leurs maîtres avec la bienfaisante puissance de leurs patrons, et s'efforcent de mettre les cruautés de l'histuire à l'abri de la foi. t'n autre héros russe, fort peu admirable à mon avis, a été sanc- tifié par les prêtres grecs : c'est Alexandre Newski, modèle de pru- dence, mais qui ne fut martyr ni de la bonne foi, ni de la générosité. L'église nationale canonisa ce prince plus sage qu'héroïque. C'est l'L'lysse des saints. On a bâti autour de ses reliques un couvent d'une grandeur prodigieuse. Le tombeau, renfermé dans l'église de ce saint Alexandre, est à lui seul un monument ; il est composé d'un autel d'argent massif sur- monté d'une espèce de pyramide de même métal, et cette masse de trophées en argcntmonte ainsi jusqu'à la voûte d'une vaste église. Le couvent, l'église et le cénotaphe sont une des merveilles de la Russie. Ils sont situés à l'extrémité de la rue appelée la Perspective Newski; celte promenade se termine dans la partie de la ville opposée à la cita- delle. Je viens d'aller les contempler avec plus d'étonnement que d'admiration ; l'art n'entre pour rien dans cette œuvre de piété, mais le luxe en est prodigieux. Ce qu'il a fallu d'hommes et de lingots pour un tel mausolée effraye l'imagination. Il y a une heure qu'on m'y a conduit. On m'a montré, dans la cabane du czar, un canot construit par lui-même, et quelques autres objets religieusement conservés ; ils sont aujourd'hui gardés par un vétéran. En Russie, les églises, les palais et beaucoup de lieux publics ainsi que de maisons particulières, sont confiés à la surveillance de militaires invalides. Ces malheureux n'auraient aucun moyen de pourvoir à leur existence dans leur vieil- lesse, si, au sortir de la caserne, on ne les changeait en portiers. A ce poste ils conservent leur longue redingote militaire ; c'est une ca- pote de laine grossière, de couleur sale et terne; à chaque visite que vous faites, des hommes ainsi vêtus vous reçoivent à la porte des maisons ou à l'entrée des monuments ; ces espèces de spectres en Îi8 LA RUSSIE EN 1839. uniforme VOUS rappellent la discipline sous laquelle vous vivez. Pé- tersbourg est un camp changé en ville. Mon guide ne me lit pas grAce d'une image ni d'un morceau de bois dans la chaumière impériale. Le vétéran qui la garde, après avoir allumé plusieurs cierges dans la chapelle, qui n'est qu'un bouge cé- lèbre, m'a montré la chambre à coucher de Pierre le Grand, em- pereur de toutes les Russies ; un charpentier de nos jours n'y logerait pas son apprenti. Cette glorieuse austérité peint l'époque et le pays autant que l'homme; alors en Russie on sacrifiait tout à l'avenir, on bâtissait des monuments dont personne n'avait que faire, car les maîtres à qui ces palais modernes étaient dévolus n'étaient pas nés, et les constructeurs de tant de magnifiques édifices, sans éprouver pour eux-mêmes les besoins du luxe, se contentaient du rôled'éclaireurs de la civilisation, précédant de loin les potentats inconnus dont ils s'enorgueillissaient de préparer les logements. Certes il y a de la grandeur d'àmc dans ce soin que prend un chef et son peuple de la puissance et môme de la vanité des générations à naître ; cette confiance des hommes vivants en la gloire de leurs arrière-neveux a quelque chose de noble et d'original. C'est un sentiment désintéressé, poétique, et fort au-dessus du respect ordinaire des hommes et des nations pour leurs ancêtres. Ailleurs on a fait de grandes villes en mémoire des grands faits du passé : ou bien les cités se sont faites d'elles-mêmes à l'aide des cir- constances et de l'histoire, sans le concours du moins apparent des calculs humains : Saint-Pétersbourg avec sa magnificence et son im- mensité est un trophée élevé par les Russes à leur puissance à venir ; l'espérance qui produit de tels efforts me paraît sublime ! Depuis le temple des Juifs, jamais la foi d'un peuple en ses destinées n'a rien arraché à la terre de plus merveilleux que Saint-Pétersbourg. Et ce qui rend vraiment admirable ce legs fait par un homme à son am- bitieux pays, c'est qu'il a été accepté par l'histoire. La prophétie de Pierre le Grand, sculptée dans la mer en blocs de granit, s'accomplit depuit un siècle sous les yeux de l'univers. Quand on songe que ces phrases, emphatiques partout ailleurs, ne sont ici que l'expression juste de la réalité, on s'arrête avec respect et l'on se dit : Dieu est là ! C'est la première fois que l'orgueil me paraît tou- chant : partout où la puissance de l'âme humaine se manifeste tout entière il y a lieu de s'émerveiller. LA RUSSIE EN 1839. 149 Au surplus l'histoire de Russie ne date pas, comme l'ignorante et frivole Europe paraît le penser, du règne de Pierre 1" : Moscou ex- plique Pélersbourg. La délivrance de la Moscovie après de longs siècles d'invasion, plus tard le siège et la prise de Kasan par Ivan le Terrible, les luttes acharnées contre la Suède, et tant d'autres brillants et patients faits d'armes justifient la fière attitude de Pierre le Grand et l'humble con- fiance de sa nation. La foi en l'inconnu est toujours imposante. Cet homme de fer avait le droit de s'appuyer sur l'avenir ; ce sont les caractères comme le sien qui font ce que les autres espèrent. Je le vois avec la simplicité d'un vrai grand seigneur, c'est-à-dire d'un grand homme assis sur le seuil de cette cabane d'où il préparc en même temps contre l'Europe une \iile, une nation et une histoire. La grandeur de Pétersbourg n'est pas vide, et cette puissante ville dominant ses glaces et ses marais pour dominer le monde est superbe, moins superbe encore aux yeux qu'à la pensée! A la vérité cette merveille a coûté cent mille hommes engloutis, par obéissance, dans les marais pestilentiels qui sont aujourd'hui une capitale. L'Allemagne voit de nos jours s'accomplir un chef-d'œuvre de cri- tique : une de ses villes se transforme savamment en une ville de la Grèce et de l'Italie ancienne, mais à la nouvelle Munich il manque un peuple antique ; Pétersbourg eût manqué aux Russes. Au sortir de la maison de Pierre le Grand , j'ai repassé devant le pont de la Neva qui conduit aux îles , et je suis entré dans la forte- resse de Pétersbourg. Je vous l'ai dit, ce monument, dont le nom seul inspire la crainte, a usé deux fois ses remparts et ses fondements de granit, et il n'a pas cent quarante ans ! Quelle lutte!... Ici les pierres souffrent violence comme les hommes. On ne m'a pas laissé voir les prisons ; il y a des cachots sous l'eau ; il y en a sous les toits, tous sont pleins d'hommes. On ne m'a m.ené qu'à l'église où sont renfermés les tombeaux de la famille régnante. J'étais devant ces tombeaux et je les cherchais encore , ne pouvant me figurer qu'une pierre carrée, sans ornement , de la longueur et de la largeur d'un lit, recouverte d'une courte-pointe en drap vert, brodée aux armes impériales, servît de sépulture à l'impératrice Catherine 1'% à Pierre V% à Catherine II , et à tant d'autres princes jusqu'à l'empereur Alexandre. 150 LA RrSSIE EN 1039. La roligion grecque bannit la sculpture des églises ; elles y perdent on pompe et en religieuse magnificence plus (lu'elles n'y gagnent en mysticité , d'autant que la foi byzantine s'accommode des dorures, des ciselures et de certaines peintures d'un goût très-peu sévère. Les Grecs sont les enfants des iconoclastes ; en Russie ils ont cru pouvoir raitiger la doctrine de leurs pères ; ils auraient pu aller plus loin. Dans cette citadelle funèbre les morts me paraissent plus libres que les vivants. Tant que je restai dans son enceinte, il me sembla que je ne respirais qu'avec peine. Si c'était une idée pbilosophiquc qui eût fait enfermer dans le môme tombeau les prisonniers de l'em- pereur et les prisonniers de la mort, les conspirateurs et les souverains contre lesquels on conspire , je la respecterais ; mais je ne vois là que le cynisme du pouvoir absolu, que la brutale confiance d'un despotisme bien assuré. Avec cette force surnaturelle , on peut s'élever au-dessus des petites délicatesses humaines, bonnes pour le commun des gouver- nements ; un empereur de Russie est si plein de ce qu'il se doit à lui- môme, que sa justice ne s'efface pas devant celle de Dieu. Nous autres hommes de l'occident, royalistes révolutionnaires, nous ne voyons dans un prisonnierd'Ètatà Pétersbourg, qu'une innocente victime du despo- tisme ; les Russes y voient un réprouvé. Voilà où mène l'idolâtrie politique. Chaque bruit me paraissait une plainte ; les pierres .gémissaient sous mes pieds, et mon cœur se déchirait à faire l'écho des douleurs les plus atroces que l'homme ait jamais fait subir à l'homme. Ah ! je plains les prisonniers de cette forteresse ! A juger de l'existence des Russes enfermés sous la terre par celle des Russes qui se promènent dessus, on frémit ! J'ai vu ailleurs des châteaux forts, mais ce nom ne voulait pas dire ce qu'il dit à Pétersbourg. Je frissonnais en pensant que la fidélité la plus scrupuleuse, la probité la plus intacte ne mettent nul homme à l'abri des prisons souterraines de la citadelle de Pétersbourg ; et mon cœur se dilata quand je repassai les fossés qui défendent cette triste enceinte et la séparent du reste du monde. Et qui n'aurait pitié de ce peuple? Les Russes, je parle de ceux des classes élevées, vivent aujourd'hui sur des préjugés, sur une igno- rance qu'ils n'ont plus! L'affectation de la résignation me paraît le dernier degré de l'abjection où puisse tomber une nation esclave ; la révolte, le désespoir seraient plus terribles sans doute, mais moins LA RUSSIE EN ICao. 151 ignobles; la faiblesse dégradée au point de se refuser jusqu'à la plainte, cette consolation de la brute, la peur calmée par l'oKcès de la peur ; c'est un phénomène moral dont on ne peut être témoin sans verser des larmes de sang. Après avoir visité la sépulture des souverains de la Russie, je me suis fait ramener dans mon quartier et conduire à l'église catholique, desservie par des moines dominicains. J'y venais demander une messe pour un anniversaire dont aucun de mes voyages ne m'a encore empêché de faire la commémoration dans une église catholique. Le couvent des dominicains est situé dans la Perspective Newski, la plus belle rue de Pétersbourg. L'église n'est pas magnifique ; elle est dé- cente; les cloîtres sont solitaires ; les cours encombrées de débris de bâtisses ; un air de tristesse règne dans toute la communauté, qui, malgré la tolérance dont elle jouit, m'a paru peu opulente et surtout peu rassurée. En Russie, la tolérance n'a pour garantie ni l'opinion publique, ni la constitution de l'Etat : comme tout le reste, c'est une grâce octroyée par un homme ; et cet homme peut retirer demain ce qu'il donne aujourd'hui. En attendant le moment d'entrer chez le prieur, je me suis arrêté dans l'église; là, j'ai rencontré sous mes pieds une pierre où je lus un nom qui m'a vivement ému : Poniatowski !... Royale victime de la fatuité, ce trop crédule amant de Catherine II est enterré là, sans aucune marque de distinction ; mais, dépouillé de la majesté du trône, il lui reste la majesté du malheur qui ne lui fait pas faute; les infor- tunes de ce prince, son aveuglement si cruellement puni, et la perfide politique de ses ennemis, rendront tous les chrétiens et tous les voya- geurs attentifs à son obscur tombeau. Près de ce roi exilé a été déposé le corps tronqué de Moreau. L'em- pereur Alexandre l'a fait rapporter là de Dresde. L'idée de réunir les restes de deux hommes si à plaindre, afin de confondre dans une même prière les souvenirs de leurs destinées manquées, me paraît une des plus nobles pensées de ce prince qui, ne l'oublions jamais, a paru grand à son entrée dans une ville d'où venait de sortir Napoléon. Vers quatre heures du soir, je me suis enfin souvenu que je n'étais pas arrivé en Russie seulement pour y voir des monuments plus ou moins curieux ni pour y faire des réflexions plus ou moins phi- losophiques ; et j'ai couru chez l'ambassadeur de France. Là mon mécompte fut grand ; J'appris que le mariage de la grande^ 152 LA RUSSIE EN 1039. duchesse Marie avec le duc de Leuchtcuberg devait avoir lien le sur- leiidemain et que j'arrivais trop tard pour pouvoir être présenté avant la cérémonie. Manquer cette solennité de cour dans un pays où la cour est tout, c'était perdre mon voyage. LETTRE X. Pôlcis!)onr,f, le mf me jour, 12 juillet 1039, an soir. On m'a mené à la promenade des îles ; c'est un agréable maré- cage ; jamais la vase ne fut mieux déguisée sous les fleurs. Figurez- vous un bas-fond humide , mais que l'eau laisse à découvert pendant l'été, grâce aux canaux qui servent à égoutter le sol : tel est le terrain qu'on a planté de superbes bosquets de bouleaux et recouvert d'une foule de charmantes maisons de campagne. Des avenues de bouleaux qui, avec les pins, sont les seuls arbres indigènes de ces landes glacées, font illusion ; on se croit dans un parc anglais ; ce vaste jardin par- semé de villas et de collages tient lieu de campagne aux habitants de Pétersbourg ; c'est le camp des courtisans richement habité pen- dant un moment de l'année, et désert le reste du temps : voilà ce qu'on nomme le district des îles. On y arrive en voiture par plusieurs routes fort belles , avec des ponts jetés sur divers bras de mer. En parcourant ces allées ombragées , vous pouvez vous croire à la campagne, mais c'est une campagne monotone et artiGcielle. Pas de mouvement de terre , toujours le môme arbre : comment produire de grands effets pittoresques avec de telles données? Le soin des hommes ne supplée qu'imparfaitement à la pauvreté de la nature. Ils ont fait ici tout ce qui pouvait se faire malgré le bon Dieu : c'est toujours bien peu de chose. Sous cette zone , les plantes de serre chaude, les fruits exotiques, môme les produits des mines, l'or et les pierres précieuses sont moins rares que les arbres les plus communs de nos forôts : avec la richesse on se procure ici tout ce qui vient sous verre : c'est beaucoup comme sujet de description dans un conté LA RUSSIE EN 1839. 153 de fée, cela ne suffît pas dans un parc. Une des châtaigneraies , une des chênaies de nos collines seraient des merveilles à Pétersbourg : des maisons italiennes entourées d'arbres de Laponie, et remplies de fleurs de tous les pays, font un contraste extraordinaire plutôt qu'a- gréable. Les Parisiens, qui n'oublient jamais Paris, appelleraient cette cam- pagne peignée les Champs-Elysées russes. Cependant c'est plus grand, plus champêtre et à la fois plus orné, plus artificiel que notre pro- menade de Paris. C'est aussi plus éloigné des quartiers élégants. Le district des îles est tout à la fois une ville et une campagne; quelques prés conquis sur la fange des tourbières vous font par monieuls croire qu'il y a là des bois, des villages, des champs véritables , tandis que des maisons en forme de temples, des pilastres encadrant des serres chaudes, des colonnades devant des palais, des salles de spec- tacle à péristyles antiques , vous prouvent que vous n'êtes pas sorti de la ville. Les Russes s'enorgueillissent à juste titre de ce jardin arraché à tant de frais au sol spongieux de Pétersbourg. Mais si la nature est vaincue, elle se souvient de sa défaite, et ne se soumet qu'avec humeur ; les friches recommencent de l'autre côté de la haie du parc. Heureux les pays où la terre et le ciel luttent de profusion pour embellir le séjour de l'homme et pour lui rendre la vie facile et douce ! J'insisterais peu sur les désagréments de ce sol disgracié ; je ne re- gretterais pas tant le soleil du midi en voyageant dans le nord , si les Russes affectaient moins de dédaigner ce qui manque à leur pays ; leur parfait contentement s'étend jusqu'au climat, jusqu'à la terre ; naturellement portés aux fanfaronnades ils sont fats même pour la nature, comme ils sont fiers de la société qui les environne ; ces pré- tentions m'empêchent de me résigner, comme ce serait mon devoir, 1 et comme c'était mon intention, à tous les inconvénients des contrées septentrionales. Le delta renfermé entre la ville et l'une des embouchures de la Neva est aujourd'hui entièrement occupé par cette espèce de parc ; il est cependant compris dans l'enceinte de Pétersbourg : les villes russes renferment des pays. Celui-ci serait devenu un des quartiers po- puleux de la nouvelle capitale si l'on avaitsuivi plus exactement le plaEi du fondateur. Mais peu à peu Pétersbourg s'est réfugié au midi du fleuve dans l'espoir d'échapper aux inondations , et le terrain mare- 134 LA IIUSSIE EN in30. cagciix (les îles a été réservé exclusivement aux maisons de prin- temps des personnes les plus riches et les plus élégantes de la cour : CCS maisons sont à moitié cachées sous l'eau et sous la neige pendant neuf mois de l'année ; alors les loups font la ronde autour du pavillon de l'impératrice. Mais rien n'égale pendant les trois autres mois le luxe de fleurs de ces casins glacés le restcdu temps; néanmoins sous cette élégance factice, perce le naturel des indigènes : la manie de briller it des regards du maître comme la plante des rayons du soleil ; l'air apparliont à l'empereur ; on n'en respire cpie ce qu'il en départ iné- galement à chacun : chez le vrai courtisan le poumon ohéit comme les épaules. Il y a du calcul partout où il y a une cour et une société , mais nulle part il n'est à découvert comme ici. Cet empire est une grande salle de comédie où de toutes les loges on voit dans les cou- lisses. Il est une heure du matin ; le soleil va se lever ; je ne puis dormir encore; je finirai donc ma nuit comme je l'ai commencée, en vous écrivant sans lumière. Malgré les prétentions des Russes à l'élégance, les étrangers ne peuNcnt trouver dans tout Pétersbourg une auberge supportable. Les grands seigneurs amènent ici de l'intérieur de l'empire une suite toujours nombreuse : comme il est leur propriété, l'homme est leur luxe. Sitôt que les valets sont laissés seuls dans l'appartement du maître, ils se vautrent à l'orientale sur tous les meubles qu'ils remplis- sent de vermine ; ces bètcs passent du crin dans le bois, du bois dans le plâtre, dans les plafonds, dans les murs, dans les planchers ; en peu de jours l'habitation est infectée sans ressources, et l'impossibilité de donner de l'air aux maisons pendant l'Iiiver éternise le mal. Le nouveau pabis impérial rebâti à tant de frais d'hommes et d'ar- gent est déjà rempli de ces bètes; on dirait que ces malheureux ouvriers qui se tuèrent à orner plus vite l'habitation du maître , ont d'a\ance vengé leur mort en inoculant leur vermine à ces murs ho- micides ; déjà plusieurs chambres du palais impérial sont closes et cernées avant d'avoir été occupées. Si le château est infecté de cette troupe d'ennemis nocturnes , comment dormirais-je chez Coulon? J'y renonce, mais la clarté des nuits me console de tout. Tout à l'heure, à peine revenu des îles , à minuit , je suis encore ressorti à pied pour recueillir mes souvenirs et repasser dans ma mé- moire les conversations qui m'avaient le plus intéressé pendant celte journée. Je vous en donnerai le résumé dans un instant. Cette promenade solitaire m'a conduit à la belle rue appelée la Per- spective Neuski. Je voyais briller de loin , à la lueur du crépuscule, les petites colonnes de la tour de l'Amirauté, surmontée de sa haute aiguille métallique. La flèche de ce minaret chrétien est plus aiguë qu'aucun clocher gotliique ; elle est dorée fout entière avec l'or des LA RUSSIE EN 1030. 101 (lucals qui furent envoyés en présent ù l'empereur Pierre I" par les Ltals-Unis de Hollande. Celle chambre d'auberge, d'une malpropreté révoltante, et ce mo- nument d'une magnilicence fabuleuse, voilà Pélersbourg. Comme vous le voyez , les contrastes ne manquent pas dans cette ville où l'Kuropc se donne en spectacle à l'Asie et l'Asie à l'Eu- rope. Le peuple est beau ; les hommes de pure race slave , amenés de l'intérieur par les riches seigneurs qui les emploient à leur service , ou qui leur permettent d'exercer divers métiers dans Pélersbourg pendant un certain laps de temps, sont remarquables par leurs cheveux blonds et leur teint rosé, mais surtout par la perfection de. leur proOl qui rappelle les statues grecques ; leurs yeux taillés en amande ont la coupe asiatique avec la couleur du nord ; ils sont or- dinairement bleu de faïence , et ils ont une expression de douceur, de grâce et de fourberie particulière. Ce regard toujours mobile , donne à l'iris des teintes chatoyantes et qui varient depuis le vert du serpent, le gris du chat jusqu'au noir de la gazelle, quoique le fond reste bleu ; la bouche, ornée d'une moustache dorée et soyeuse , est d'une coupe parfaitement pure, et les dents éclatantes de blancheur, éclairent le visage ; leur forme quelquefois aiguë les rend alors sem- blables aux dents du tigre ou à une scie; le plus souvent cependant elles sont d'une régularité parfaite. Le costume de ces hommes est toujours original ; c'est tantôt la tunique grecque avec une ceinture de couleur tranchante , tantôt la robe persane , tantôt la redingote russe courte, fourrée en peau de mouton tournée vers le dehors ou vers le dedans, selon la température. Les femmes du peuple sont moins belles ; on en rencontre peu dans les rues, et celles qu'on y voit n'ont rien d'attrayant ; elles paraissent abruties. Chose singulière î les hommes ont de la recherche et les femmes de la négligence dans leur parure. Cela tient peut-être à ce que les hommes sont attachés à la maison des grands seigneurs par leur service. Les femmes du peuple ont la démarche pesante; elles portent pour chaussure de grosses bottes de cuir gras qui leur déforment le pied; leur personne, leur taille, tout en elles est sans élégance; leur teint terreux, même lorsqu'elles sont jeunes , n'a pas l'éclat de celui des hommes. Leur petite redingote à la russe , courte , ouverte par devant, est garnie de fourrures presque toujours déchirées, et qui t62 LA RUSSIE EN 1039. tombent en lambeaux. Ce costume serait joli , s'il était mieux porté, comme disent nos marchands , et si l'effel n'eu était gâté le plus souvent par une taille déformée et par une malpropreté repoussante; la coiffure nationale des femmes russes est belle , mais elle devient rare; on ne la voit plus, m'a-t-on dit , que sur la tète des nourrices et sur celles des femmes de la cour aux jours de cérémonie ; c'est une espèce de tour de carton, dorée, brodée et très-évasée du haut. Les attelages sont pittoresques; les chevaux ont de la vitesse , du nerf et du sang, mais les équipages que j'ai vus réunis ce soir aux îles, sans en excepter les voitures des plus grands seigneurs, sont dépourvus d'élégance, ils manquent même de propreté. Ceci m'explique le désordre, la négligence des domestiques du grand-duc héritier, la pe- santeur, le vilain vernis de ses carrosses que j'ai vus lors du passage de ce prince à Ems. La magnificence en gros, le luxe voyant, la do- rure, l'air de grandeur, sont naturels aux seigneurs russes : l'élégance, le soin, la propreté ne le sont pas. Autre chose est d'aimer à étonner les passants par l'opulence, autre chose de jouir de la richesse, môme en secret, comme d'un moyen de se cacher à soi-même le plus qu'on peut les tristes conditions de l'existence humaine. On m'a conté ce soir plusieurs traits curieux relatifs à ce que nous appelons l'esclavage des paysans russes. Il est difficile de nous faire une juste idée de la vraie position de cette classe d'hommes qui n'ont aucun droit reconnu, et qui cepen- dant sont la nation même. Privés de tout par les lois, ils ne sont pas aussi dégradés au moral qu'ils sont socialement avilis ; ils ont de l'es- prit, quel(}uefois de la fierté ; mais ce qui domine dans leur caractère et dans la conduite de leur vie entière, c'est la ruse. Personne n'a le droit de leur reprocher cette conséquence trop naturelle de leur situa- tion. Ce peuple toujours en garde contre des maîtres dont il éprouve à chaque instant la mauvaise foi effrontée, compense à force de finesse le manque de probité des seigneurs envers leurs serfs. Les rapports du paysan avec le possesseur de la terre ainsi qu'avec la patrie, c'est-à-dire l'empereur qui représente l'Ltat, seraient un objet d'étude digne à lui seul d'un long séjour dans l'intérieur de la Russie. Dans beaucoup de parties de l'empire les paysans croient qu'ils ap» partiennent à la terre, condition d'existence qui leur paraît naturelle, tandis qu'ils ont peine à comprendre comment des hommes sont la LA RUSSIE EN 1039. 1G;1 propriété d'un homme. Dans beaucoup d'autres contrées les paysans pensent que la terre leur appartient. Ceux-ci sont les plus heureux > s'ils ne sont les plus soumis des esclaves. Il y en a qui, lorsqu'on les met en vente, envoient au loin prier uu maître dont la réputation de bonté est venue jusqu'à eux, de les acheter, eux, leurs terres, leurs enfants et leur bétes, et si ce seigneur, célèbre parmi eux pour sa douceur (je ne dis pas pour sa justice, le sentiment de la justice est inconnu en Russie, même parmi les hommes dénués de tout pouvoir), si ce seigneur désirable n'a pas d'argent, ils lui en donnent afin d'être sûrs qu'ils n'appartiendront iiu'àlui. Alors le bon seigneur, pour contenter ses nouveaux paysans, les achète de leurs propres deniers et les accepte comme serfs ; puis il les exempte d'impcMs pendant un certain nombre d'années, les dé- dommageant ainsi du prix de leurs personnes qu'ils lui ont payé d'avance, en acquittant pour lui la somme qui représente la valeur du domaine dont ils dépendent, et dont ils l'ont, pour ainsi dire, forcé de devenir propriétaire. Voilà comment le serf opulent met le sei- gneur pauvre en état de le posséder à perpétuité, lui et ses descen- dants. Heureux de lui appartenir et à sa postérité, pour échapper par là au joug d'un maître inconnu, ou d'un seigneur réputé méchant. Vous voyez que la sphère de leur ambition n'est pas encore bien étendue. Le plus grand malheur qui puisse arriver à ces hommes-plantes , c'est devoir leur sol natal vendu : on les vend toujours avec la glèbe à laquelle ils sont toujours attachés ; le seul avantage réel qu'ils aient retiré jusqu'ici de l'adoucissement des lois modernes, c'est qu'on ne peut plus vendre l'homme sans la terre. Encore cette défense est-elle éludée par des moyens connus de tout le monde : ainsi au lieu de vendre une terre entière avec ses paysans, on vend quelques arpents, et cent et deux cents hommes par arpent. Si l'autorité apprend cette escobarderie, elle sévit; mais elle a rarement l'occasion d'intervenir, car entre le délit et la justice suprême, c'est-à-dire l'empereur, il y a tout un monde de gens intéressés à perpétuer et à dissimuler les abus... Les propriétaires souffrent autant que les serfs de cet état de choses, surtout ceux dont les affaires sont dérangées. La terre est dif- ficile à vendre, si difficile qu'un homme qui a des dettes et qui veut les payer, fmitpar emprunter à la banq le impériale les sommes dont 164 I.A RUSSIE EN 1039. il a besoin, et la banque prend hypothc^que sur les biens de l'emprun- teur. Il résulte de là que l'empereur devient le trésorier et le créan- cier de toute la noblesse russe, et que la noblesse ainsi bridée par le pouvoir suprême est dans l'impossibilité de remplir ses devoirs envers le peuple. Un jour, un seigneur voulait vendre une terre : la nouvelle de ce projet met le pays en alarme ; les paysans du seigneur députent vers lui les anciens du village qui se jettent à ses pieds et lui disent en pleurant qu'ils ne veulent pas être vendus. « 11 le faut, répond le seigneur, il n'est pas dans mes principes d'augmenter l'impôt que payent mes paysans ; cependant je ne suis pas assez riche pour garder une terre qui ne me rapporte presque rien. — N'est-ce que cela? s'écrient les députés des domaines du seigneur, nous sommes assez riches, nous, pour que vous puissiez nous garder. » Aussitôt, de leur plein gré, ils fixent leurs redevances au double de ce qu'ils payaient depuis un temps immémorial. D'autres paysans, avec moins de douceur et une finesse plus dé- tournée, se révoltent contre leur maître, uniquement dans l'espoir qu'ils deviendront serfs de la couronne. C'est le but de l'ambition de tous les paysans russes. Affranchissez brusquement de tels hommes, vous mettez le feu au pays. Du moment où les serfs séparés de la terre verraient qu'on la vend, qu'on la loue, qu'on la cultive sans eux, ils se lèveraient en masse, en criant qu'on les dépouille de leur bien. Dernièrement dans un village lointain où le feu avait pris, les paysans qui se plaignaient de leur seigneur à cause de sa tyrannie, ont profité du désordre qu'ils avaient peut-être causé eux-mêmes, pour se saisir de leur ennemi, c'est-à-dire de leur maître, pour l'en- traîner à l'écart, l'empaler et le faire rôtir au feu même de l'incendie; ils ont cru se justifier suffisamment de ce crime en assurant par ser- ment que cet infortuné avait voulu brûler leurs maisons et qu'ils n'avaient fait que se défendre. Sur de tels actes l'empereur ordonne le plus souvent la déportation du village entier en Sibérie; voilà ce qu'on appelle à Pélersbourg peupler l'Asie. Quand je pense à ces faits et à une foule d'autres cruautés plus ou moins secrètes qui ont lieu journellement dans le fond de cet im- mense empire, où les distances favorisent également la révolte et l'op- LA RUSSIE EN 1839. 165 pression, je prends le pays, le gouvernement et toute la population en haine ; un malaise indéGnissablc me saisit, je ne songe plus qu'a i'uir. Le luxe de Heurs et de livrées étalé chez les grands m'amusait ; il me révolte, et je me reproche comme un crime le plaisir que j'ai pris à le contempler d'abord : la fortune d'un propriétaire se suppute ici en tôtes de paysans. L'homme non libre est monnayé ; il vaut l'un dans l'autre dix roubles par an à son propriétaire qu'on appelle libre parce qu'il a des serfs. Il y a des contrées où chaque paysan rapporte trois et quatre fois cette somme à son seigneur. En Russie, la monnaie humaine change de valeur comme chez nous la terre, qui double de prix selon les débouchés qu'on trouve à ses produits. Je passe ici mon temps à calculer malgré moi, combien il faut de familles pour payer un chapeau, un châle ; si j'entre dans une maison, un rosier, un hor- tensia, ne sont pas à mes yeux ce qu'ils me paraîtraient ailleurs; tout me semble teint de sang ; je ne vois de la médaille que le revers. La somme des âmes condamnées à souffrir jusqu'à la mort pour complé- ter les aunes d'étoffe employées dans l'ameublement, dans l'ajuste- ment d'une jolie femme de la cour, m'occupe plus que sa parure et sa beauté. Absorbé par le travail de cette triste supputation, je me sens devenir injuste ; il est telle personne dont la flgure toute charmante me rappelle, en dépit de mes réclamations secrètes, les caricatures contre Bonaparte répanduesen 1813 dans la France et dans l'Europe. Quand vous aperceviez d'un peu loin le colosse de l'empereur, il était ressemblant, mais en regardant de près cette image, vous reconnais- siez que chaque trait du visage était un composé de cadavres mutilés. Partout le pauvre travaille pour le riche qui le paye ; mais ce pauvre dont le temps est rétribué par l'argent d'un autre homme, n'est pas parqué pour sa vie dans un clos comme une pièce de bétail, et bien qu'il soit obligé de vaquer au labeur qui lui fournit chaque jour le pain de ses enfants, il jouit d'une sorte de liberté au moins apparente ; or l'apparence , c'est presque tout pour un être à vue bornée et à imagination sans borne. Chez nous îe mercenaire aie droit de changer de pratiques, de domicile, même de métier, son travail n'est pas considéré comme la rente du riche qui l'emploie; mais le serf russe est la chose du seigneur : enrôlé depuis sa naissance jusqu'à sa mort au service d'un même maître, sa vie représente à ce propriétaire de son travail une parcelle de la somme nécessaire à des IGG LA RUSSIE EN 1839. capricos, à des fantaisies annuelles : certes, dans un État constitué de la sorte, le luxe n'est plus innocent, il n'a point d'excuse. Toute so- ciété où la classe raoyenne n'existe pas devrait proscrire le luxe comme un scandale, parce que, dans les pays bien organisés, ce sont les pro- fits que cette classe retire de la vanité des classes supérieures qui mo- tivent et excusent l'opulence des riches. Si, comme on le dit, la Russie devient un pays industriel, les rap- ports du serf avec le possesseur de la terre ne tarderont pas à se modifier; une population de marchands et d'artisans indépendants s'élèvera entre les nobles et les paysans, mais aujourd'hui elle com- mence à peine à naître; elle se recrute encore presque uniquement parmi des étrangers. Les fabricants, les commerçants, les marchands jsont presque tous des Allemands. Il n'est que trop facile ici de se laisser prendre aux apparences de la civilisation. Si vous voyez la cour et les gens qui la grossissent, vous V ous croyez chez une nation avancée en culture et en économie poli- tique ; mais lorsque vous réfléchissez aux rapports qui existent entre les diverses classes de la société, lorsque vous voyez combien ces classes sont encore peu nombreuses, enfin lorsque vous examinez attentive- ment le fond des mœurs et des choses, vous apercevez une barbarie réelle à peine déguisée sous une magnificence révoltante. Je ne reproche pas aux Russes d'être ce qu'ils sont ; ce que je blâme en eux, c'est la prétention de paraître ce que nous sommes. Ils sont encore incultes ; cet état laisse du moins le champ libre à l'espérance ; mais je les vois incessamment occupés du désir de singer les autres nations, et ils les singent à la façon des singes, en se moquant de ce qu'ils copient. Alors je me dis : Voilà des hommes perdus pour l'état sauvage et manques pour la civilisation, et le terrible mot de Voltaire ou de Diderot, oublié en France, me revient à l'esprit : « Les Russes sont pourris avant que d'être mûrs. » A Pélersbourg, tout a l'air opulent, grand, magnifique, mais si vous jugiez de la réalité d'après cette figure des choses, vous vous trouveriez étrangement déçu ; d'ordinaire le premier effet de la civilisation, c'est de rendre la vie matérielle facile ; ici tout est diffi- cile ; une apathie rusée, tel est le secret de la vie du commun des hommes. Voulez-vous apprendre avec exactitude ce qu'il faut voir dans celte grande ^ille? Si Schnitzler ne vous suffit pas, vous ne trouverez point LA RUSSIE EN 1039. 167 d'autre guide ' ; nul libraire ne vend un indicateur complet des cu- riosités de Pélersbourg; or, les hommes instruits que vous question- nez ont un intérêt à ne pas vous éclairer, ou ils ont autre chose à faire qu'à vous répondre ; l'empereur, le lieu qu'il habile, le projet qui l'occupe ostensiblement, voilà le seul sujet digne d'absorber la pensée d'unlîusse qui pense. Ce catéchisme de cour suffit à la vie. Tous ont le désir de se rendre agréables au maître en contribuant à cacher quelque coin de la vérité aux voyageurs. Personne ne songe à favo- riser les curieux ; on aime à les tromper par des documents faux; il faudrait le talent d'un grand critique pour bien voyager en Russie. Sous le despotisme, curiosité est synonyme d'indiscrétion ; l'empire, c'est l'empereur régnant ; s'il se porte bien, vous ôles dispensé de tout autre souci , et votre cœur et votre esprit ont le pain quotidien. Pourvu que vous sachiez où réside et comment vit cette raison de toute pensée, ce moteur de toute volonté, de toute action, vous, étranger où sujet russe, vous n'avez rien à demander à la Russie, pas môme votre chemin, car sur le plan russe de la ville de Pétersbourg, vous ne trouvez indiqué que le nom des principales rues. Et pourtant cet effrayant degré de puissance n'a pas suffi au czar Pierre ; cet homme ne s'est pas contenté d'être la raison de son peuple, il en a voulu être la conscience; il a osé faire le destin des Russes dans l'éternité, comme il ordonnait de leurs démarches dans ce monde. Ce pouvoir qui suit l'homme au delà du tombeau me paraît monstrueux ; le souverain qui n'a pas reculé devant une telle responsabilité, et qui, malgré ses longues hésitations, apparentes ou réelles, a fini par se rendre coupable d'une si exorbitante usurpation, a fait plus de mal au monde par ce seul attentat contre les prérogatives du prêtre et la li- berté religieuse de l'homme, que de bien à la Russie par toutes ses qualités guerrières, administratives, et par son génie industrieux. Cet empereur, type et modèle de l'empire et des empereurs actuels, est un singulier composé de grandeur et de minutie. Esprit domina- teur comme les plus cruels tyrans de tous les siècles et de tous les pays, ouvrier assez ingénieux pour rivaliser avec les meilleurs mé- caniciens de son époque, souverain scrupuleusement terrible; aigle et fourmi, lion et castor, ce maître impitoyable pendant sa vie s'impose encore comme une espèce de saint à la postérité dont il veut tyran- ' Schnitzler csl l'auleur de la meilleure statistique qu'on ait faite sur la Russie, 168 LA RUSSIE EN 1039. niser le jugement après avoir passé sa vie à tyranniser les actes de ses sujets ; juger cet homme, le qualifier avec impartialité , c'est aujour- d'iiui encore un sacrilège qui n'est pas sans danger même pour un étranger obligé de vivre en Russie. Je brave ce péril à chaque instant de la journée, car de tous les jougs le plus insupportable pour moi, c'est celui d'une admiration convenue *. En Russie le pouvoir, tout illimité qu'il est, a une peur extrême du blâme, ou seulement de la franchise. Un oppresseur est de tous les hommes celui qui craint le plus la vérité, il n'échappe au ridicule que par la terreur et le mystère, de là il arrive qu'on ne peut parler des personnes ici, ni de rien ; pas plus des maladies dont sont morts les empereurs Pierre III et Paul I" que des clandestines amours que quelques malveillants prêtent à l'empereur régnant. Les distractions de ce prince ne passent... que pour des distractions! Ceci une fois reconnu, quelques conséquences qu'elles aient d'ailleurs pour cer- taines familles, on doit les ignorer sous peine d'être accusé du plus grand des crimes aux yeux d'un peuple composé d'esclaves et de di- plomates : du crime d'indiscrétion. Je suis impatient de voir l'impératrice. On la dit charmante; mais elle passe ici pour frivole et pour fière. Il faut tout à la fois de la hauteur de sentiment et de la légèreté d'esprit pour supporter une existence comme celle qu'on lui a faite. Elle ne se mêle d'aucune affaire, ne s'informe d'aucune chose ; on sait toujours trop quand on ne peut rien. L'impératrice fait comme les sujets de l'empereur : tout ce qui est né Russe ou veut vivre en Russie se donne le mot pour se ' On lit dans M. de Ségur les faits suivants : « Pierre lui-même a interrogé ces » criminels (les strclitz) par la torture; puis, à l'imitation d'Iwan le ïjran, il se » fait leur juge, leur bourreau, il force ses nobles, restes fidèles, à trancher les tètes » des nobles coupables qu'ils viennent de condamner. Le cruel, du haut de son » trône, assiste d'un œil sec à ces exécutions; il fait plus, il mêle aux joies des » festins l'horreur des supplices. Ivre de vin et de sang, le verre d'une main, la » hache de l'autre, en une seule heure vingt libations successives marquent la chute » de vingt tètes de strélilz, qu'il al)at à ses pieds, en s'enorgueillissant de son hor- » rible adresse. L'année d'après, le contre-coup soit du soulèvement de ses janis- » saires, soit de l'atrocité de leur supplice, retentit au loin dans l'empire, d'autres r a révoltes éclatent. Quatre-vingts slrélitz, chargés de chaînes, sont traînés d'Azofr! '"' » Moscou; et leurs tètes, qu'un boyard tient successivement par les cheveux » tombent encore sous la hache du czar. » Uisloire de Russie el de Pierre le Grand, par M. le général comte de Ségur, pages 327 et 328. Paris, Baudouin, 182D, deuxième édition. LA RUSSIE EX 1039. 169 taire indistinctement sur toute ciiose; rien ne se dit ici et pourtant tout se sait : les conversations secrètes devraient être bien intéres- santes; mais qui se les permet? Réfléchir, discerner, c'est se rendre suspect. M. de Repnin gouvernait l'empire et l'empereur ; M. de Repnin est disgracié depuis deux ans, et depuis deux ans la Russie n'a pas entendu prononcer ce nom, qui naguère était dans toutes les bouches. 11 est tombé en un jour du faîte du pouvoir dans la plus profonde obscurité : personne n'ose se souvenir de lui ni même croire à sa vie, non pas à sa vie présente, mais à sa vie passée. En Russie, le jour de la chute d'un ministre, les amis deviennent sourds et aveugles. Un homme est enterré aussitôt qu'il a l'air disgracié. Je dis l'air parce qu'on ne s'avance jamais jusqu'à dire qu'un homme soit disgracié, quoiqu'il le paraisse quelquefois. Avouer la disgrâce c'est tuer. Voilà pourquoi la Russie ne sait pas aujourd'hui si le ministre qui la gou- vernait hier existe. Sous Louis XV l'exil de M. de Choiseul fut un triomphe; en Russie la retraite de M. de Repnin est la mort. A qui le peuple en appellcra-t-il un jour du mutisme des grands? Quelle explosion de vengeance prépare contre l'autocratie l'abdica- tion d'une aussi lâche aristocratie? Que fait la noblesse russe? elle adore l'empereur, et se rend complice des abus du pouvoir souverain pour continuer elle-même à opprimer le peuple, qu'elle fustigera tant que le dieu qu'elle sert lui laissera le fouet et la main (notez que c'est elle qui a créé ce dicu|). Était-ce là le rôle que lui réservait la Providence dans l'économie de ce vaste empire? Elle en occupe les postes d'honneur : qu'a-t-elle fait pour les mériter? Le pouvoir exor- bitant et toujours croissant du maître est la trop juste punition de la faiblesse des grands. Dans l'histoire de Russie personne, hors l'empe- reur, n'a fait son métier ; la noblesse, le clergé , toutes les classes de la société se sont manqué à elles-mêmes. Un peuple opprimé a tou- jours mérité sa peine ; la tyrannieest l'œuvredes nations. Oulemonde civilisé passera de nouveau avant cinquante ans sous le joug des bar- bares, ou la Russie subira une révolution plus terrible que ne le fut la révolution dont l'occident de l'Europe ressent encore les efTets. Je remarque qu'on me craint ici parce qu'on sait que j'écris avec conviction ; nul étranger ne peut mettre le pied dans ce pays sans se sentir aussitôt pesé et jugé. « C'est un homme sincère, pense-t-on , donc il peut être dangereux. » Voyez la différence : sous le gouvcr- 170 lA RissiE EN mao. nement dos avocals, un homme sincère n'est qu'inutile? « La haine (hi despotisme règne vaguement en France, disent-ils; elle est [exa- i,vrée, et n'est point éclairée, aussi nous la bravons; mais le jour où un voyageur, croyable parce qu'il croit, dira les abus réels qui ne peuvent manquer de lui sauter aux yeux chez nous, on nous verra tels que nous sommes. Aujourd'hui la France aboie contre nous sans nous connaître ; elle nous mordra le jour où elle nous connaîtra. » Les Russes me font trop d'honneur sans doute par cette inquié- tude ; mais, malgré la dissimulation de ces cœurs profonds, ils ne peuvent me cacher leur préoccupation à mon égard. Je ne sais si je dirai ce que je pense de leur pays , mais je sais qu'ils se rendent justice à eux-mêmes quand ils redoutent les vérités que je puis dire. Les Russes ont le nom de tout et ils n'ont la chose de rien ; ils ne sont riches qu'en affiches : lisez les étiquettes, ils ont la civilisa- tion, la société, la littérature, le théiitre, les arts, la science, mais ils n'ont pas un médecin ; le savoir consciencieux est inconnu dans une société qui vient de naître. Ètes-vous malade , avez-vous la Cèvre? traitez-vous vous-même, ou faites appeler un médecin étranger. Si vous demandez à tout hasard le médecin accrédité dans le quartier que vous habitez, vous êtes mort, car la médecine russe est dans l'en- fance. Hors le médecin de l'empereur, qui est Russe et savant , m'a- t-on dit, les seuls docteurs qui ne vous assassinent pas sont la plupart des Allemands attachés aux princes : mais les princes vivent dans un mouvement perpétuel ; vous ne pouvez savoir positivement où ils sont : vous n'avez donc, à proprement parler, point de médecin. Ceci n'est pas une imagination ; c'est le résultat d'un fait que j'ai observé de mes yeux depuis plusieurs jours, et que je me refuse le plaisir de caractériser davantage dans ce récit pour ne compromettre personne. Comment faire courir à 20, 40 ou GOwerstes (deux lieues deFrance font septwerstes) pour savoir quel mal vous avez? Et si, après avoir envoyé chercher le médecin à la résidence habituelle de son prince, on ne l'y trouve pas, que devient votre espoir? « M. le docteur n'est point ici. » Vous ne pouvez obtenir d'autre réponse; quel parti prendre? vous informer ailleurs? Mais en Russie tout est matière à silence , tout sert à montrer la vertu favorite du pays, la réserve ; l'occasion de passer pour discret ne peut manquer à qui sait la saisir, et quel Russe ne voudrait pas se faire valoir à si peu de frais? on doit LA RUSSIE EN 1039. TTl ignorer les projets et la marche des grands ou des gens attachés à leur personne par un emploi de confiance tel que celui de médecin ; tout ce qu'il ne leur plaît pas d'en faire connaître officiellement à des hommes nés courtisans et dont la passion est l'obéissance doit rester secret. Ici le mystère tient lieu de mérite : si vous avez été éconduit par une première réponse évasive, gardez-vous bien de revenir à la charge et de recommencer vos questions. Vous êtes malade? c'est bon: ou vous guérirez tout seul, ou vous mourrez , ou vous attendrez le re- tour de votre médecin. Au surplus, le plus habile de ces docteurs de prince est encore fort inférieur au dernier de nos médecins d'hôpitaux ; les plus savants praticiens ne tardent pas à se rouiller quand ils passent leur vie dansune cour. La cour a beau tenir lieu de tout à Pétersbourg, rien ne remplace pour le praticien l'expérience qu'il acquiert au lit du malade. Je lirais avec un vif intérêt de curiosité les mémoires secrets et véri- diques d'un médecin de cour en Russie, mais je ne suivrais pas ses ordonnances ; ces hommes sont placés pour être meilleurs chroni- queurs que docteurs. Donc , en dernière analyse , ce que vous avez de mieux à faire si vous tombez malade chez ce peuple soi- disant civilisé, c'est de vous croire parmi des sauvages et de laisser agir la nature. En rentrant chez moi ce soir j'y ai trouvé une lettre qui m'a causé la plus agréable surprise. Grâce à la protection de notre ambassadeur je serai admis demain dans la chapelle impériale etj'y verrai le mariage de la grande-duchesse. Paraître à la cour avant d'être présenté, c'est contre toutes les lois de l'étiquette; j'étais loin d'espérer une telle faveur. L'empereur me l'accorde. Le comte WoronzoCT, grand maître des cérémonies , sans m'avoir prévenu, car il ne voulait pas me leurrer d'une vague espérance, avait envoyé un courrier à PéterhofT, qui est à dix lieues de Saint- Pétersbourg, afin de supplier sa majesté de vouloir bien ordonner de mon sort pour le lendemain. Ce soin gracieux n'a pas été perdu. L'empereur a répondu que je verrais le mariage dans la chapelle de j la cour, et que je serais présenté sans cérémonie le soir du même jour au bal. A demain donc au sortir de la chapelle impériale. 172 LA RUSSIE EN 103». li:ttiie XI. Ce 14 juillet 1C39 (ciiKniantc ans jour pour jour aiiris la prise té tout le temps de la cérémonie. Le Te Deum fut chanté en action de grâces pour les faveurs obtenues dans le courant de l'année qui vient de s'écouler; un cardinal donna la bénédiction. Sji saintelé élait toujours prosternée; le prince de Leuchtenberg s'était mis à genoux, mais la princesse était restée assise. » LA RUSSIE EN 1039. 185 plus haut, et m'autorise à vous répijter que la sévérité inquiète est (i(nenuc l'expression habituelle de la physionomie de l'empereur. Aujounriiui que la révolte est, pour ainsi dire, dans l'air, l'au- tocralie elle-même redouterait-elle (juelque atteinte à sa puissance? (lotte crainte fait un contraste désaj^réable et même effrayant avec l'idée qu'elle conserve de ses droits. Le pouvoir absolu devient par trop redoutable quand il a peur. En voyant le tremblement nerveux , la faiblesse et la maigreur de l'impératrice, de cette femme si gracieuse , je m.e rappelais ce qu'elle aNait du souffrir pendant la révolte de l'avènement au trône , et je nie dis tout bas : «L'héroïsme se paye !... » C'est de la force , mais une force qui épuise la vie. Je vous ai dit que tout le monde était tombé à genoux , et l'em- pereur après tout le monde : les époux sont mariés; la famille impé- périale , la foule se relève ; à ce moment les prêtres et le cliœur entonnent le Te Deum , tandis qu'au dehors des décharges d'artillerie annoncent à la ville la consécration du mariage. L'effet de cette musique céleste accompagnée par des coups de canon , par le tinte- ment des cloches et par les acclamations lointaines du peuple , est inexprimable. Tout instrument de musique est banni de l'église grecque , et les seules voix d'hommes y célèbrent les louanges du Seigneur. Cette sévérité du rit oriental est favorable à l'art , à qui elle conserve toute sa simplicité , et elle produit des effets de chant vraiment célestes. Je croyais entendre au loin le battement des cœurs de soixante millions de sujets ; orchestre vivant qui suivait , sans le couvrir, le chant de triomphe des prêtres. J'étais ému : la musique peut faire tout oublier pour un moment , môme le despotisme. Je ne puis comparer ces chœurs sans accompagnement qu'aux Miserere de la semaine sainte dans la chapelle Sixtine à Rome, ex- cepté que la chapelle du pape n'est plus que l'ombre de ce qu'elle était jadis. C'est une ruine de plus dans les ruines de Rome. Au milieu du siècle dernier , à l'époque où l'école italienne bril- lait de tout son éclat, les vieux chants grecs furent refondus, sans être gâtés , par des compositeurs venus de Rome à Pétersbourg ; ces étrangers produisirent un chef-d'œuvre , parce que tout leur esprit et toute leur science furent appliqués à respecter l'œuvre de l'anti- quité. Leur travail est devenu une composition classique et l'exécu- tion est digne de la conception : les voix de soprano ou d'enfants de 186 LA UDSSIE EN 1839. chœur , car nuUo femme ne f.iit partie de la musique de la chapelle impériale, chaulent avec une justesse parfaite : les basses-tailles sont fortes, graves et pures. Je ne me souviens pas d'en avoir entendu d'aussi belles ni d'aussi basses. Tour un amateur de l'art , la musique de la chapelle impériale vaut seule le voyage de Pétersbourg ; les piano , les forte , les nuances les plus fines de l'expression sont observées avec un profond sentiment, avec un art merveilleux et un ensemble admirable : le peuple russe est musical ; on n'en peut douter quand on a entendu ses chants d'é« glise. J'écoutais sans oser respirer et j'appelais de tous mes vœux notre savant ami Meyerbeer pour m'expliquer des beautés que je sentais profondément sans les comprendre ; il les aurait comprises en s'en inspirant , car sa manière d'admirer les modèles , c'est de les égaler. Pendant ce Te Deum, au moment où deux chœurs se répondent, le tabernacle s'ouvre et l'on voit les prêtres coilTés de leurs tiares étincelanlcs de pierreries , vôtus de leurs robes d'or , sur lesquelles se détachent majestueusement leurs barbes d'argent : il y en a qui tombent jusqu'à la ceinture; les assistants sont aussi brillants que les officiants. Cette cour est magnifique et le costume militaire y reluit de tout son éclat. Je voyais avec admiration le monde apporter à Dieu l'hommage de toutes ses pompes , de toutes ses richesses. La musique sacrée était écoutée , par un auditoire profane , avec un silence , un recueillement qui rendraient beaux des chants moins sublimes. Dieu est là , et sa présence sanctifie m(^me la cour ; le monde n'est plus que l'accessoire , la pensée dominante est le ciel. L'archevêque officiant ne déparait pas la majesté de cette scène. S'il n'est pas beau , il est vieux ; sa petite figure est celle d'une be- lette souffrante, mais sa tête est blanchie par l'Age ; il a l'air fatigué, malade ; un prêtre vieux et faible ne peut être ignoble. A la fin de la cérémonie , l'empereur est venu s'incliner devant lui et lui baiser la main avec respect. Jamais l'autocrate ne manque une occasion de donner l'exemple de la soumission , quand cet exemple peut lui pro- fiter. J'admirais ce pauvre archevêque qui paraissait mourant au milieu de sa gloire , cet empereur à la taille majestueuse , au visage noble, qui s'abaissait devant le pouvoir religieux : et plus loin, les deux jeunes époux , la famille , la foule , enfin toute la cour qui rem- plissait et animait la chapelle : il y avait là le sujet d'un tableau. LA RUSSIE EN 1039. 187 Avant la cérémonie , je crus que l'archevêque allait tomber en défaillance; la cour l'avait fait attendre longtemps au mépris du mot de Louis XVIII : « L'exactitude est la politesse des rois. » Malgré l'expression rusée de sa physionomie, ce vieillard m'inspi- rait de la pilié à défaut de respect : il était si débile, il soutenait la fatigue avec tant de patience que je le plaignais. Qu'importe que cette patience fût puisée dans la piété ou dans l'ambition? elle était cruellement éprouvée. Quant à la figure du jeune duc de Leuchtenberg j'avais beau faire effort pour m'habituer à elle , elle ne me plaisait pas plus à la fin de la cérémonie qu'au commencement. Ce jeune homme a une belle tournure militaire, voilà tout : il me prouve ce que je savais : c'est que de nos jours les princes sont moins rares que les gentilshommes. Le jeune duc m'eût paru mieux placé dans la garde de l'empereur que dans sa famille. Nulle émotion ne s'est manifestée sur sa physio- nomie à aucun moment de ces cérémonies qui pourtant m'ont paru touchantes, à moi spectateur indifférent. J'avais apporté là de la curiosité , j'y ai senti du recueillement, et le gendre de l'empereur, le héros de la scène , avait l'air étranger à ce qui se passait autour de lui. Il n'a point de physionomie. Il paraissait embarrassé de sa per- sonne plus qu'intéressé à ce qu'il faisait. On voit qu'il compte peu sur la bienveillance d'une cour où le calcul règne plus absolument que dans toute autre cour , et où sa fortune inattendue doit lui faire plus d'envieux que d'amis. Le respect ne s'improvise pas ; je hais toute position qui n'est pas simple et ne puis me défendre d'une sévérité quelquefois injuste pour l'homme qui accepte , par quelque motif que ce soit, une telle position. Ce jeune prince a cependant une légère ressemblance avec son père dont le visage était intelligent et gracieux; malgré l'uniforme russe, où tous les hommes sont gênés; tant on y est serré, il m'a paru que sa démarche était légère comme celle d'un Français : il ne se doutait guère , en passant devant moi , qu'il y avait là un homme qui portait sur sa poitrine un souvenir précieux pour tous deux , mais surtout pour le fils d'Eugène Beau- harnais. C'est le talisman arabe que M. de Beauharnais , le père du vice-roi d'Italie et le grand-père du duc de Leuchtenberg , a donné à ma mère en passant devant la chambre qu'elle habitait aux Caraies, au moment où il partait pour l'échafaud. La cérémonie religieuse terminée dans la chapelle grecque devait 188 LA RUSSIE EN 1039. être suivie d'une seconde bénédiction nuptiale par un prôlre catho- lique dans une des salles du palais , consacrée , pour aujourd'hui seulement, à ce pieux usage. Après ces deux mariages les époux et leur famille devaient se mettre à table; moi, n'ayant la permission d'assister ni au mariage catholique , ni au banquet, je suivis le gros de la cour et je sortis pour venir respirer un air moins étouiïant en me félicitant du peu d'elTet qu'avait produit ma botte emportée. Pourtant (pielques personnes m'en ont parlé en riant, voilà tout. En bien comme en mal, rien de ce qui ne regarde que nous-mêmes n'est aussi important que nous le pensons. Au lieu de me reposer je vous écris. Voilà comme je vis en voyage. Au sortir du palais j'ai retrouvé ma voiture sans peine; je vous le répèle : il n'y a de grande alTluence nulle part en Russie ; l'espace y est toujours trop vaste pour ce qu'on y fait. C'est l'avantage d'un pays où il n'y a pas de nation. La première fois qu'il y aura presse à Pétcrsbourg on s'y écrasera ; dans une société arrangée comme l'est celle-ci , la foule ce serait la révolution. Le vide qui règne ici partout fait paraître les monuments trop petits pour les lieux ; ils se perdent dans l'immensité. La colonne d'Alexandre passe pour être plus haute que celle de la place Ven- dôme à cause des dimensions de son piédestal ; le fût est d'un seul morceau de granit : et c'est le plus grand de tous ceux qui aient jamais été travaill 's de main d'homme : eh bien ! cette immense colonne élevée entre le palais d'hiver et le demi-cercle de bâtiments qui termine une des extrémités de la place fait à l'œil l'effet d'un pieu; et les maisons qui bordent cette place semblent si plates et si basses qu'elles ont l'air d'une palissade. Figurez-vous une enceinte où cent mille hommes manœuvreraient sans la remplir et sans qu'elle fût peuplée à l'œil : rien n'y peut paraître grand. Celte place ou plutôt ce Champ-de-Mars russe est fermée par le palais d'hiver dont les façades viennent d'être rebâties sur les plans de l'ancien palais de l'impératrice Elisabeth. Celui-ci du moins repose les yeux des roides et mesquines imitations de tant de monuments d'Athènes et de Rome : il est dans le goût de la régence , c'est du Louis XIV^ dégénéré , mais très-grand. Le cùlé de la place opposé au palais d'hiver est terminé en demi-cercle et clos par des bâtiments où l'on a établis plusieurs ministères : ces édilices sont pour la plupart construits dans le style LA RUSSIE EN 1039. 180 grec antique. Singulier goût ! ... des temples élevés à des contjmis ! Le long de la même place se trouvent les bâtiments de l'Amirauté;, ceux-ci sont pittoresques, leurs petites colonnes, leurs aiguilles do- rées, leurs chapelles font un bon effet. Une allée d'arbres orne la place en cet endroit et la rend moins monotone. Vers l'une des extré- mités de ce champ immense, du côté opposé à la colonne d'Alexandre,, s'élève l'église de Saint-lsaac avec son péristyle colossal, et sa coupole d'airain encore à moitié cachée sous les échafaudages de l'architecte; plus loin on voit le palais du sénat et d'autres édifices toujours en forme de temples païens quoiqu'ils servent d'habitation au ministre de la guerre; puis dans un angle avancé que forme cette longue place, à son extrémité vers la Neva, on voit ou du moins on cherche à voie la statue de Pierre le Grand , supportée par son rocher de granit qui disparaît dans l'immensité comme un caillou sur la grève. La statue du héros a été rendue trop fameuse par l'orgueil charlatan de la femme qui la fit ériger; cette statue est bien au-dessous de sa répu- tation. Avec les édifices que je viens de vous nommer, il y aurait de quoi bâtir une ville entière, et pourtant ils ne meublent pas la grande place de Pétersbourg : c'est une plaine non de blé , mais de colonnes. Les Russes ont beau imiter avec plus ou moins de bonheur tout ce que l'art a produit de plus beau dans tous les temps et dans tous les pays, ils oublient que la nature est la plus forte. Ils ne la consultent jamais assez , et elle se venge en les écrasant. Les chefs-d'œuvre n'ont été produits que par des hommes qui écoutaient et sentaient la na- ture. La nature est la pensée de Dieu, l'art est le rapport de la pensée humaine avec la puissance qui a créé le monde et qui le perpétue. L'artiste répète à la terre ce qu'il entend dans le ciel : il n'est que le traducteur de Dieu ; ceux qui font d'eux-mêmes produisent des monstres. Chez les anciens, les architectes entassaient les monuments dans des lieux escarpés et resserrés où le pittoresque du site ajoutait à l'effet des œuvres de l'homme. Les Russes qui croient reproduire l'antiquité, et qui ne font que l'imiter maladroitement, dispersent au contraire leurs bâtisses soi-disant grecques et romaines dans des champs sans limites, où l'œil les aperçoit à peine. L'architecture propre à un tel pays, ce n'était pas la colonnade du Parthénon , la coupole du Pan- théon , c'était la tour de Pékin. C'est à l'homme de bàlir des raon- tognes dans une contrée à laquelle la nature a refusé tout mouvement I. 10 100 LA RUSSIE EN 1839. de terrain : avec leur passion pour le style païen , les Russes con- struisent à rez (le terre des frontons et des colonnades, sans penser que sur un sol plat et nu, ou a peine à distinguer des édifices si peu élevés. Aussi est-ce toujours des steppes de l'Asie qu'on se souvient dans ces cilés où l'on a prétendu reproduire le forum romain '. Ils auront beau faire, la Moscovie tiendra toujours de l'Asie plus que de l'Kurope. Le génie de l'Orient plane sur la Russie, qui abdique quand elle marche à la suite de l'Occident. Le demi-cercle d'édifices qui correspond au palais impérial produit, du côté de la place, l'elTct d'un amphithéAtre antique manqué ; il faut le regarder de loin ; on n'y voit de près qu'une décoration re- crépie tous les ans pour réparer les ravages de l'hiver. Les anciens bâtissaient avec des matériaux indestructibles sous un ciel conserva- teur ; ici avec un climat qui détruit tout , on élève des palais de bois, des maisons de planches et des temples de pUMre ; aussi les ouvriers russes passent-ils leur vie à rebâtir pendant l'été ce que l'hiver a dé- moli ; rien ne résiste à l'influence de ce climat; les édifices, même ceux qui paraissent les plus anciens, sont refaits d'hier ; la pierre dure ici autant que le mortier et la chaux durent ailleurs. Le fût de la colonne d'Alexandre , ce prodigieux morceau de granit , est déjà lézardé par le froid; à Pétersbourg il faut employer le bronze pour soutenir le granit, et, malgré tant d'avertissements, on ne se lasse pas d'imiter dans cette ville les monuments des pays méridionaux. On peuple les solitudes du pôle de statues, de bas-reliefs soi-disant histo- riques , sans penser que dans ce pays les monuments vont encore moins loin que le souvenir. Les Russes font toutes sortes de choses; mais on dirait qu'avant môme de les avoir terminées, ils se disent: Quand quitterons-nous tout cela? Pétersbourg est comme l'échafau- dage d'un édifice ; l'échafaudage tombera quand le monument sera parfait. Ce chef-d'œuvre, non d'architecture, mais de politique , c'est la nouvelle Byzance , qui, dans la secrète et profonde pensée des Russes, est la future capitale de la Russie et du monde. En face du palais, une immense arcade perce le demi-cercle de bâti- ments imités de l'antique ; elle sert d'issue à la place, et conduit à la rue Morskoë ; au-dessus de cette voûte énorme s'élève pompeusement ' Ce rrproclie ne s'adresse qu'aux monumenls construits depuis Pierre I*'; les Rusî-cs du moyen âge, quand ils bâtissaient le Kremlin, avaient bien su trouver l'architecture qui convenait à leur pays cl à leur génie. t LA KLSSIE EN 1039. 19 1 un char à six. chevaux de front , en bronze, conduits par je ne sais quelle Ggure allégorique ou historique. Je ne crois pas qu'on puisse voir ailleurs rien d'aussi mauvais goût que cette colossale porte cochère ouverte sous une maison, et toute flanquée d'habitations dont le voi- sinage bourgeois ne l'cmpéche pas d'être traitée d'arc de triomphe, grike aux prétentions monumentales des architectes russes. J'irai bien à regret regarder de près ces chevaux dorés , et la statue et le ciiar ; mais fussent-ils d'un beau travail , ce dont je doute , ils sont si mal placés que je ne les admirerais pas. Dans les monuments, c'est d'abord l'harmonie de l'ensemble qui erigage le curieux à examiner les détails; sans la beauté de la conception, qu'importe la finesse de l'exécution ! d'ailleurs l'une et l'autre manquent également aux productions de l'art russe. Jusqu'à présent cet art n'est que de la patience ; il consiste à imiter tant bien que mal, pour le transporter chez soi sans choix ni goût, ce qui a été inventé ailleurs. Quand on veut reproduire l'archi- tecture antique , on ne devrait se permettre que la copie et encore dans des sites analogues. Tout cela est mesquin , quoique colossal ; car en architecture ce n'est pas la dimension des murailles qui fait la grandeur, c'est la sévérité du style. Je ne puis assez m'étonner de la passion qu'on a ici pour les constructions aériennes. Sous un climat si rigoureux , qu'a-t-on à faire des portiques , des arcades, des colon- nades, des péristyles d'Athènes et de Rome? La sculpture en plein air me fait ici l'effet des plantes exotiques qu'il faudrait rentrer tous les automnes ; rien ne convient moins que ce faux luxe aux habitudes ni au génie de ce peuple, ni à son sol, ni à son climat. Dans un pays où il y a quelquefois 80 degrés de différence entre la température de l'hiver et celle de l'été , on devrait renoncer à l'architecture des beaux climats. Mais les Russes ont pris l'habitude de traiter la nature môme en esclave , et de compter le temps pour rien. Imitateurs obstinés, ils prennent leur vanité pour du génie, et se croient appelés à reproduire chez eux, tout à la fois et sur une plus grande échelle, les monuments du monde entier. Cette ville avec ses quais de granit est une merveille, mais le palais de glace où l'im- pératrice Catherine a donné une fête était une merveille aussi; il a duré ce que durent les flocons de neige, ces roses de Sibérie. I Ce que j'ai vu jusqu'à présent dans les créations des souverains de j la Russie , ce n'est pas l'amour de l'art , c'est l'amour-propre de l'homme. 192 1 A RUSSIE EN 1039. Kiitrc autres fanfaronnades j'entends dire à beaucoup de Russes que leur climat s'adoucit. Dieu serait-il complice de l'ambition de ce peuple a\ide? Voudrait-il lui livrer jusqu'au ciel, jusqu'à l'air du midi? Verrons-nous Albènes en Laponie, Rome à Moscou, et les richesses de la Tamise dans le golfe de Finlande ? L'histoire des peuples se réduit-elle à une question de latitude et de longitude? Le monde assistera-t-il toujours aux mômes scènes jouées sur d'autres théâtres? Tandis que ma voiture , au sortir du palais, traversait rapidement le carré long formé par l'immense place que je viens de vous décrire, un vent violent soulevait des flots de poussière ; je n'apercevais plus qu'à travers un voile mouvant les équipages qui sillonnaient rapide- ment dans tous les sens le rude pavé de la ville. La poussière de l'été est un des fléaux de Pétersbourg ; c'est au point qu'elle me fait désirer la neige de l'hiver. Je n'ai eu que le temps de rentrer chez moi avant que l'orage éclatAt; il vient d'épouvanter par des pronostics plus ou moins significatifs tous les superstitieux de la ville ; les ténèbres en plein jour, une température étoufTante, les coups de foudre qui re- doublent et n'amènent point d'eau, un vent à emporter les maisons, une tempête sèche : tel est le spectacle que le ciel nous a donné pen- dant le banquet nuptial. Les Russes se rassurent en disant que l'orage a duré peu, et que l'air est déjà plus pur qu'il n'était avant cette crise. Je raconte ce que je vois sans y prendre part ; je n'apporte ici d'autre intérêt que celui d'un curieux attentif, mais étranger par le cœur à ce qui se passe sous ses yeux. Il y a entre la France et la Russie une muraille de la Chine : la langue et le caractère slave. En dépit des prétentions inspirées aux Russes par Pierre le Grand, la Sibérie com- mence à la Vistule. Hier au soir, à sept heures, je suis retourné au palais avec plusieurs autres étrangers. Nous devions être présentés à l'empereur et à l'im- pératrice. On voit que l'empereur ne peut oublier un seul instant ce qu'il est, ni la constante attention qu'il excite ; il pose incessamment : d'où il résulte qu'il n'est jamais naturel, même lorsqu'il est sincère ; son visage a trois expressions dont pas une n'est la bonté toute simple. La plus habituelle me paraît toujours la sévérité. Une autre expression, quoique plus rare, convient peut-être mieux encore à cette belle figure , c'est la solennité ; une troisième, c'est la politesse, et dan> celle-ci se glissent quelques nuances de grâce qui tempèrent le froid \ LA RUSSIE EV 1039. 193 étonnement causé d'abord par les deux autres. Mais malgré cette grùce, quelque chose nuit à rinfluencc morale de l'homme, c'est que chacune de ces physionomies qui se succèdent arbitrairement sur la figure est prise ou quittée complètement , et sans qu'aucune trace de celle qui disparaît reste pour modifier l'expression nouvelle. C'est un changement de décoration à vue et que nulle transition ne prépare; on dirait d'un masque qu'on met et qu'on dépose à volonté. N'allez pas vous méprendre au sens que je donne ici à ce mot de masque ; je l'emploie selon l'étymologie. En grec, hypocrite voulait dire acteur; rhypocrile était un homme qui se masquait pour jouer la comédie. Je veux donc dire que l'empereur est toujours dans son rôle, et qu'il le remplit en grand acteur. Hypocrite ou comédien sont des mois malsonnants, surtout dans la bouche d'un homme qui prétend être impartial et respectueux. Mais il me semble que pour des lecteurs intelligents , les seuls auxquels je m'adresse, les paroles ne sont rien en elles-mêmes, et que l'impor- portance des mots dépend du sens qu'on veut leur donner. Ce n'est pas à dire que la physionomie de ce prince manque de franchise, elle ne manque que de naturel : ainsi le plus grand des maux que souffre la Russie, l'absence de liberté, se peint jusque sur la face de son sou- verain : il a beaucoup de masques, il n'a pas un visage. Cherchez-vous l'homme, vous trouvez toujours l'empereur. Je crois qu'on peut tourner cette remarque à sa louange : il fait son métier en conscience. Avec une taille qui dépasse celle des hommes ordinaires comme son trône domine les autres sièges , il s'accuserait de faiblesse s'il était un instant tout bonnement y et s'il laissait voir qu'il ^it, pense et sent comme un simple mortel. Sans paraître partager aucune de nos affections, il est toujours chef,* juge, général, amiral, prince enfin ; rien de plus, rien de moins '. Il se trouvera bien las vers la fin de sa vie ; mais il sera placé haut dans l'esprit de son peuple et l'eut-èlre du monde, car la foule aime les efforts qui l'étonnent, elle s'enorgueillit en voyant la peine qu'on prend pour l'éblouir. Les personnes qui ont connu l'empereur Alexandre font de ce prince un éloge tout contraire : les qualités et les défauts des deux L'autre jour un Russe revenait de Pétershourg à Paris ; une femme de son pays lui dit : « Comment avez-vous trouvé le maître? — Très-bien. — Et l'homme? — L iiomme, je ne l'ai pas vu. » Je ne cesse de le répéter : les Russes sont de mon avis, mais c'est ce qu'ils ne diront pas. l§t LA RrSSlF, EN 1080. frôres étaient opposés ; ils n'avaient nulle ressemblance et ils n'éprou- vaient nulle sympalhie l'un pour l'autre. Kn ce pays la mémoire de l'empereur défunt n'est guère honorée ; mais celle fois l'inclination s'accorde avec la politique pour faire oublier le règne précédent. Pierre le Grand est plus près de Nicolas qu'Alexandre, et il est plus à la mode aujourd'hui. Si les ancêtres des empereurs sont flattés, leurs prédécesseurs immédiats sont toujours calomniés. L'empereur actuel n'oublie la majesté suprême que dans ses rap- ports de famille. C'est là qu'il se souvient que l'homme primitif a des plaisirs indépendants de ses devoirs d'état ; du moins j'espère pour lui que c'est ce sentiment désintéressé qui l'attache à son intérieur ; ses vertus domestiques l'aident sans doute à gouverner en lui assurant l'estime du monde, mais il les pratiquerait, je le crois, sans calcul. Chez les Russes le pouvoir souverain est respecté comme une reli- gion dont l'autorité reste indépendante du mérite personnel de ses prêtres ; les vertus du prince étant superflues, elles sont donc sincères. Si je vivais à Pétersbourg je deviendrais courtisan, non par amour du pouvoir, non par avidité, ni par puérile vanité, mais dans le désir de découvrir quelque chemin pour arriver au cœur de cet homme unique et différant de tous les autres hommes : l'insensibilité n'est pas chez lui un vice de nature , c'est le résultat inévitable d'une posi- tion qu'il n'a pas choisie et qu'il ne peut quitter. Abdiquer un pouvoir disputé, c'est quelquefois une vengeance; abdiquer un pouvoir absolu, ce serait une lAcheté. Quoi qu'il en soit, la singulière destinée d'un empereur de Russie m'inspire un vif intérêt, de curiosité d'abord, de charité ensuite; comment ne pas compatir aux peines de ce glorieux exil? .l'ignore si l'empereur Nicolas avait reçu de Dieu un cœur suscep- tible d'amitié; mais je sens que l'espoir de témoigner un attachement désintéressé à un homme auquel la société refuse des semblables pourrait tenir lieu d'ambition. Le souverain absolu est de tous les hommes celui qui moralement soufl're le plus de l'inégalité des con- ditions, et ses peines sont d'autant plus grandes qu'cn\iées du vul- gaire elles doivent paraître irrémédiables à celui qui les subit. Le danger même donnerait à mon zèle l'attrait de l'enthousiasme. Quoi î dirait-on , de l'attachement pour un homme qui n'a plus rien d'humain , dont la physionomie sévère inspire un respect toujourj mêlé de crainte, dont le regard ferme et fixe, en excluant la familia- LA lUISSlE E\ 1339. 195 rite, commande l'obéissance, et dont la bouche quand elle sourit ne s'accorde jamais avec l'expression des yeux ; pour un homme enfin qui n'oublie pas un instant son rôle de prince absolu! Pourquoi non? Ce désaccord, cette dureté appnrenle n'est pas un tort , c'est un mal- heur. Je vois là une habitude forcée, je n'y vois pas un caractère; et moi qui crois deviner cet homme que vous calomniez par votre crainte et par vos précautions comme par vos flatteries, moi qui pressens ce qu'il lui en coûte pour faire son devoir de souverain , je ne veux pas abandonner ce malheureux dieu de la terre à l'implacable envie, à l'hypocrite soumission de ses esclaves. Retrouver son prochain même dans un prince, l'aimer comme un frère, c'est une vocation religieuse, une œuvre de miséricorde , une mission sainte et que Dieu doit bénir. Plus on voit ce que c'est que la cour, plus on compatit au sort de l'homme obligé de la diriger, surtout la cour de Russie. Elle me fait l'elTet d'un théâtre où les acteurs passeraient leur vie en répétitions générales. Pas un ne sait son rôle et le jour de la représentation n'ar- rive jamais parce que le directeur n'est jamais satisfait du jeu de ses sujets. Acteur et directeurs tous perdent ainsi leur vie à préparer, à corriger, à perfectionner sans cesse leur interminable comédie de société , qui a pour titre : « De la civilisation du nord. » Si c'est fatigant à voir, jugez de ce que cela doit coûter à jouer !... J'aime mieux l'Asie, il y a plus d'accord. A chaque pas que vous faites en Russie, vous êtes frappé des conséquences de la nouveauté dans les choses et dans les institutions et de l'inexpérience des hommes. Tout cela se cache avec grand soin ; mais un peu d'attention sulTit au voya- geur pour apercevoir tout ce qu'on ne veut pas lui montrer. L'empereur, par son sang même, est Allemand plus qu'il n'est Russe. Aussi la beauté de ses traits, la régularité de son profil , sa tournure militaire, sa tenue naturellement un peu roide, rappellent- elles l'Allemagne plus qu'elles ne caractérisent la Russie. Sa nature germanique a dû le gêner longtemps pour devenir ce qu'il est main- tenant, un vrai Russe. Qui sait? il était peut-être né un bonhomme!.,. Vous figurez-vous alors ce qu'il a dû souffrir pour se réduire à pa- raître uniquement le chef des Slaves? N'est pas despote qui veut; l'obligation de remporter une continuelle victoiresur soi-même pour régner sur les autres expliquerait l'exagération du nouveau patriotisme de l'empereur Nicolas. 19G LA nrssiE en mno. Loin (le m'inspircr de réloignement, toutes ces choses m'attirent. Je ne puis m'cmpiVlier de m'inléresser à un homme redouté du reste du monde, et qui n'en est que plus à plaindre. Pour échapper autant que possible à la contrainte qu'il s'impose, il s'agite comme un lion en cage, comme un malade pendantla fièvre ; il sort à cheval , à pied , il passe une revue, fait une petite guerre , voyage sur l'eau, donne une félc, exerce sa marine; tout cela le mémo jour; le loisir est ce qu'on redoute le plus à cette cour, d'où je conclus que nulle part on ne s'ennuie davantage. L'empereur voyage sans cesse ; il parcourt au moins quinze cents lieues dans une saison, et il n'admet pas que tout le monde n'ait pas la force défaire ce qu'il fait. L'impératrice l'aime ; elle craint de le quitter , elle le suit tant qu'elle peut, et elle meurt à la peine; elle s'est habituée à une vie tout extérieure. Ce genre de dissipation, devenu nécessaire à son esprit , tue son corps. Une abspnce si complète de reposdoit nuire à l'éducation des enfants, qui exige du sérieux dans les habitudes des parents. Les jeunes princes ne ^ivcnt pas assez isolés pour que la frivolité d'une cour toujours en l'air, l'absence de toute conversation intéressante et suivie, l'impossi- bilité de la méditation, n'influent pas d'une manière fâcheuse sur leur caractère. Quand on pense à la distribution de leur temps, on doute même de l'esprit qu'ils montrent, comme on craindrait pour l'éclat d'une fleur si sa racine n'était pas dans le terrain qui lui convient. Tout est apparence en Russie , ce qui fait qu'on se défie de tout. J'ai été présenté ce soir, non par l'ambassadeur de France, mais parle grand maître des cérémonies de la cour. Tel était l'ordre qu'avait donné l'empereur et dont j'ai été instruit par M. l'ambassadeur de France. Je ne sais si les choses se sont passées selon l'usage ordinaire, mais c'est ainsi que j'ai été nommé à LL. MM. Tous les étrangers admis à l'honneur d'approcher de leurs personnes étaient réunis dans un des salons qu'elles devaient traverser pour aller ouvrir le bal. Ce salon se trouve avant la grande galerie nouvellement •rebâtie et dorée, et que la cour n'avait pas vue depuis le jour de l'in- 'cendie. Arrivés à l'heure indiquée, nous attendîmes assez longtemps l'apparition du maître. Nous étions peu nombreux. Il y avait près de moi quelques Français , un Polonais, un Genevois et plusieurs Allemands. Le coté opposé du salon était occupé par ua rang de dames russes réunies là pour faire leur cour. LA RUSSIE EN 1030. 107 L'empereur nous accueillit tous avec une politesse recherchée et délicate. On reconnaissait du premier coup d'œil un homme obligé et habitué à ménager l'amour-propre des autres. Chacun se sentit classé d'un mot, d'un regard, dans la pensée royale, et dès lors dans l'esprit de tous. Pour me faire connaître qu'il me verrait sans déplaisir par- courir son empire , l'empereur me fit la grâce de me dire qu'il fal- lait aller au moins jusqu'à Moscou et à Nijni, afin d'avoir une juste idée du pays. « Pétersbourgest russe, ajouta-t-il , mais ce n'est pas la Russie. » Ce peu de mots furent prononcés d'un son de voix qu'on ne peut oublier tant il a d'autorité, tant il est grave et ferme. Tout le monde m'avait parlé de l'air imposant, de la noblesse des traits et de la taille de l'empereur ; personne ne m'avait averti de la puissance de sa voix; celte voix est bien celle d'un homme né pour commander. Il n'y a là ni effort ni étude ; c'est un don développé par l'habitude de s'en servir. L'impératrice , quand on l'approche, a une expression de figure très-séduisante, et le son de sa voix est aussi doux, aussi pénétrant que la voix de l'empereur est naturellement impérieuse. Elle me demanda si je venais à Pétersbourg en simple voya- geur. Je lui répondis que oui. « Je sais que vous êtes un curieux, reprit-elle. — » Oui, madame, répliquai-je, c'est la curiosité qui m'amène en Russie, et cette fois du moins je ne me repentirai pas d'avoir cédé à la passion de parcourir le monde. — » Vous croyez ? reprit-elle avec une grâce charmante. — » Il me semble qu'il y a des choses si étonnantes en ce pays que pour les croire il faut les avoir vues de ses yeux. — » Je désire que vous voyiez beaucoup et bien. — » Ce désir de votre majesté est un encouragement. — » Si vous pensez du bien, vous ledirez, mais inutilement; on ne vous croira pas : nous sommes mal connus et l'on ne veut pas nous connaître mieux. » Cette parole me frappa dans la bouche de l'impératrice, à cause de la préoccupation qu'elle décelait. Il me parut aussi qu'elle marquait une sorte de bienveillance pour moi, exprimée avec une politesse et une simplicité rares. 10. 198 LA UrSSlE KN 1030. L'impératrice inspire dès le premier abord autant de confiance que de respect ; à travers la réserve obligée du langage et des habi- tudes de la cour , on voit qu'elle a du cœur. Ce malheur lui donne un charme indéfinissable; elle est plus qu'impératrice, clic est femme. Elle m'a paru extrêmement fatiguée ; sa maigreur est effrayante. Il n'y a personne qui ne dise que l'agitation de la vie qu'elle mène la consumera , et que l'ennui d'une vie plus calme la tuerait. La fête qui suivit notre présentation est une des plus magniliques que j'aie vues de ma vie. C'était de la féerie, et l'admiration et l'élon- ncment qu'inspirait à toute la cour chaque salon de ce palais renou- velé en un an, mêlait un intérêt dramatique aux pompes un peu froides des solennités ordinaires. Chaque salle , chaque peinture était un sujet de surprise pour les Russes eux-mêmes qui avaient assisté à la catastrophe et n'avaient point revu ce merveilleux séjour depuis qu'à la parole du dieu le temple est ressorti de ses cendres. Quel efTort de volonté ! pensais-je à chaque galerie, à chaque mai bre, à chaque peinture que je voyais. Le style de ces ornements, bien qu'ils fussent refaits d'hier, rappelait le siècle où le palais fut fondé; ce que je voyais me semblait déjà ancien; on copie tout en Russie, même le temps. Ces merveilles inspiraient à la foule une admiration contagieuse ; en voyant le triomphe de la volonté d'un homme, et en écoutant les exclamations des autres hommes, je commençais moi- même à ra'indigner moins du prix qu'avait coûté le miracle. Si je ressens cette influence au bout de deux jours de séjour, combien ne devons-nous pas d'indulgenceà des hommes qui sont nés et qui passent leur vie dans l'air de cette cour... c'est-à-dire en Russie ! car c'est tou- jours l'air delà cour qu'on y respire d'un bout de l'empire à l'autre. Je ne parlepas des serfs ; et ceux-ci mêmes ressentent, par leurs rap- ports avec le seigneur, quelque influence de la pensée souveraine qui seule anime l'empire; le courtisan, qui est leur maître, est pour eux l'image du maître suprême; l'empereur et la cour apparaissent aux Russes partout où il y a un homme qui obéit à un homme qui commande. Ailleurs le pauvre est un mendiant ou un ennemi ; en Russie il est toujours un courtisan ; il s'y trouve des courtisans à tous les étages de la société : voilà pourquoi je disque la cour est partout et qu'il y a entre les sentiments des seigneurs russes et des gentilshommes de la vieille Europe, la différence qu'il y a entre lacourtisanerieet l'aristo- LA RUSSIE EN 1G.50. 199 cralie, entre la vanité et l'orgueil; l'un lue l'autre. Au reste, le véritable orgueil est rare partout presque autant que la vertu. Au lieu d'injurier les courtisans coname Beaumarchais et tant d'autres l'ont fait, il faut plaindre ces hommes qui, quoiqu'on en dise, res- semblent à tous les hommes. Pauvres courtisans!... ils ne sont pas les monstres des romans ou des comédies modernes, ni des journaux révo- lutionnaires ; ils sont tout simplement des êtres faibles, corrompus et corrupteurs, autant mais pas plus que d'autres qui sont moins ex- posés à la tentation. L'ennui est la plaie des riches ; toutefois l'ennui n'est pas un crime : la vanité, l'intérêt sont plus vivement excités dans les cours que partout ailleurs, et ces passions y abrègent la vie. 31ais si les cœurs qu'elles agitent sont plus tourmentés, ils ne sont pas plus pervers que ceux des autres hommes, car ils n'ont point cherché, ils n'ont pas choisi leur condition. La sagesse humaine aurait fait un grand pas si l'on parvenait à faire comprendre à la foule combien elle doit de pitié aux possesseurs des faux biens qu'elle envie. J'en ai vu qui dansaient à la place même où ils avaient pensé périr sous les décombres et où d'autres hommes étaient morts; morts pour amuser la cour au jour fixé par l'empereur. Tout cela me paraissait plus extraordinaire encore que beau; d'ir- résistibles réflexions philosophiques attristentpour moi toutes les fêtes, toutes les solennités russes ; ailleurs la liberté fait naître une gaieté favorableauxillusions, ici le despotisme inspire inévitablement la médi- tation, qui chasse le prestige, car lorsqu'on se laisse aller à penser on ne se laisse guère éblouir. L'espèce de danse la plus en usage dans ce pays aux grandes fêtes ne dérange pas le cours des idées : on se promène d'un pas solennel et réglé par la musique; chaque homme mène par la main une femme; des centaines de couples se suivent ainsi processionnellement à travers des salles immenses, en parcourant tout un palais, car le cortège passe de chambre en chambre et serpente au milieu des galeries et des salons au gré du caprice de l'homme qui le conduit : c'est là ce qu'on appelle danser la polonaise. C'est amusant à voir une fois ; mais je crois que, pour les gens destinés à danser cela toute leur vie, le bal doit devenir un supplice. La polonaise de Pétersbourg m'a reporté au congrès de Vienne , où je l'avais dansée en 1814 à la grande redoute. Nulle étiquette n'était observée alors dans ces fêtes européennes; chacun marchait au hasard 200 LA RUSSIE EN 1039. lui milieu de tous les soaveniins de la terre. Mon sort m'avait plac/'; <^ntre l'euipereur de Russie (Alexandre) et sa femme, qui était une princesse de Hade. Je suivais la marche du cortège, assez gôné de me "sentir malgré moi auprès de personnages si augustes. Tout à coup la file des couples dansants s'arrête, sans qu'on sache pourquoi ; la mu- >^ique continuait. L'empereur, impatienté, passe la tète par-dessus mon épaule, et, s'adressant à l'impératrice, lui dit du ton le plus l)rusquc : « Avancez donc ! » L'impératrice se retourne, et, apercevant derrière moi l'empereur qui dansait avec une femme pour laquelle il aHirhait depuis quelques jours une grande passion, elle répondit avec une expression indéfinissable : «Toujours poli ! » L'autocrate se mor- ilit les lèvres en me regardant. Le cortège recommença de marcher et la danse continua. J'ai été ébloui de l'éclat de la grande galerie, elle est aujourd'hui entièrement dorée; elle n'était que peinte en blanc avant l'incen- die. Ce désastre a servi le goût qu'a l'empereur pour les magnifi- cences... royales... ce mot ne dit pas assez : rfiymes approcherait davantage de l'idée que le pouvoir souverain se fait de lui-même en Russie. Les ambassadeurs de l'Europe entière avaient été invités là pour odmirer les merveilleux résultats de ce gouvernement, d'autant plus amèrement critiqué par le vulgaire, qu'il est plus envié, plus "admiré des hommes politiques : esprits essentiellement pratiques et qui doivent être frappés d'abord de la simplicité des rouages du despotisme. Un palais, l'un des plus grands du monde, rebâti en un an : quel sujet d'admiration pour des hommes habitués à res- pirer l'air des cours ! Jamais les grandes choses ne s'obtiennent sans de grands sacrifices; l'unité du commandement, la force, l'autorité, la puissance militaire s'achètent ici par l'absence de la liberté : tandis que la liberté poli- tique et la richesse industrielle ont coûté à la France son antique esprit chevaleresque et la vieille délicatesse de sentiment qu'on appe- laitautrefuis l'honneur national. Cethonneurest remplacé par d'autres vertus moins patriotiques mais plus universelles : par l'humanité , par la religion, par la charité. Tout le monde convient qu'en France au- jourd hui il y a plus de religion qu'au temps où le clergé était tout- puissant. Vouloir conserver des avantages qui s'excluent, c'est perdre ceux qui sontpropresà chaque situation. Voilà ce qu'on ne veut pas LA RUSSIE EN 1039. 201 reconnaître chez nous où l'on s'expose à tout détruire en voulant tout garder. Chaque gouvernement a des nécessités qu'il doit accepter et respecter sous peine d'anéantissement. Nous voulons être commerçants comme les Anglais, libres comme les Américains, inconséquents comme les Polonais du temps de leurs diètes, conquérants comme les Russes: ce qui équivaut à n'être rien. Le bon sens d'une nation consiste à pressentir d'abord, puis à choisir son but selon son génie, et à ne reculer devant aucun des sacrifices nécessaires pour atteindre ce' but indiqué par la nature et par l'histoire. La France manque de bon sens dans les idées, et de modération dans les désirs. Elle est généreuse, elle est même résignée: mais elle ne sait pas employer et diriger ses forces. Elle va au hasard. Un pays où depuis Fénelon on n'a fait que parler politique n'est encore aujourd'hui ni gouverné ni administré. On ne rencontre que des hommes qui voient le mal et qui le déplorent : quant au remède, chacun le cherche dans ses passions, et par conséquent personne ne le trouve : car les passions ne persuadent que ceux qui les ont. Pourtant c'est encore à Paris qu'on mène la plus douce vie : on s'y amuse de tout en frondant tout; à Pétersbourg on s'ennuie de tout en louant tout. Au surplus le plaisir n'est pas le but de l'existence; il ne l'est pas même pour les individus, à plus forte raison pour les nations. Ce qui m'a paru plus admirable encore que la salle de danse du palais d'hiver toute dorée qu'elle est, c'est la galerie où fut servi le souper. Elle n'est pas encore entièrement terminée, mais ce soir les lustres en papier blanc destinés à éclairer provisoirement la nef royale, avaient une forme fantastique qui ne me déplaisait pas. Cette illumination improvisée pour le jour du mariage ne répondait pas sans doute à l'ameublement de ce palais magique, mais elle produisait la clarté du soleil: c'était assez pour moi. Grâce aux progrès de l'industrie, on ne sait plus en France ce que c'est qu'une bougie ; il me semble qu'il y a encore de véritables chandelles de cire en Russie. La table du souper était éclatante ; dans celte fête tout me semblait colossal, tout était innombrable, et je ne savais ce qu'il fallait admi- rer le plus de l'effet de l'ensemble ou de la grandeur et de la quantité des objets considérés séparément. Mille personnes étaient assises à la fois à cette table servie dans une seule salle. 202 LA UCSSIE EN 10:39. Parmi ces mille personnes plus ou moins brillantes d'or et de diamants se trouvait le kan des Kirguises que j'avais vu le malin à la chapelle : il était accompagné de son lils et de leur suite; j'ai remar- qué aussi une vieille reine de Géorgie détrônée depuis trente ans. Cette pauvre femme languit sans honneur à la cour de ses vain- queurs. Klle m'inspirerait une profonde pitié si elle ne ressemblait un peu trop à une figure échappée du cabinet de Curtius. Son visage est basané comme celui d'un homme habitué aux fatigues des camps et elle est ridiculement habillée. Nous nous laissons trop aisément aller à rire du malheur quand il nous apparaît sous une forme déplaisante. On voudrait que l'infortune embellît surtout une reine de Géorgie ; il n'en est pas ainsi, au contraire ; et les cœurs deviennent bien vite injustes envers ce qui déplaît aux yeux ; cette manière de se dispenser de la pitié n'est pas généreuse ; mais je l'avoue, je n'ai pu garder mon sérieux en voyant une tête royale coiffée d'une espèce de shako d'où pendait un voile fort singulier ; le reste de la personne répondait à là coiffure, et tandis que toutes les dames de la cour étaient en robes à queue, cette reine d'Orient avait une jupe courte toute surchargée de broderies. Elle faisait rire et elle faisait peur, tant il y avait de mauvais goût dans son ajustement, d'ennui et en même temps de courtisanerie dans sa physionomie, de laideur dans ses traits, de disgrâce dans sa personne. Encore une fois on ne va pas si loin pour se croire obligé de plaindre des gens (lui déplaisent. L'habit national des dames russes à la cour est imposant et vieux de forme. Elles portent sur la tète une espèce de fortification d'une riche étoffe ; cette coiffure ressemble à la forme d'un chapeau d'homme dont on aurait diminué la hauteur et retranché le fond qui reste ouvert par-dessus pour laisser voir à nu le derrière de la tête. Ce diadème, haut de plusieurs pouces, encadre agréablement le visage sans le cou- vrir : il est ordinairement brodé de pierres précieuses et placé au- dessus du front qu'il laisse à découvert. C'est un ornement ancien ; il donne à toute la parure un air de noblesse et d'originalité qui sied à merveille aux belles personnes et qui enlaidit singulièrement les laides. Par malheur celles-ci sont en nombre à la cour de Russie , d'où l'on ne se retire guère qu'à la mort : tant les vieilles gens ont d'attache pour les charges qu'ils y remplissent! En général, je vous le répèle, la beauté des femmes est rare à Pétersbourg ; mais dans le grand monde, la LA RDSSlIi: EX 1G30. 203 grâce et le charme suppléent le plus souvent à la régularité des traits, à la pureté des formes. 11 y a pourtant quelques Géorgiennes qui réu- nissent les deux avantages. Ces astres brillent au milieu des l'emmes du nord, comme des étoiles dans la profonde obscurité des nuits mé- ridionales. La forme de la robe de cour, avec ses longues manches et sa queue traînante, donne à toute la personne un aspect oriental qui rend l'ensemble d'un cercle fort imposant. Un incident assez singulier m'a donné la mesure de la parfaite po- litesse de l'empereur. Pendant le bal un maître des cérémonies avait indiqué à ceux des étrangers qui paraissaient pour la première fois à cette cour la place qui leur était réservée à la table du souper. « Quand vous ver- rez le bal interrompu, nous avait-il dit à chacun, vous suivrez la foule jusque dans la galerie, là vous trouverez une grande table servie, et alors vous vous dirigerez vers la droite, où vous vous assiérez aux pre- mières places que vous verrez libres. » 11 n'y avait qu'une seule et même table de mille couverts pour le corps diplomatique , les étrangers et toutes les personnes de la cour. Mais en entrant dans la salle, se trouvait à droite et en avant une pe- tite table ronde à huit places. Un Genevois, jeune homme instruit et spirituel, avait été présenté le soir même, en uniforme de garde national, habit qui d'ordinaire n'est pas agréable aux yeux de l'empereur ; néanmoins ce jeune Suisse paraissait parfaitement à son aise; soit suffisance naturelle, soit aisance républicaine, soit enfin simplicité de cœur, il semblait ne songer ni aux personnes qui l'entouraient ni à l'effet qu'il pouvait produire sur elles. J'enviais sa parfaite sécurité que j'étais loin de partager. Nos ma- nières, quoique fort différentes , eurent le même succès ; l'empereur nous traita également bien l'un et l'autre. Une personne expérimentée et spirituelle m'avait recommandé d'un ton moitié sérieux, moitié railleur, d'avoir le regard respectueux et l'air timide, si je voulais plaire au maître. Ce conseil était bien superflu, car pour entrer dans la hutte d'un charbonnier et faire con- naissance avec lui, j'éprouverais une sorte d'embarras physique : tant la sauvagerie m'est naturelle ! Ce n'est pas pour rien qu'on a du sang allemand ; j'eus donc tout naturellement la dose d'embarras et de ré- serve requise pour rassurer l'inquiète majesté du czar qui serait aussi grand qu'il veut le paraître, s'il était moins préoccupé de l'idée qu'on 201 LA RUSSIE EN 1030. va lui manquer de respect. Nouvelle preuve de ma remarque qu'à «L'Ile cour on passe sa vie en répétitions générales ! Celte inquiétude de l'empereur n'est pourtant pas toujours dominante. Voici une preuve de la dignité naturelle de ce prince. Je vous ai dit que le Genevois, loin de partager ma modestie surannée, n'était rien moins qu'inquiet. 11 est jeune et il a l'esprit de son temps : c'est tout simple ; aussi admirais-je avec une sorte d'envie son air d'assurance chaque fois que l'empereur lui parlait. L'affabilité de sa majesté fut bientôt mise par le jeune Suisse à une épreuve plus décisive. Au moment de passer dans la salle du festin, le républicain se dirigeant vers la droite , selon l'instruction qu'il a rc(;ue, fait d'abord attention à la petite table ronde et s'y assied intré- pidement tout seul de sa personne, car cette table était vide. Un mo- ment après, la foule des convives étant placée , l'empereur, suivi de (juelques officiers de son étroite intimité, vient s'asseoir à la même table ronde en face du bienheureux garde national de Genève. Je dois vous dire que l'impératrice n'était pas à cette petite table. Le voyageur reste à sa place avec l'imperturbable sécurité que j'avais déjà tant admirée en lui et qui dans cette circonstance devenait une grâce d'état. Vue place manquait , car l'empereur ne s'était pas attendu à ce neuvième convive. Mais avec une politesse dont l'élégance parfaite équivaut à la délicatesse d'un bon cœur , il ordonna tout bas à un homme de service d'apporter une chaise et un couvert de plus ; ce qui fut exécuté sans bruit et sans trouble. Placé à l'une des extrémités delà grande table, je me trouvais très- près de celle de l'empereur, dont le mouvement ne put m'échapper ni par conséquent échapper à celui qui en était l'objet. Mais ce bien- heureux jeune homme, loin de se troubler en s'apercevant qu'il s'était placé là contre l'intention du maître , soutint imperturbablement la conversation du souper avec ses deux plus proches voisins. Je me disais, il a peut-être du tact, il ne veut pas faire événement, et sans doute il n'attend que le moment où se lèvera l'empereur pour aller à lui et pour lui adresser un mot d'explication. Point du tout!... A peine le souper fini, mon homme, loin de s'excuser , semble trouver tout na- turel l'honneur qu'il vient de recevoir. Le soir en rentrant chez lui, il aura mis tout bonnement sur son journal « Soupe avec l'empereur. » >'éanmoins sa majesté abrégea le plaisir ; et, se levant avant les per- LA RUSSIE EN 1030. 205 sonnes placées à la grande table, elle se mit a se promener derrière nous, tout en exigeant qu'on reslAt assis. Le grand-duc héritier accom- pagnait son père : j'ai vu ce jeune prince s'arrêter debout derrière la chaise d'un grand seigneur anglais, le marquis***, et plaisanter avec le jeune lord***, fils de ce même marquis. Les étrangers, restant assis comme tout le monde devant le prince et devant l'empereur, leur ré- pondaient le dos tourné et continuaient de manger. Cet échantillon de la politesse anglaise vous prouve que l'empereur de Russie a plus de simplicité dans les manières que n'en ont bien des particuliers maîtres de maison. Je ne m'attendais guère à éprouver dans ce bal un plaisir tout à fait étranger aux personnes et aux objets qui m'entouraient ; je veux parler de l'impression que m'ont toujours causée les grands phénomènes de la nature. La température du jour s'était élevée à 30 degrés, et, mal- gré la fraîcheur du soir, l'atmosphère du palais pendant la fête était étouffante. En sortant de table, je me réfugiai au plus vite dans l'em- brasure d'une fenêtre ouverte. Là, complètement distrait de ce qui m'environnait, je fus tout à coup saisi d'admiration à la vue d'un de ces effets de lumière dont on ne jouit que dans le nord et pendant la magique clarté des nuits du pôle. Plusieurs étages de nuages orageux très-noirs, très-lourds, partageaient le ciel par zones ; il était minuit et demi ; les nuits qui recommencent pour Pétersbourg sont encore si courtes qu'à peine a-t-on le temps de les remarquer ; à cette heure, l'aube du jour apparaissait déjà dans la direction d'Archangel ; le vent de terre était tombé, et, dans les intervalles qui séparaient les bandes de nuages immobiles, on voyait le fond du ciel semblable, tant le blanc en était vif et brillant, à des lames d'argent séparées par de massives guirlandes de broderie. Cette lumière se réfléchissait sur la Neva sans courant, car le golfe, encore agité par l'orage du jour, repoussait l'eau dans le lit du fleuve et donnait à la vaste nappe de cette rivière endormie l'apparence d'une mer de lait ou d'un lac de nacre. La plus grande partie de Pétersbourg avec ses quais et les aiguilles de ses chapelles s'étendait devant mes yeux ; c'était une véritable com- position de Breughel de Velours. Les teintes de ce tableau ne peuvent se rendre par des paroles ; l'église de Saint-Nicolas avec ses pavillons pour clochers, se détachait en bleu de lapis sur un ciel blanc ; les restes d'une illumination éteinte par l'aurore brillaient encore sous le por- tique de la Bourse, monument grec qui termine avec pompe théà- 206 L\ RUSSIE E>' 1030. traie une des ties de la Neva, dans l'endroit où le fleuve se partage en doux bras principaux; les colonnes éclairées du monument, dont le iiiiunais stylo disparaissait à celte heure et î\ celte distance, se répé- taient dans leau du lleuve blanc où elles dessinaient un fronton et un péristyle d'or renversés ; tout le reste de la ville était d'un bleu cru comme le toit colorié de l'église de Saint-Nicolas, et comme le loin- tain des paysages des vieux peintres; ce tableau fantastique, peint sur un fond d'outremer, encadré par une fenêtre dorée, contraslaitd'une manière tout à fait surnaturelle avec la lumière des lustres et la pompe de l'intérieur du palais. On eut dit que la ville, le ciel, la mer, que la nature entière voulaient concourir aux splendeurs de cette cour et solenniser la fôte donnée à sa Glle par le souverain de ces immenses régions. L'aspect du ciel avait quelque chose de si étonnant qu'avec un peu d'imagination on aurait pu croire que des déserts de la Lapo- nie à la Crimée, du Caucase et de la Vistule au Kamtschatka le roi du ciel répondait par quelque signe à l'appel du roi de la terre. Le ciel du nord est riche en présages. Tout cela était extraordinaire et même beau. J'étais absorbé dans une contemplation de plus en plus profonde, lorsque je fus réveillé par une voix de femme douce et pénétrante. « Que faites-vous donc là? me dit-elle. — Madame, j'admire; je ne sais faire que cela aujourd'hui. » C'était l'impératrice. Kile se trouvait seule avec moi dans l'embra- sure de cette fenêtre qui ressemblait à un pavillon ouvert sur la Neva. a Moi, j'étouffe, reprit sa majesté, c'est moins poétique; mais vous avez bien raison d'admirer ce tableau, car il est magnifique. » Elle se mil à regarder avec moi : — « Je suis sûre, ajouta-t-elle, que vous et moi nous sommes les seuls ici à remarquer cet effet de lumière. — » i out ce que je vois est nouveau pour moi, madame, et je ne me consolerai jamais de n'être pas venu en Russie dans ma jeunesse. — » On est toujours jeune de cœur et d'imagination. » Je n'osais répondre, car l'impératrice aussi bien que moi n'a plus que cette jeu- nesse-là, et c'est ce que je ne voulais pas lui faire sentir ; elle ne m'au- rait pas laissé le temps et je n'aurais pas eu la hardiesse de lui dire combien elle a de dédommagements pour se consoler de la marche du temps. En s'éloignant elle me dit avec la grAce qui la distingue essen- tiellement: «Je me souviendrai d'avoirsouffertet admiré avec vous. » LA RUSSIE EN 1030. 207 Puis elle ajouta : « Je ne pars pas encore , nous nous reverrons ce soir. » Je suis lié intimement avec une famille polonaise qui est celle de la femme qu'elle aime le mieux. La baronne**', née comtesse, cette dame élevée en Prusse avec la fille du roi, a suivi la princesse en Russie et ne l'a jamais quittée; elle s'est mariée à Pétersbourg où elle n'a d'autre état que celui d'amie de l'impératrice. Une telle constance de sentiment les honore toutes deux. La baronne*** aura dit du bien de moi à l'empereur et à l'impératrice, et ma timidité naturelle, llatterie d'autant plus fine qu'elle est involontaire, a complété mon succès. En sortant de la salle du souper pour passer dans la galerie du bal, je m'approchai encore d'une fenêtre. Elle ouvrait sur la cour inté- rieure du palais ; j'eus là un spectacle d'un tout autre genre, mais aussi peu attendu , aussi surprenant que le lever de l'aurore dans le beau ciel de Pétersbourg. C'est la vue de la grande cour du palais d'hiver; elle est carrée comme celle du Louvre. Pendant le bal, toute cette enceinte s'était remplie peu à peu de peuple ; les lueurs du cré- puscule devenaient de plus en plus distinctes, et le jour paraissait; en voyant cette foule muette d'admiration , ce peuple immobile, silen- cieux, et pour ainsi dire fasciné par les splendeurs du palais de son maître, humant avec un respect timide, avec une sorte de joie ani- male les émanations du royal festin , j'éprouvai une impression de plaisir. Enfin j'avais trouvé de la foule en Russie ; je ne voyais là-bas que des hommes ; pas un pouce de terrain ne paraissait, tant la presse était grande... Néanmoins dans les pays despotiques tous les divertis- sements du peuple me paraissent suspects quand ils concourent à ceux du prince; la crainte et la flatterie des petits, l'orgueil et l'hypocrite générosité des grands, sont les seuls sentiments que je crois réels entre des hommes qui vivent sous le régime de l'autocratie russe. Au milieu des fêtes de Pétersbourg, je ne puis oublier le voyage en Crimée de l'impératrice Catherine et les façades de villages figu- rées de distance en distance en planches et en toiles peintes, à un quartdelieuedela route, pour faire croire à la souveraine triomphante que le désert s'était peuplé sous son règne. Des préoccupations sem- blables possèdent encore les esprits russes ; chacun masque le mal et figure le bien aux yeux du maître. C'est une permanente conjuration de sourires conspirant contre la vérité en faveur du contentement d'esprit de celui qui est censé vouloir et agir pour le bien de tous; 208 LA RUSSIE EN ir,30. l'empereur est le seul homme de l'empire qui soit vivant ; car manger ce n'est pas vivre !... Il faut convenir pourtant que ce peuple restait là presque volon- tairement ; rien ne me semblait le forcer à venir sous les fenôtres de l'empereur pour sembler s'amuser ; il s'amusait donc, mais du seul plaisir de ses maîtres ; il s'amusait moult tristement^ comme dit Frois- sart. Toulefois, les coiffures des femmes , les belles robes de drap et les éclatantes ceintures de laine ou de soie des hommes vôtus à la russe, c'est-à-dire à la persane, la diversité des couleurs, l'immobilité des personnes me faisaient l'illusion d'un immense tapis de Turquie jeté d'un bout de la cour à l'autre par ordre du magicien qui préside ici à tous les miracles. Un parterre de têtes, tel était le plus bel orne- ment du palais de l'empereur pendant la première nuit des noces de sa fille ; ce prince pensait là-dessus comme moi, car il fit remarquer complaisamment aux étrangers cette foule sans acclamations , qui témoignait par sa présence seule de la part qu'elle prenait au bonheur de ses maîtres. C'était l'ombre d'un peuple à genoux devant des dieux invisibles. Leurs majestés sont les divinités de cet Elysée dont les ha- bitants, plies à la résignation, se forgent une félicité admirative toute composée de privations et de sacrifices. Je m'apeiTois que je parle ici comme les radicaux parlent à Paris ; démocrate en Russie, je n'en suis pas moins en France un aristocrate obstiné; c'est qu'un paysan des environs de Paris, un petit bourgeois de chez nous, est plus libre que ne l'est un seigneur en Russie. Il faut voyager pour apprendre à quel point le cœur humain est sujet aux effets d'optique. Celte expérience confirme l'observation de madame de Staël, qui disait qu'en France « on est toujours ou le jacobin ou l'ultra de quelqu'un. » Je suis rentré chez moi étourdi de la grandeur et de la magnifi- cence de l'empereur, et plus étonné encore de l'admiration désinté- ressée du peuple pour des biens qu'il n'a pas, qu'il n'aura jamais et qu'il n'ose même pas regretter. Si je ne voyais tous les jours combien la liberté enfante d'ambitieux égoïstes, j'aurais peine à croire que le despotisme pût faire tant de philosophes désintéressés. LA RUSSIE EN 1839. 209 LETTRE XIP. PL-tcrsboui ;j, fo 19 juilltt 1039. Le croirez-vous? il y a cinq jours que j'ai reçu votre lellre du 1" juillet, et, sans exagération, je n'ai pas eu le temps d'y répondre. Je n'aurais pu le prendre que sur mes nuits : mais avec les mortelles chaleurs de Laponie qui nous accablent , ne pas dormir serait dan- gereux. Il faut être Russe et même empereur pour résister à la fatigue de la vie de Pétersbourg en ce moment : le soir, des fêtes telles qu'on n'en voit qu'en Russie , le matin des félicitations de cour, des céré.- monies, des réceptions ou bien des solennités publiques, des parades sur mer et sur terre : un vaisseau de 120 canons lancé dans la Neva devant toute la cour doublée de toute la ville : voilà ce qui absorbe mes forces et occupe ma curiosité. Avec des jours ainsi remplis , la correspondance devient impossible. Quand je vous dis que la ville et la cour réunies ont vu lancer un vaisseau dans la Neva, le plus grand vaisseau qu'elle ait porté, ne vous figurez pas pour cela qu'il y eut foule à cette fêle navale. L'espace est ce qui manque le moins aux Russes et ce qui leur nuit le plus ; les quatre ou cinq cent mille hommes qui habitent Pétersbourg sans le peupler, se perdent dans la vague enceinte de cette ville immense dont le cœur est de granit et d'airain, le corps de plâtre et de mortier, ' La leUre qu'on va lire a été portée de Pétersbourg à Paris par une personne sûre, et l'ami à qui elle était adressée me l'a conservée à cause de quelques détails qui lui ont paru curieux. Si le ton est plus louangeur que celui des lettres que je gardais, c'est parce qu'une trop grande sincérité aurait pu en certaine occurrence compromettre la personne obligeante qui m'avait offert de porter ma relation. Je me suis donc cru obligé dans cette lettre, mais seulement dans celle-ci, d'outrer le bien et d'atténuer le mal : ceci est un aveu, mais le moindre déguisement serait une faute dans un ouvrage dont le prix tient uniquement à l'exactitude scrupuleuse de l'écrivain. La fiction gâte le récit d'un voyage, par la même raison qu'un fait réel encadré et par conséquent plus ou moins dénaturé dans une œuvre d'imogination, la dépare. Je désire donc que cette lettre soit lue avec un peu plus de précaution que les autres, el surtout qu'on n'en pasie pns 1:5 notes qui lui servent de correctif. 210 LA RUSSIE EN 1839. et dont les extrémités sont de bois peint et de planches pourries. Ces planches sont plantées en guise de murailles , autour d'un marais désert '. Colosse aux pieds d'argile, cette ville d'une magnificence fabuleuse, ne ressemble à aucune des capitales du monde civilisé, quoique pour la bAtir on les ait copiées toutes : mais l'homme a beau aller chercher ses modèles au bout du monde , le sol et le climat sont ses maîtres , ils le forcent à faire du nouveau , même quand il ne voudrait que reproduire l'antique. J'ai vu le congrès de Vienne, mais je ne me souviens d'aucune réunion comparable pour la richesse des pierreries, des habits, pour la variété , le luxe des uniformes , ni pour la grandeur et l'ordonnance de l'ensemble, à la fête donnée par l'empereur le soir du mariage de sa fille, dans ce même palais d'hiver brûlé il y a un an et qui renaît de ses cendres à la voix d'un seul homme. Pierre le Grand n'est pas mort! Sa force morale vit toujours, agit toujours : Nicolas est le seul souverain russe qu'ait eu la Russie depuis le fondateur de sa capitale. Vers la fin de la soirée donnée à la cour pour célébrer les noces de la grande-duchesse Marie, comme je me tenais à l'écart, selon mon usage, l'impératrice m'a fait chercher dans tout le bal pendant un quart d'iu'ure par des officiers de service qui ne me trouvaient pas. J'étais absorbé parla beauté du ciel, et j'admirais la nuit, appuyé contre la fenêtre où l'impératrice m'avait laissé. Depuis le souper je n'avais quitté cette place qu'un instant pour me trouver sur le passage de leurs majestés; mais n'ayant pas été aperçu j'étais retourné dans l'es- pèce de tribune d'où je contemplais à loisir le poétique spectacle d'un lever de soleil sur une grande ville pendant un bal de cour. Les offi- ciers qui me cherchaient par ordre m'aperçurent enfin dans ma cachette, et se butèrent de me mener près de l'impératrice, qui m'atten- dait. Elle eut la bonté de me dire devant la cour : « M. de Custine, il y a bien longtemps que je vous demande , pourquoi me fuyez- vous ? — » Madame , je me suis placé deux fois sur le passage de votre majesté, elle ne m'a pas vu. ' Les quais de la Neva sont de granit, la coupole de Saint-Isaac est de cuivre, le palais d'hiver, la colonne d'Alexandre sont de belle pierre, de marbre et de granit, la statue de Pierre I" est d'airjin. LA RUSSIE EN 1039. 211 — « C'est votre faute, car je vous cherchais depuis que je suis rentrée dans la salle de bal. Je tiens à ce que vous voyiez ici toutes choses en détail, afin que vous emportiez de la Russie une opinion qui puisse rectifier celle des sots et des méchants. — » Madame, je suis loin de m'attribuer ce pouvoir ; mais si mes impressions étaient communicatives , bientôt la France regarderait la Russie comme les pays des fées. — » Il ne faut pas vous en tenir aux apparences, vous devez juger le fond des choses, car vous avez tout ce qu'il faut pour cela. Adieu , je ne voulais que vous dire bonsoir, la chaleur me fatigue ; n'oubliez pas de vous faire montrer dans le plus grand détail mes nouveaux appartements, ils ont été refaits sur les idées de l'empereur. Je don- nerai des ordres pour qu'on vous fasse tout voir. » En sortant elle me laissa l'objet de la curiosité générale et de la bienveillance apparente des assistants. Cette vie de la cour est si nouvelle pour moi qu'elle m'amuse : c'est un voyage dans l'ancien temps ; je me crois à Versailles et reculé d'un siècle. La politesse et la magnificence, c'est ici le naturel ; vous voyez combien Pétersbourg est loin de notre Paris actuel. 11 y a du luxe à Paris, de la richesse , de l'élégance même ; mais il n'y a plus ni grandeur ni urbanité : depuis la première révolution nous habitons un pays conquis où les spoliateurs et les spoliés se sont abrités en- semble comme ils ont pu. Pour être poli, il faut avoir quelque chose à donner : la politesse est l'art de faire aux autres les honneurs des avantages qu'on possède, de son esprit, de ses richesses, de son rang, de son crédit et de tout autre moyen de plaisir : être poli , c'est savoir offrir et accepter avec grâce : mais quand personne n'a rien d'assuré, personne ne peut rien donner. En France, aujourd'hui rien ne s'échange de gré à gré, tout s'arrache à l'intérêt , à l'ambition ou à la peur. La conversation même tombe à plat, dès qu'un secret calcul ne l'anime pas. L'esprit n'a de valeur que d'après le parti qu'on peut en tirer. La sécurité dans les conditions est la première base de l'urbanité dans les rapports de la société, et la source des saillies de l'esprit dans la conversation. A peine reposés du bal de la cour , nous avons eu hier une autre fête au palais Michel chez la grande-duchesse Hélène , belle-sœur de l'empereur, femme du grand-duc Michel et fille du prince Paul de 212 LA RUSSIE EN 1039. Wurtemberg qui habile Paris. Elle passe pour l'une des personnes les plus distinguées de l'Europe, sa conversation est extrêmement intôressanle. J'ai eu l'honneur de lui être présenté avant le bal ; dans ce premier moment elle ne m'a dit qu'un mot ; mais pendant la soirée, elle m'a doniié plusieurs fois l'occasion de causer avec elle. Voici ce que j'ai retenu de ses gracieuses paroles : « On m'a dit que vous aviez à Paris et à la campagne une société fort agréable. — » Oui, madame, j'aime les personnes d'esprit, et leur conversa- tion est mon plus grand plaisir; mais j'étais loin de penser que votre altesse impériale pût savoir ce détail. — » Nous connaissons Paris et nous savons qu'il s'y trouve peu de gens qui comprennent bien le temps actuel , tout en conservant le souvenir du temps passé. C'est sans doute de ces esprits-là qu'on rencontre chez vous. Nous aimons par leurs ouvrages plusieurs des personnes que vous voyez habituellement , surtout madame Gay et sa fille, madame de Girardin. — » Ces dames sont bien spirituelles et bien distinguées; j'ai le bonheur d'être leur ami. » — Vous avez là pour amis des esprits fort supérieurs. » Rien n'est si rare que de se croire obligé d'être modeste pour les autres, c'est pourtant une nuance de sentiment que j'éprouvai en ce moment. Vous me direz que de toutes les modesties c'est celle qui coûte le moins à manifester. Égayez-vous là-dessus tant qu'il vous plaira , il n'en est pas moins vrai qu'il me semblait que j'aurais manqué de délicatesse en livrant trop crûment mes amis à une ad- miration dont mon amour-propre eût profité. A Paris, j'aurais dit tout net ce que je pensais , à Pétersbourg , je craignais d'avoir l'air de me faire valoir moi-même sous prétexte de rendre justice aux autres. La grande-duchesse insista : elle reprit : « Nous lisons avec grand plaisir les livres de madame Gay, que vous en semble ? — » 11 me semble, madame, qu'on y retrouve la société d'autrefois peinte par une personne qui la comprend. — » Pourquoi madame de Girardin n'écrit-elle plus? — » Madame de Girardin est poëte, madame, et pour un poëte, se taire c'est travailler. — «J'espère que telle est la cause de son silence, car avec cet esprit LA RUSSIE EN 1839. 213 d'observation et ce beau talent poétique il serait dommage qu'elle ne fît plus que des ouvrages éphémères ' . » Dans cet entretien, je devais m'imposer la loi de ne faire qu'écouter et répondre ; mais je m'attendais à ce que d'autres noms prononcés par la grande-duchesse vinssent encore flatter mon orgueil patriotique et mettre ma réserve d'ami à de nouvelles épreuves. Mon attente fut trompée ; la grande-duchesse qui passe sa vie dans le pays du tact par excellence, sait mieux que moi sans doute ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire; craignant également la signification >de mes paroles et celle de mon silence, elle ne prononça pas un mot de plus sur notre littérature contemporaine. 11 est certains noms dont le son seul troublerait l'égalité d'âme et l'uniformité de pensée imposée despotiquement à tout ce qui veut vivre à la cour de Russie. Voilà ce que je vous prie d'aller lire à mesdames Gay et de Gi- rardin : je n'ai pas la force de recommencer ce récit dans une autre lettre, ni matériellement le temps d'écrire à personne. Mais, une fois pour toutes , je veux vous décrire les fêtes magiques auxquelles j'assiste ici chaque soir. Chez nous les bals sont déparés par le triste habit des hommes , tandis que les uniformes variés et brillants des officiers russes donnent un éclat particulier aux salons de Pétersbourg. En Russie , la ma- gnificence de la parure des femmes se trouve en accord avec l'or des habits militaires : et les danseurs n'ont pas l'air d'être les garçons apothicaires ou les clercs de procureurs de leurs danseuses. La façade extérieure du palais Michel, du côté du jardin, est ornée dans toute sa longueur d'un portique à l'italienne. Hier , on avait profité d'une chaleur de 26 degrés pour illuminer les entre-colonne- ments de cette galerie extérieure par des groupes de lampions d'un effet original. Ces lampions étaient de papier et ils avaient la forme de tulipes, de lyres, de vases... C'était élégant et nouveau. A chaque fête que donne la grande-duchesse Hélène, elle imagine, m'a-t-on dit, quelque chose d'inconnu ailleurs ; une telle réputation doit lui peser, car elle est difficile à soutenir. Aussi cette princesse , si belle, si spirituelle, et qui est célèbre en Europe pour la grâce de ses manières et l'intérêt de sa conversation, m'a-t-elle paru moins ' Cette conversation est reproduite mot à mot. I- 11 214 LA RUSSIE EN 1839. naturelle et plus contrainte que les autres femmes de la famille impé- riale. C'est un lourd fardeau à porter dans une cour que le renom d'une femme bol esprit. Celle-ci est une personne élégante , dis- tinguée, mais elle a l'air de s'ennuyer : peut-être eût-elle vécu plus heureuse, si, née avec du bon sens, peu d'esprit et point d'instruc- tion, elle fût restée une princesse allemande renfermée dans le cercle monotone des événements d'une petite souveraineté. L'obligation de faire les honneurs de la littérature française à la cour de l'empereur Nicolas m'épouvante pour la grande-duchesse Hélène. La lumière des groupes de lampions se reflétait d'une manière pit- toresque sur les colonnes du palais et jusque sur les arbres du jardin. Il était rempli dépeuple. Dans les fêtes de Pétersbourg le peuple sert d'ornement, comme une collection de plantes rares embellit une serre chaude. Du fond des massifs plusieurs orchestres exécutaient des symphonies militaires et se répondaient au loin avec une harmonie admirable. Des groupes d'arbres illuminés à feux couverts produisaient un effet charmant : rien n'est fantastique comme la verdure éclairée pendant une belle nuit. Hier il a recommencé à faire presque noir durant près d'une heure : de onze heures et demie à minuit et demi. L'intérieur de la grande galerie où l'on dansait était tapissé avec UD luxe merveilleux ; quinze cents caisses et pots de fleurs des plus rares formaient un bosquet odorant. On voyait à l'une des extrémités de la salle , au plus épais d'un taillis de plantes exotiques , un bassio d'eau fraîche et limpide d'où jaillissait une gerbe sans cesse renais- sante. Ces jets d'eau éclairés par des faisceaux de bougies , brillaient comme une poussière de diamants et rafraîchissaient l'air toujours agité par d'énormes branches de palmiers humides de pluie et de bananiers luisants de rosée, dont le vent de la valse secouait les perles sur la mousse du bosquet odorant. On aurait dit que toutes ces plantes étrangères, dont la racine était cachée sous un tapis de verdure, crois,- saient là dans leur terrain, et que le cortège des danseuses et des danseurs du Nord se promenait par enchantement sous les forêts des tropiques. On croyait rêver. Ce n'était pas seulement du luxe, c'était de la poésie. L'éclat de cette magique galerie était centuplé par une profusion de glaces que je n'avais encore vue nulle part. Les fenêtres donnant sur le portique dont je vous ai décrit l'ingénieuse illumi- nation, restaient ouvertes à cause de la chaleur excessive de cette LA RUSSIE EX 1839. 215 nuit d'été ; mais, hors celles qui servaient d'issues, toutes les baies étaient cachées par d'énormes écrans dorés, à glaces d'un seul mor- ceau, et le pied des écrans disparaissait dans des corbeilles de fleurs ; les dimensions de ces miroirs encadrés de dorures et rehaussés d'un nombre immense de bougies, m'ont paru prodigieuses. On croyait voir les portes d'un palais de fées. Ces glaces s'adaptaient comme des pièces de marqueterie à l'embrasure de la croisée qu'elles étaient des- tinées à dissimuler; c'étaient des rideaux de diamants bordés d'or. Remarquez que la hauteur de la galerie est considérable, et que les jours dont elle est percée sont extrêmement larges. Les glaces remplis- saient ces ouvertures sans toutefois intercepter entièrement l'air, car on avait laissé entre les écrans et les châssis ouverts un intervalle de plusieurs pouces, qui ne paraissait pas et qui suffisait cependant pour rafraîchir la température. Sur le panneau opposé à la galerie du jardin, on avait également appliqué des glaces à cadres dorés , de même grandeur que celles des croisées correspondantes. Cette salle est longue comme la moitié du palais. Vous pouvez vous figurer l'effet d'une telle magnificence. On ne savait où l'on était ; les limites avaient disparu ; tout devenait espace, lumière, dorure, fleurs, reflet, illusion : le mouvement delà foule et la foule elle-même se multipliaient à l'infini. Chacun des acteurs de cette scène en valait cent, tant les glaces pro- duisaient d'effet. Ce palais de cristal sans ombres est fait pour une fête ; il me paraissait que le bal fini, la salle allait disparaître avec les danseurs. Je n'ai rien vu de plus beau , mais le bal ressemblait à d'autres bals et ne répondait pas à la décoration extraordinaire de l'édifice. Je métonnais que ce peuple de danseurs n'imaginât pas quelque chose de nouveau à jouer sur un théâtre si différent de tous les lieux où l'on a coutume de danser et de s'ennuyer sous le prétexte de se réjouir. J'aurais voulu voir là des quadrilles, des surprises, des apparitions , des ballets , des théâtres mobiles. Il me semble qu'au moyen âge l'imagination avait plus de part aux divertissements de cour. Je n'ai vu danser au palais Michel que des polonaises, des valses et de ces contredanses dégénérées qu'on appelle des quadrilles dans le français russe ; môme les mazourkes qu'on danse à Pétersbourg sont moins gaies et moins gracieuses que les vraies danses de Varsovie. La gravité russe ne pourrait s'accommoder de la vivacité, de la verve et de l'abandon des danses vraiment polonaises. Sous les ombrages parfumés de la galerie que je vous ai décrite ^ 216 I.A lUSSU: EN 1830. l'impéralrice venait se reposer après chaque polonaise ; elle trouvait là un abri contre la chaleur du jardin illuminé dont l'air, pendant cette orageuse nuit d'été , était tout aussi étouffant que celui de l'in- térieur du palais. Dans cette fête, j'ai eu le loisir de comparer les deux p{iys,et mes obser- vations n'étaient pas à l'avantage de la France. La démocratie doit nurrc à l'ordonnance d'une grande assemblée; la fête du palais M ichel s'embel- lissaitde tous les hommages, de tous les soins dont la souveraine était l'objet. Il faut une reine aux divertissements élégants, mais l'égalité a tant d'autres avantages qu'on peut bien lui sacriGer le luxe des plaisirs; c'est ce que nous faisons en France avec un désintéressement méri- toire; seulement je crains que'nos arrière-neveux n'aient changé d'avis quand le temps sera venu de jouir des perfectionnements préparés pour eux par des grands-pères trop généreux. Qui sait alors si ces gé- nérations détrompées ne diront pas en parlant de nous : « Séduit» par une éloquence fausse , ils furent vaguement fanatiques et nous ont rendus positivement misérables ? » Quoi qu'il en puisse être de cet avenir américain tant promis à l'Europe, je ne saurais assez vous faire admirer la fête du palais Michel. Admirez donc de toutes vos forces , et ce que je vous décris et ce que je ne puis vous peindre. Avant l'heure du souper l'impératrice, assise sous son dais de verdure exotique, me fit signe de m'approcher d'elle : à peine avais-je obéi que l'empereur vint près du bassin magnifique dont la gerbe d'eau jaillissante nous éclairait de ses diamants en nous rafraîchissant de ses émanations embaumées. Il me prit par la main pour me mener à quelques pas du fauteuil de sa femme, et là il voulut bien causer avec moi plus d'un quart d'heure sur des choses intéressantes; car ce prince ne vous parle pas , comme beaucoup d'autres princes , seulement pour qu'on voie qu'il vous parle. 11 me dit d'abord quelques mots sur la belle ordonnance de la fête. Je lui répondis « qu'avec une vie aussi active que la sienne , je m'é- tonnais qu'il pût trouver du temps pour tout et même pour partager les plaisirs de la foule. — (( Heureusement, reprit-il, que la machine administrative est fort simple dans mon pays : car avec des distances qui rendent tout difficile, si la forme du gouvernement était compliquée, la tête d'un homme n'y suffirait pas. » LA RUSSIE EN 1839. 217 J'étais surpris et flatté de ce ton de franchise; l'empereur qui , mieux que personne, entend ce qu'on ne lui dit pas, continua en répondant à ma pensée : « Si je vous parle de la sorte , c'est parce que je sais que vous pouvez me comprendre : nous continuons l'œuvre de Pierre le Grand. — )> Il n'est pas mort, sire, son génie et sa volonté gouvernent encore la Russie. » Quand on cause en public avec l'empereur , un grand cercle de courtisans se forme à une distance respectueuse. De là personne ne peut entendre ce que dit le maître, sur lequel s'arrêtent cependant tous les regards. Ce n'est pas le prince qui vous embarrasse quand il vous fait l'honneur de vous parler, c'est sa suite. L'empereur reprit : « Cette volonté est bien difficile à faire exé- cuter : la soumission vous fait croire à l'uniformité chez nous , dé- trompez-vous ; il n'y a pas de pays où il y ait autant de diversité de races, de mœurs, de religion et d'esprit qu'en Russie. La variété reste au fond, l'uniformité est à la superficie , et l'unité n'est qu'apparente. Vous voyez là près de nous vingt officiers : les deux premiers seuls sont Russes, les trois suivants sont des Polonais réconciliés, une partie des autres sont Allemands, il y a jusqu'à des kans de Kirguises qui m'amènent leurs fils pour les faire élever parmi mes cadets : en voici un, » me dit-il en me montrant du doigt un petit singe chinois dans son bizarre costume de velours tout chamarré d'or; cet enfant de l'Asie était coiffé d'un haut bonnet droit, pointu, à grands rebords arrondis et retroussés, semblable à la coiffure d'un escamoteur. « Là deux cent mille enfants sont élevés et instruits à mes frais avec cet enfant. — » Sire, tout se fait en grand en Russie : tout y est colossal. — » Trop colossal pour un homme. — » Quel homme fut jamais plus près de son peuple ? — » Vous parlez de Pierre le Grand ? — » Non, sire. — » J'espère que vous ne vous bornerez pas à voir Pétersbourg ; quel est votre plan de voyage dans mon pays? — » Sire, je désire partir aussitôt après la fête de Péterhoff. — » Pour aller ? — » A Moscou et à Nijni. t>l8 LA RUSSIE EN in:W. — » C'est bien ; mais vous vous y prenez trop tAt : vous quitterez Moscou avant mon arrivée, cependant j'aurais été bien aise de vous y voir. — » Sire, ce mot de votre majesté me fera changer de projet. — » Tant mieux, nous vous montrerons les nouveaux, travaux que nous faisons au Kremlin. 3Ion but est de rendre l'architecture de ces \ieux édifices plus conforme à l'usage qu'on en fait aujourd'hui ; le palais trop petit devenait incommode pour moi : vous assisterez aussi à une cérémonie curieuse dans la plaine de Borodino ; j'y dois poser la première pierre d'un monument que je fais élever en commémora- tion de cette bataille. » Je gardais le silence et sans doute l'expression de mon visage devint sérieuse. L'empereur fixa ses yeux sur moi, puis il reprit d'un ton de bonté et avec une nuance de délicatesse et même de sensibilité qui me toucha : « Le spectacle des manœuvres au moins vous intéressera. — Sire, tout m'intéresse en Russie.» J'ai vu le vieux marquis D*** qui n'a qu'une jambe, danser la po- lonaise avec l'impératrice; tout estropié qu'il est, il peut marcher cette danse qui n'est qu'une procession solennelle. II est venu ici avec ses fils : ils voyagent vraiment en grands seigneurs: un yacht à eux. les a portés de Londres jusqu'à Pétersbourg où ils se sont fait envoyer des chevaux anglais et des voitures anglaises en grand nombre. Leurs équipages sont les plus élégants s'ils ne sont les plus riches de Péters- bourg : on traite ici ces voyageurs avec une bienveillance marquée : ils vivent dans l'intimité de la famille impériale ; le goût de la chasse et les souvenirs du voyage de l'empereur à Londres quand il était grand-duc ont établi entre eux et le marquis D*** cette espèce de fa- miliarité qui me paraît devoir être plus agréable aux princes qu'aux particuliers devenus l'objet d'une telle faveur. Où l'amitié est impos- ^•ible l'intimité me semble gênante. On dirait quelquefois à voir les manières des fils du marquis envers les personnes de la famille impé- riale qu'ils pensent là-dessus comme moi. Si la franchise gagne les hommes de cour, où la louange se réfugiera-t-elle et la politesse avec elle ' ? ' Quelques jours après que celle lettre fut écrite, il se passa dans l'intérieur de la cour une petite scène qui fera connaître les manières des jeunes gens les plus à la mode aujourd'hui en Angleterre, ceux-ci n'ont rien à reprocher ni à envier aux agréables les plus impolis de Paris : il y a loin de ce genre d'élégance brutale à la LA RUSSIE EN 1830. 219 Vous ne sauriez vous faire une idée de l'agitation de la vie que nous menons ici : le spectacle seul de tant de mouvement serait pour moi une fatigue. Le jeune*** est à Pétersbourg, nous nous rencontrons partout, et avec plaisir : c'est le type du Français actuel, mais vraiment bien élevé. 11 me paraît enchanté de tout : ce contentement est si naturel, qu'il est communicatif, aussi je crois que ce jeune homme plaît autant qu'il veut plaire ; il voyage bien, il a de l'instruction , recueille beaucoup de faits qu'il suppute mieux qu'il ne les classe, car à son ùge on chiffre plus qu'on n'observe. Il est très-fort sur les dates , les mesures , les nombres et quelques autres données positives, ce qui fait que sa con- versation m'intéresse et m'instruit. Mais quelle conversation variée que celle de notre ambassadeur ! Que d'esprit de trop pour les affaires, et combien la littérature le regretterait si le temps qu'il donne à la po- litique n'était encore une étude dont les lettres profileront plus tard. Jamais homme ne fut mieux à sa place, et ne parut moins oc- cupé de son rôle ; de la capacité sans importance , voilà aujourd'hui , ce me semble, la condition du succès pour tout Français occupé d'af- faires publiques. Personne, depuis la révolution de juillet, n'a rempli aussi bien que M. de Barante la charge difficile d'ambassadeur de France à Pétersbourg. Je joins ici le cérémonial observé pour toutes les fêtes du mariage de la grande-duchesse Marie. Cette lecture vous ennuiera comme celle de tout cérémonial. Mais il n'y a rien que de curieux dans un pays si éloigné du nôtre. La Russie est tellement inconnue chez nous, que les descriptions qu'on nous en fait nous intéressent toujours. La politesse des Buckingham, des Lauzun et des Richelieu. — L'impératrice voulait donner un bal intime à cette famille près de quitter Pétersbourg. Elle commence par inviter elle-même le père qui danse si bien avec une jambe de bois. « Madame, répond le vieux marquis ***, on m'a comblé à Pétersbourg, mais tant de plaisirs surpassent mes forces : j'espère que votre majesté me permettra de prendre congé d'elle ce soir et de me retirer demain malin sur mon yacht pour retourner en Angleterre ; sans cela je mourrais de joie en Russie. — Eh bien, je renonce à vous, » reprend l'impératrice satisfaite de cette réponse polie, et digne de l'époque oij le vieux lord dut entrer dans le monde; puis se retournant vers les fils du marquis qui devaient prolonger leur séjour à Pétersbourg : « Je compte au moins sur vous , » dit-elle à l'aîné. — « Madame, répond celui-ci, nous avons pour ce jour-là une partie de chasse au x rennes. » L'impératrice, qu'on dit fière, ne se décourage pas, et s'adressant au cadet : « Vous, du moins, vous me resterez, » lui dit-elle. Le jeune homme, à bout d'excuses, ne sait que répondre, mais dans son dépit il appelle son frère et lui di** tout haut : « C'est donc moi qui suis la victime? » Cette anecdote a fait la joie de Ig, cour. î>20 LA RUSSIE EN 1039. ressemblance de certaines choses m'étonne autant que la différence de certaines autres, et la comparaison entre deux pays séparés par une telle dislance , et rapprochés par une influence mutuelle , ne peut manquer de piquer vivement la curiosité *. * CKRÉMONIAL DE LA CÉLÉBRATION Dr MARIAGE DE SON ALTESSE IMPÉRIALE MADAME LA GRANDE-DUCHESSE MARIE NICOLAIEVNA AVEC SON ALTESSE SÉRÉMSSIME MONSEIGNEUR LE DUC MAXIMILIEN DE LEUCHTENBEUG , APPROUVÉ PAR SA MAJESTÉ l'eMPEREUR. Le jour qui aura clé choisi pour la ccrcmonie, une salve de cinq coups de canon, lires des remparts de la forteresse de Saint-Pétersbourg, annoncera que dans cette journée devra avoir lieu la célébration du mariage de son altesse impériale madame la grande-duchesse Marie Nicolaievna avec son altesse sérénissime monseigneur le duc Maximilien de Leuchtcnberg. D'aiirès les annonces qui auront été envoyées, les membres du saint synode et du haut clergé, la cour et les autres personnes de distinction des deux sexes, les ambas- sadeurs et ministres étrangers, les généraux, les ofliciers de tout grade de la garde et les ofTicicrs supérieurs des autres troupes, se réuniront au palais d'hiver, à ... heures du malin, les dames en costume russe et les cavaliers en uniforme. Lorsque les dames d'iionncur qui auront été appelées pour habiller l'auguste fiancée sortiront des apparlemenls intérieurs après avoir accompli cette fonction, u[i maître des cérémonies en avertira l'auguste fiancée, et l'accompagnera jusqu'aux apparlemenls intérieurs. Dans cette journée, l'auguste fiancée portera une couronne sur la tète, et par- dessus la robe, un manteau de velours ponceau, doublé d'hermine, dont la longue traîne sera portée aux côtés par quatre chambellans, et à l'extrémité parle dignitaire en foncti i-iis d'écuyer de son altesse impériale. Leurs majestés l'empereuret l'impératrice se rendront des appartements intérieurs, à la chapelle du palais, dans l'ordre suivant : I. Les fourriers de la cour et les fourriers de la chambre impériale; II. Les maîtres des cérémonies et le grand maître des cérémonies; III. Les gentilshommes de la chambre, les chambellans et les cavaliers de la cour impériale, marchant deux à deux, les moins anciens en avant; IV. Les premières charges de la cour, deux à deux, les moins anciennes en avant; y. Un maréchal de la cour avec son bàlon ; YI. Le grand chambellan et le grand maréchal de la cour avec son bâton ; VII. Leurs majestés l'empereur et l'impératrice, suivis du ministre de la maison de l'empereur, ainsi que des aides de camp généraux et aides de camp de sa majesté impériale, de service; VIII. Son altesse impériale monseigneur le césarévitch grand-duc Alexandre Nicolaievilch; IX. Leurs altesses impériales mcsscigncurs les grands-ducs Constantin Nico- laievilch, Nicolas Nicolaievilch et Michel Nicolaievilch; X. Leurs allesses impériales monseigneur le grand-duc Michel Pavlovitch et ma- dame la grande-duchesse Hélène Pavlovna; XI. Son altesse impériale madame la grande-ducbesse Marie Nicolaievna , avec LA RUSSIE EN 1030. 221 Le grand chambellan est mort avant le mariage. Cette charge vient d'être donnée au comte Golowkin , ancien ambassadeur de Russie en Chine, où il n'a pu pénétrer. Ce seigneur est entré en fonctions à l'oc- casion des fêtes du mariage, et il a moins d'expérience que n'en avait son auguste fiancé , son altesse sérénissimc monseigneur le duc Maximilien de Lcuchtcnbcrg ; XII. Leurs altesses impériales mesdames les grandes-duchesses Olga NicolaicvDa, Alexandra àSicoIaievna et Marie Nikhailovna ; XIII. Leurs altesses scrénissimes monseigneur le prince Pierre d'Oldenbourg et madame la princesse son épouse. Les dames d'honneur, les demoiselles d'honneur à portrait, les demoiselles d'hon- neur de sa majesté l'impératrice et de leurs altesses impériales mesdames les grandes- duchesses, ainsi que les autres personnes de distinction des deux sexes, suivront par ordre d'ancienneté. A l'entrée de la chapelle, leurs majestés impériales seront reçues par les membres du saint synode et du haut clergé, portant la croix et l'eau bénite. Au commencement du service divin, lorsque l'on chantera le verset : rocuoiii CM\oi-o iiiBoei-o BOiBeceAi/unctr ^apt, sa majesté l'empereur conduira les au- gustes fiancés à la place préparée pour la célébration du mariage, et en même temps les personnes désignées pour porter les couronnes s'approcheront des augustes fiancés. Alors commencera, d'après le rit de l'église grecque, la cérémonie du mariage, pendant laquelle, après l'Évangile, on fera mention, dans la prière pour la faiuille impériale, de madame la grande-duchesse Marie Nicolaievna et de son époux. Après la cérémonie du mariage , les augustes époux présenteront leurs rcmcr- cîments à leurs majestés impériales, et reviendront occuper leurs places. Le métro- politain , assisté des membres du saint synode, commencera ensuite les prières d'actions de grâces, et lorsqu'on entonnera le Te Deum, il sera tiré des remparts de la forteresse de Saint-Pétersbourg, une salve de cent et un coups de canon. A l'issue de la cérémonie religieuse, les membres du saint synode et du haut clergé offriront leurs félicitations à leurs majestés impériales. En sortant de la chapelle leurs majestés impériales et la famille impériale retour- neront dans les appartements intérieurs avec le même cortège et dans l'ordre énoncé ci-dessus. A leur arrivée dans la pièce où un autel catholique aura été dressé, sa majesté l'empereur conduira les augustes époux à cet autel , où la cérémonie du mariage alors sera célébrée d'après le rit catholique romain ; à l'issue de cette céré- monie, la famille impériale rentrera dans l'intérieur des appartements, après avoir reçu les félicitations du clergé catholique romain. Lorsque l'heure du banquet sera venue, et que les dignitaires des trois premières classes auront occupé les places qui leur auront été désignées, on viendra annoncer à leurs majestés impériales qui se rendront à table accompagnées de la famille impé- riale, et précédées de la cour. Leurs majestés impériales et tous les membres de la famille impériale seront servis à table par des chambellans; les coupes seront présentées à leurs majestés impériales par les grands échansons; aux augustes nouveaux époux par le dignitaire; en fonctions d'écuyer de la cour de son altesse impériale madame la grande- 11. 222 LA lUSSIE tN 1039, son prédécesseur. In jeune chambellan , nommé par lui, vient d'en- courir la colère de l'empereur , et d'exposer son chef h une répri- mande un peu sévère. C'était au bal de la grande-duchesse Hélène. L'empereur causait avec l'ambassadeur d'Autriche. Le jeune cham- duche«sc; à leurs altesses impériales monseigneur le césarévitch grand-duc iK'rilirr par le dij:nilairc l'aisant fonclioiis dpciiyor di' son altesse impoiialc ; à messeigneurs les grands-ducs et mesdames les graiides-ducliesscs, par des chambellans. Pendant le repas il y aura concert vocal cl instrumental. Les toasts seront portes au bruit des salves d'artillerie tirées des remparts de la forteresse de Saint-Pétersbourg. Savoir : 1" A la santé de leurs majestés impériales. — 31 coups de canon. 2" Des augustes nouveaux époux. — 31 coups de canon. 3" De toute la famille impériale. — 31 coups de canon. 4" De sou altesse royale madame la duciiesse de Leuchtenberg. — 31 coups de canon. o" Du clergé et de tous les fidèles sujets de sa majesté l'empereur. — 31 coups de ranon. Après le banquet leurs majestés impériales et la ramillc impériale retourneront avec le même cortège dans les appartements intérieurs. Dans la soirée du même jour, il y aura un bal paré, auquel assisteront toutes les personnes de distinction des deux sexes, les ambassadeurs et ministres étrangers, et lc^ personnes présentées à la cour. A\ant la fin du bal, les personnes désignées par l'empereur pour recevoir les nouveaux époux, se rendront dans les appartements de leurs altesses, où leurs majestés l'empereur et l'impératrice, précédés de la cour, les accompagneront. A l'entrée de ces appartements, leurs majestés impériales et les nouveaux époux seront reçus par les personnes désignées à cet effet, et se rendront ensuite dans l'in- térieur des appartements, où se trouvera une dame d'honneur pour le déshabillé de madame la grandc-ducliesse. Dans cette journée il sera récité des prières d'actions de grâces dans toutes les églises et les cloches sonneront, ainsi que les deux jours suivants; la capitale sera illuminée le soir, pendant trois jours. Le 3 juillet * spectacle au grand théâtre en gala. Le '« juillet, les augustes époux recevront, à on/e heures du matin, les félicitations des personnes de distinction des deux sexes admises à la cour, et à une heure de J'aprcs-midi, celles du corps diplomatique. Le soir, grand bal dans la salle blanche du palais d'hiver, et souper. Le 6 juillet, bal chez leurs altesses impériales monseigneur le grand-duc Michel Pavlovitch et madame la grande-duchesse Hélène Pavlovna. Le 8 juillet, bal chez le prince d'tJldenbourg. Le 9 juillet, départ de la cour impériale pour Péterhoff. Le 11 juillet, bal masqué pui)lic et illumination à Péterhon". * D'app/» le caleo'lrier julien. r.A RUSSIE E\ 1039. 223 Lellan reçoit de la grande-duchesse Marie l'ordre d'aller inviter, de sa part, cet ambassadeur à danser avec elle. Dans son zèle , le pauvre débutant, rompant le cercle que je vous ai décrit, arrive intrépidement jusqu'à la personne de l'empereur pour dire devant sa majesté elle- même à l'ambassadeur d'Autriche :« Monsieur le comte, madame la duchesse de Leuchtenberg vous prie à danser pour la première polo- naise. » L'empereur , choqué de l'ignorance du nouveau chambellan , lui dit très-haut : «Vous venez d'être nommé à votre charge , monsieur, apprenez donc à la remplir : d'abord ma flllc ne s'appelle pas la du- chesse de Leuchtenberg; elle s'appelle la grande-duchesse 3Iarie ' ; «nsuite vous devez savoir qu'on ne vient pas m'interrompre quand je cause avec quelqu'un^. » Le nouveau chambellan qui recevait cette dure réprimande de la bouche même du maître, était malheureusement un pauvre gentil- homme polonais. La rigidité de l'empereur ne se contenta pas de ce peu de mots : il fit appeler le grand chambellan , et lui recommanda d'être à l'avenir plus circonspect dans ses choix. Cette scène rappelle ce qui se passait assez souvent à la cour de l'empereur Napoléon. Les Russes achèteraient bien cher un passé de quelques siècles ! J'ai quitté le bal du palais Michel de fort bonne heure ; en sortant, je m'arrêtai sur l'escalier, où j'aurais voulu demeurer : c'était un bois d'orangers en fleur. Je n'ai rien vu de plus magnifique , de mieux or- donné que cette fête ; mais je ne connais rien de si fatigant que l'ad- miration prolongée, surtout quand elle ne porte ni sur les phénomènes de la nature ni sur les ouvrages de l'art. Je vous quitte pour aller dîner chez un officier russe , le jeune comte de***, qui m'a mené ce matin au cabinet de minéralogie, le plus beau, je crois, de l'Europe ; car les mines de l'Oural sont d'une richesse incomparable. On ne peut rien voir seul ici; une personne du pays est toujours avec vous pour vous faire les honneurs des établisse- ments publics, et il y a dans l'année peu de jours favorables pour les bien voir. L'été, on replâtre les édifices dégradés par le froid : l'hiver, ' Ce litre lui avait été conservé en la mariant. * Ne vous l'ai-je pas dit? à celte cour on passe sa vie en répétitions générales. Depuis Pierre I^^ un empereur de Russie n'oubîiç Jamais qu'il est chargé de tout enseigner lui-même à son peuple. ^24 LA UISSIE EN 1039. on va dans le monde, on danse, quand, on ne gèle pas. Vous croirez que j'exagère, si je vous dis qu'on ne voit guère mieux la Russie à Pé- lersbourg qu'en France. Dégagez cette observation de sa forme paro- doxale, vous aurez la vérité pure. 11 est certain quil ne sufllt pas de venir dans ce pays pour le connaître. Sans protection , vous n'auriez l'idée de rien, et souvent la protection vous tyrannise et vous expose à prendre des idées fausses*. ' C'est ce qu'on veut. FJN DU TOME PREMIER. TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME. LETTRE PREMIERE, A . Arrivée du grand-duc héréditaire de Russie à Ems. — Caractère particulier des courtisans russes. — Différence de leurs manières quand le maître est présent ou absent. — Portrait du grand-duc. — Sa physionomie, son air souffrant. — Son père et son oncle au même âge. — Ses voitures. — Équipages négligés. — Mau- vaise tenue des domestiques. — Supériorité de l'Angleterre dans les choses maté- rielles. — Soleil couchant sur le Rhin. — Le fleuve plus beau que ses bords. — Chaleur excessive 17 LETTRE II. Progrès de la civilisation matérielle en Allemagne. — Le protestantisme en Prusse. — La musique employée comme moyen d'éducation pour les paysans. — Le culte de l'art prépare l'âme au culte de Dieu. — La Prusse, auxiliaire de la Russie. — Rapport qui existe entre le caractère du peuple allemand et celui de Luther. — Le ministre de France en Prusse. — Correspondance de mon père, conservée dans les archives de la légation française à Berlin. — Mon père, à vingt-deux ans, nommé ministre de France près des cours de Brunswick et de Prusse en 1792. — M. de Ségur. — Le coup de couteau. — Indiscrétion de l'impératrice Catherine. — Autre anecdote curieuse et inconnue relative à la convention de Pilnitz. — Mon père remplace M. de Ségur. — Son succès dans cette cour. — On le presse d'abandonner la France. — Il y retourne malgré les dangers qu'il prévoit. — II fait deux campagnes comme volontaire sous son père. — Lettres de M. de Noailles alors ambassadeur de France à Vienne. — Ma mère. — Sa conduite pendant le procès du général Custinc, son beau-père. — Elle l'accompagne au (ribunal. — Danger qu'elle y court. — Le perron du palais de justice. — Comment elle échappe au massacre. — Les deux mères. — Mort du général. — Son courage religieux. — La reine le remplace à la Conciergerie. — Souvenirs de Versailles au pied de i'échafaud. — Mon père publie une justification de la conduite du général. — On l'arrête. — Ma mère prépare l'évasion de son mari. — Dévouement de la fille du concierge. — Héroïsme du prisonnier. — Un journal. — Scène tragique dans la prison. — Mon père, martyr d'humanité. — Dernière entrevue dans une salle de la Conciergerie. — Incident bizarre. — Premières impressions de mon enfance. — Le gouverneur de mon père frappé d'apoplexie en lisant dans un journal la mort de son élève 20 ;226 TABLE DES MATIÉHES. LETTRE III. Suite de la vie do ma mère. — Son isolement entre tous les partis. — Elle veut émifirer. — Sou arrestation. — Papiers mal cachés. — Protection providentielle. — Maison dévastée. — Dévouement de >'anctlc, ma bonne. — Son imprudence au tombeau de Marat. — Dévots au nouveau saint. — Vie de ma mère en prison. — Mesdames de Lameth, d'Aiguillon cl de Beauharnais, plus tard l'impératrice Joséphine. — Caractère de ces jeunes femmes. — Portrait de ma mère. — Anec- dotes à ajouter aux mémoires du temps. — Un polichinelle aristocrate. — Une femme du peuple emprisonnée parmi les grandes dames. — Son caractère. — Elle est guillotinée avec son mari. — La partie de barres. — Le décadi en prison. — Visites domiciliaires. — Plaisanterie de Dugazon. — Interrogatoire. — Le pré- sident cordonnier et bossu. — Trait de caractère. — Le soulier de peau anglaise. Le maître maçon Jérôme. — Terrible moyen de salut. — Le carton fatal. — Le 9 thermidor. — Fin de la terreur. — Raffinement de quelques historiens sur le caractère de Robespierre. — Les prisons, après sa chute. — La pétition de Nanette, apostillée par des ouvriers. — Le bureau de Legendre. — Délivrance. — Retour de ma mère dans sa maison. — La misère. — Trait de délicatesse du maître maçon Jérôme. — Bon sens de cet homme. — Sa mort. —Voyage de ma mère en Suisse. — Son entrevue avec madame de Sabran, sa mère. — La romance du rosier reçue en prison. — Jugement de Lavater sur le caractère de ma mère. — Manière dont elle passait sa vie sous l'empire. — Ses amis. — Second voyage en Suisse en 1811. — Sa mort en 182G, à 50 ans 38 LETTRE IV. Conversation avec l'aubergiste de Lubeck. — Ses remarques sur le caractère russe. — Différence d'humeur des Russes qui partent de chez cui et de ceux qui retournent en Russie. — Voyage de Berlin à Lubeck. — Inquiétude imaginaire. — Réalisation de ce qu'on pense. — Puissance de création mal employée. — Site de Travemiinde. — Ciiraclèrc des paysages du Nord. — Manière de vivre des pécheurs du Holstein. — Grandeur particulière des paysages plats. — Nuit du Nord. — La civilisation sert à jouir des beautés de la nature. — Les hommes à demi barbares sont surtout curieux des choses factices. — Impression que me causent les noms. — C'est pour les steppes que je vais en Russie. — Naufrage du Nicolas I". — Description de cette scène. — Belle conduite d'un Français attaché à la légation de Danemarf k. — On ne sait pas mèuic son nom. — Ingratitude innocente. — Le capitaine du Nicolas destitue par l'empereur. — Route de Sch«erin à Lubeck. — Trait de caractère d'un diplomate. — Esprit de cour naturel aux Allemands. — La baigneuse de Travemiinde. — Tableau de mœurs. — Dix ans de vie. — La jeune fille devenue mère de famille. — Réflexions C2 LETTRE V. Nuits polaires. — Influence du climat sur la pensée humaine. — Montesquieu et sou système. — Je lis sans lumière à minuit. — Nouveauté de ce phénomène. — Récompense des fatigues du voyage. — Paysages du Nord.— Accord des habitants TABLE DES MATIÈRES. 227 avec le pays. — Aplatissscmcnt de la terre près du pôle. — On croit approcher du sommet des Alpes, — Côtes de Finlande. — Eflols d'opticiue, rajons obliques du soleil. — Terreur pocliciue. — Mélancolie des peuples du .Nord. — Conversation sur le bateau à vapeur. — Jlal de mer dissipé par la mer. — 3Ion domestique. — Éloquence d'une lomnie de chambre citée par Grimm. — Arrivée du prince K*" sur le bateau à vapeur. — Son portrait, sa manière de faire connaissance. — Défi- nition de la noblesse. — Différence qu'il y a entre les notions anglaises cl nos idées sur ce sujet. — Le prince D'". — Son portrait. — Anecdote sur la noblesse an- glaise. — L'empereur Alexandre et son médecin en Angleterre. — L'empereur ne comprend pas la noblesse à l'anglaise. — Ton de la société russe. — Le prince K*** défend contre moi le gouvernement de la parole. — Par quoi on mène les hommes. — Canning.— Napoléon.— L'action plus persuasive que la parole.— Entretien con- fidentiel.—Coup d'oeil sur l'histoire de Russie.— Pourquoi les Russes sont ce qu'ils sont.— Héros de leurs temps fabuleux.— Ils n'ont rien de chevaleresque.— Ils ont payé tribut aux mahométans à qui les Occidentaux avaient fait la guerre. — Ce qu'est l'autocratie. — Les princes russes ont fait dans l'esclavage l'apprentissage de la tyrannie. — Le servage se légalisait en Russie quand on l'abolissait dans le reste de l'Europe. — Rapport qu'il y a entre mes opinions et celles du prince K***. — La politique et la religion ne font qu'un en Russie. — Avenir de ce pays et du monde. — Paris détrôné par la piété de la génération qui s'avance. — Il aurait !e sort de l'ancienne Grèce. — Récit que le prince et la princesse D*** nous font de leur séjour à Griffenberg. — Cure par l'eau froide. — Le prince se fait arroser eu notre présence. — Fanatisme du néophyte. — La princesse L***. — Le vaisseau de sa fille et le sien se croisent au milieu de la mer Baltique. — Bon goût des per- sonnes du grand monde en Russie. — La France d'autrefois. — La faculté du respect, salutaire aux productions de l'esprit. — Portrait d'un voyageur français «x-lancier. — Littérature grivoise. — Pourquoi il amuse les dames russes. — Son genre de mauvais ton ne peut choquer des étrangers. — Plaisir de la traversée. — Société unique. — Chants russes, danses nationales. — Les deux Américains. — Le français des dames russes préférable à celui de beaucoup de polonaises. — Accident survenu à la machine du bateau à vapeur. — Diversité des caractères mise en relief. — Mot des deux princesses. — La fausse alerte. — La joie trahit la peur passée. — Histoire romanesque pour la lettre suivante 7S LETTRE VI. [isloire du baron Ungernde Sternberg. — Ses crimes; sa punition sous l'empereur Paul. — Type des héros de lord Byron. — Parallèle de Waîter Scott et de Cyron. — Le roman historique. — Autre histoire racontée par le prince K***. — Mariage de l'empereur Pierre. — Obstination du boyard Romodanovvski. — L'empereur cède. — Influence de la religion grecque sur les peuples. — Indifférence des Russes pour la vérité. — La tyrannie vit de mensonge. — Le cadavre d'un Croï dans l'égiise de Revel depuis la bataille de Narva. — L'empereur Alexandre trompé. — La Russie défendue contre un Russe. — Inquiétude des Russes rela- tivement à l'opinion des étrangers. — Peur qu'on a de moi. — L'espion savant trompé 102 LETTRE VII. a marine russe. — Orgueil qu'elle inspire aux gens du pays.— Mot de lord Durhara. 228 TABLE DES MATIÈRES. — Évolutions des npprcnlis. — Grands cfTorts pour un pclil résultat. — Cochet du dospotisinc. — Kronstadt. — Nanrriij;o risil)Io. — Douane russe. — Tristesse de la nature aux 8|ipro(lies de Pélerslxiur!.'. — Souvenirs de Rome. — Nom doimé par les Anglais aux vais^^eaux de la marine royale. — Découraf,'cment. — Pensée de Pierre l'"''. — Les Génois. — lies de Kronstadt. — Batteries de la forteresse. — Leur elTicacilé. — Plusieurs espèces de Russes de salon. — Difficultés du débar- quement pour les \oiturcs. — Abrutissement des employés inférieurs. — Inter- rogatoire subi par-devant les délégués de la police et de la douane. — Lenteurs des douaniers. — Mauvaise humeur des seigneurs russes. — Leur jugement sur la Russie. — Le chef suprême des douaniers. — Ses manières dégagées. — Nouvel examen. — L'empereur n'y peut rien. — Changement subit dans les manières de mes compagnons de voyage. — Ils me quittent sans me dire adieu. — Ma sur- prime 113 LETTRE VIII. Arrivée à Pétcrsbourg par la Neva. — Architecture. — Contradiction entre le carac- tère du site et le style des édifices importés du midi. — Absurde imitation des monuments de la Grèce. — La nature aux environs de Pétcrsbourg. — Tracasseries de la douane et de la police. — Interrogatoire minutieux. — On retient mes liv res. — Difficultés du débarquement. — Aspect des rues. — Statue de Pierre le Grand. — Trop fameuse. — Palais d'hiver. — Rebâti en un an."'— A quel prix. — Le despotisme se révèle dès le premier pas qu'on fait dans ce pays. — Citation d Ilerberstein. — Karamsin. — La vanité des Russes les aveugle sur l'inhumanité de leur gouvernement. — Esprit de la nation d'accord avec la politique de l'auto cratie 120 LETTRE IX. Le drovsska. — Costume des hommes du peuple. — Le cafetan. — Attelage russe. Drowska perfectionné. — Pavés de bois. — Pétcrsbourg le matin. — La ville ressemble à une caserne. — Contraste entre la Russie et l'Espagne. — Courriers porteurs de dépêches. — La partie d'échecs. — Définition de la tyrannie. — Tyrannie cl despotisme, confondus à dessein. — Le Tcliin. — Caractère particuliei du gouvernement russe. — La discipline à la place de l'ordre. — L'art ne trompe pas ici les conditions nécessaires à son développement. — L'auberge. — Ce qu'on y risque. — Le lit de camp au milieu de la chambre. — Promenade au hasard. — Les deux palais Michel. — Souvenirs de la mort de Paul I''. — L'espion trompé. — Statue de SuwarolT. — La Neva, les quais, les ponts. — Inconvénient du site d( Petersbourg. — La cabane de Pierre I". — La citadelle, ses tombeaux et SCS cachots. — Le couvent et le tombeau de saint Alexandre Nevvski. — La chambre du czar Pierre changée en chapelle. — Les vétérans russes. — Austérité du czar, — Foi des Russes en l'avenir. — Saint-Pétersbourg répond à leurs espérances e1 non à leurs souvenirs. — Orgueil justifié. — Moscou explique Pétcrsbourg. — Grandeur de Pierre I'/. — Comparaison de Pétcrsbourg et de Munich. — Intéricui de la forteresse. — Prison souterraine. — Tombeau de la famille impériale. — Idolâtrie politique. — Souffrance des prisonniers. — Différence qu'il y a entre le.' châteaux forts des autres pays et une forteresse russe. — Malheur des Russes. — TABLE DES MATIÈRES. 229 Lciir dégradalion moralo. — l^gli-c c,ilIioli(juc. — Dominicains à Polrrshourp. — Tolérance précaire. — Sépulture du dernier roi de Pologne. — Moreau déposé dans l'cirlise où. est enterré Ponialowski 137 LETTRE X. Promenade des îles. — Caractère du paysage. — Beautés factices. — Les îles font partie de Pclersbourg. — Étendue des villes russes. — Les Russes tapissent sur la rue. — Manière dont ils placent les fleurs dans leurs maisons. — Les Anglais font le contraire. — Les productions les plus communes de la nature sont ici du luse. — Les souvenirs de la solitude percent même au milieu des jardins. — But de la civilisation dans le nord. — Là le sérieui est dans la vie et la frivolité dans la littérature. — Le bonheur impossible en Russie. — Vie des gens du monde pendant leur séjour aux îles. — Ils ne pensent qu'à s'étourdir. — Brièveté de la belle saison. — Déménagements dès la fin d'août. — Les autres grandes villes ont plus de solidité que n'en a Pétcrsbourg. — Ici la vie n'appartient qu'à un homme. — L'égalité sous le despotisme. — Rigueur des gouvernements trop logiques. — Le despotisme en grand. — Il faut être Russe pour vivre en Russie. — Traits caractéristiques de la société russe. — Attachement affecté pour le prince. — Malheur d'un souverain tout-puissant.— Source des vertus privées chez les princes absolus. — Pavillon de l'impératrice aux îles. — A quoi ressemble le mouvement de la foule après le passage de l'impératrice. — Vermine dans les murs des au- berges. — Le palais impérial n'en est pas exempt, — Portrait de l'homme du peuple quand il est de pure race slave. — Sa beauté. — La beauté est plus rare chez les femmes. — Coiffure nationale des femmes : elle devient rare. — Voitures dépourvues d'élégance. — L'état des paysans russes. — Rapports du paysan avec son seigneur. — Ils payent pour se faire acheter. — Fortune des particuliers dans la main de l'empereur. — Seigneurs massacrés par leurs serfs. — Réflexions. — Monnaie vivante. — Luxe exécrable. — Différence qu'il y a entre la condition des ouvriers dans les pays libres et celle des serfs en Russie. — Le commerce et l'in- dustrie modifieront la situation actuelle. — Apparence trompeuse. — Personne pour vous éclairer sur le fond des choses, — Soin qu'on prend de cacher la vérité à l'étranger. — On n'a le droit de s'intéresser qu'à l'empereur, — Usurpation religieuse de Pierre l" : mal plus grand que tout le bien qu'a fait cet empereur. — L'aristocratie russe manque à ses devoirs envers elle-même et envers le peuple. — Regards scrutateurs des Russes. — Leur conduite envers les voyageurs qui écrivent. — État de la médecine en Russie. — Mystère universel. — Les médecins russes seraient meilleurs chroniqueurs que docteurs. — Permission d'assister au mariage de la grande-duchesse Marie. — Faveur particulière 132 LETTRE XI. klapprochement des dates : 14 juillet 1789, prise de la Bastille : 14 juillet 1839. mariage du petit-fils de M. de Beauharnais. — Chapelle de la cour. — Première impression produite par la physionomie de l'empereur. — Conséquences du des- potisme pour le despote, — Portrait de l'empereur Nicolas, — Caractère de sa physionomie, — L'impératrice. — Son air souffrant, — Esclavage de tous. — L'impératrice n'a pas la liberté d'être malade. — Danger des voyages pour les S30 TABLE DES MATIÉIIES. Russes, — Abords du pnlnis. — Mon pnirécà la cour. — Arridrnl risiltlo. — Clinpello iinpcrialp. — Ma;:nificeiicc ilcs dcroralioiis cl des oosluincs. — Enlrée de la famillp iinjxriale. — Fautes (l'éliquclle reparées : par qui. — M. de Palilen tient la couronne sur la tète du marié. — Iléllexion. — Émotion de l'impératrice. — Vorlrail du jeune duc de Leuclitenberg. — Son impatience. — Pruderie da lanf-'a^re actuel. — Ce qui la cause. — IMusi(|ue de la chiipclle impériale. — Vieux chants precs arranj:és autrefois par des composiieurs italiens. — Kffel mer\cillcux de celle musi(iue. — Te Deum. — L'archcvèiiue. — L'empereur lui baise la main. — Impassibilité du duc de Lcucbtenberg. — Son air dénanl. — Position fausse. — Souvenir de terreur. — Talisman de M. de Itcauharnais. — C'est moi qui le possède. — Point de foule, on ne sait ce que c'est en Russie. — Immensité des places publiques. — Tout paraît petit dans un pays où l'espace est sans bornes. -^ La colonne d'Alexandre. — L'amirauté. — L'église de Saint-lsaac. — Place qui est une plaine. — Le sentiment de l'art maïKjuc aux llusses. — Quelle ciit été 1 nrcbiteclure propre à leur climat et à leur pays. — Le génie de l'Orient plane sur la Russie. — Le granit ne résiste pas aux hivers de Pclersbourg. — Ciinr de triomphe. — Profanation de l'art anti(iue. — Architectes russes. — Prétentions du despotisme à vaincre la nature. — Ouragan au moment du mariage. — L'em- jicreur. — Expressions diverses de son visage. — Caractère particulier de sa phy- sionomie. — Ce que signifie le mol acteur en grec. — L'empereur est toujours dans son rôle. — Quel attachement il inspire. — La cour de Russie. — L'empereur est à plaindre. — Sa \ ie agitée. — L'impératrice y succombe. — Influence de cette frivolité sur l'éducation de leurs enfants. — Ma présentation. — Nuances de politesse. — Mol de l'empereur. — Le son de sa voix. — L'impératrice. — Son afT-ibililé. — Son langage. — Fête à la cour. — Surprise des courtisans en rentrant dans ce palais fermé depuis l'incendie. — Influence de l'air de la cour. — Cour tisans à tous les étages de celte société. — Ils ne sont pas moins à plaindre que tous les autres hommes. — Danses de cour. — La polonaise. — La grande galerie — Admiration des esjirits positifs pour le despotisme. — Conditions imposées è chaque gouvernement. — La France n'a pas l'esprit de son gouvernement. — L( plaisir n'est pas le but de l'existence. — Autre galerie. — Souper. — Le kan des Kirguises. — La reine de Géorgie. — Sa figure. — Le malheur ridicule perd sef droits. — L'apparence trompe moins qu'on ne le croit. — Habit de cour russe. — Coiffure nationale. — Elle enlaidit les laides et embellit les belles. — Le Géncvoh à la table de l'empereur. — Trait de politesse de ce prince. — La petite table.— Imperturbable sang-froid d'un Suisse. — Effet du soleil couchant vu par un( fenêtre. — Nouvelle mer>eiile des nuits du nord. — Description. — La ville el 1( palais fonl contraste. — Rencontre inattendue. — L'impératrice. — Autre poini de vue sur la cour intérieure du palais. — Elle est remplie d'un peuple mue d'admiration. — Joie menteuse. — Conspiration contre la vérité. — Mot de ma- dame de Staél. — Plaisirs désintéressés du peuple. — Philosophie du despo- tisme 17! LETTRE XII. Agitation de la vie à Pétersbourg. —Point de fouie.- L'empereur vraiment Russe — L'impératrice : son affabilité.- Importance qu'on attache en Russie à l'opinioi des étrangers. — Comparaison de Paris el de Pétersbourg. — Définition de li politesse. — Fête au palais Michel. — La grande-duchesse Hélène. — Sa conver TABLE DES .MATIÈRES. 231 sation. — Éclat des bals où les hommes sont en uniforme. — Illumination ingé- nieuse. — Verdure éclairée. — Musi(|ue lointaine. — Bosquet dans une ^'alerie. — Jet d'eau dans la salle de liai. — Plantes exotiques. — Décoration toule en places. — Salle de danse. — Asile préparé pour linipéralrice. — Résultat de la démocratie. — Ce qu'en penseront nos neveux. — Conversation intéressante avec l'empereur. — Tour de son esprit. — La Russie expliquée. — Travaux qu'il entreprend au Kremlin. — Sa délicatesse. — Anecdote plaisante en note. — Poli- tesse anglaise. — Le bal de l'impératrice pour la famille d'***. — Portrait d'un Français. — 31. de Barante. — Le grand ciiambellan. — Inadvertance d'un de ses subordonnés. — Dure réprimande de l'empereur. — Difficulté qu'on trouve à voir les choses en Russie 209 FIN DE LA TABLE. LA RUSSIE ÏS 1839 LA RUSSIE M 1U9 l'AK LE MARQUIS DE CUSTINE « Raspec(ez surtout les t';lraii,;eis, de fiue!(|iic il qualité, de quelque rang (lu'ils soient, cl si vous M n'clcs pas à nicuie de les combler de présents, )i prodiguez-leur au moins des marques de bieu- » veiliance , puisque de la manière dont ils sont a traités dans un pays dépend le bien ctle mal qu'ils » en disent en retournanl dans le leur. » [ Extrait des conseils de Vladimir Monomaque à ses enfants en ll2(j. Histoire de V Empire de Russie, par Earamsin , t. II, p. 203.] BRUXELLES WOUTERS ET C«, IMPRIMEURS-LIBRAIRES 8, rne d'Assaut 1043 LA RUSSIE EN 1839. LETTRE XIIL Ptlersbourj, ce 21 juillet 1839. Plusieurs des dames de la cour, mais en petit nombre, ont une réputation de beauté méritée, d'autres en ont une usurpée à force de coquetterie, d'agitation et de recherche, le tout imité de l'anglais, car les Russes du grand monde passent leur vie à chercher au loin les types de la mode ; ils se trompent quelquefois dans le choix de leurs modèles; cette méprise produit alors une élégance fort étrange : l'élégance sans goût. Un Russe abandonné à lui-même passerait sa vie dans les transes de la vanité mécontente ; il se croirait un bar- bare ; rien ne nuit au naturel et, par conséquent, à l'esprit d'un peuple, comme cette préoccupation continuelle de la supériorité sociale des autres nations. Être humble; rougir de soi à force de fatuité, c'est une des bizarreries de l'amour-propre humain. J'ai déjà eu le temps de m'apercevoir que ce phénomène n'est pas rare en Russie où l'on peut étudier le caractère du parvenu dans toutes les castes et à tous les rangs. En général dans les diverses classes de la nation, la beauté est moins commune chez les femmes qu'elle ne l'est chez les hommes, ce qui n'empêche pas qu'on ne trouve parmi ceux-ci un grand nombre de physionomies plates et dénuées d'expression. Les races finnoises ont les pommettes des joues saillantes, les yeux petits , ternes , enfoncés, le visage écrasé ; on dirait que tous ces hommes, à leur naissance, sont tombés sur le nez ; ils ont aussi la bouche difforme, et l'ensemble de leur figure, vrai masque d'esclave, est sans aucune expression. Le portrait que je vous fais là ressemble aux Finnois, non aux Slaves. II. 1 '» I.A lU SSIE EN iy30. Jai rencontré beaucoup de personnes marquées de petite vérole, chose rare aujourd'hui dans le reste de l'Europe et qui atteste la négligonro do l'admiiiistralion russe sur un point important. A Pélcrsbourg, les races sont tellement mt^lées qu'on n'y peut avoir une idée de la vraie population de la Russie : les Allemands, les Suédois, les Livoniens, les Finnois qui sont des espèces de Lapons descendus des hauteurs du pùle , les Kalmouks et d'autres races tatares ont confondu leur sang avec celui des Slaves dont la beauté primitive s'est altérée peu à peu parmi les habitants de la capitale, ce qui me fait penser souvent à la justesse du mot de l'empereur : « Pétersbourg est russe, mais ce n'est pas la Russie. » J'ai vu à l'Opéra ce qu'on appelle une représentation en gala. La salle magnifiquement éclairée m'a paru grande et d'une belle forme. On ne connaît ici ni galeries ni balcons; il n'y a pas à Péters- bourg de bourgeoisie à placer pour gêner les architectes dans leur plan, les salles de spectacle peuvent donc être bâties sur des dessins simples et réguliers comme les théâtres d'Italie, où les femmes qui ne sont pas du grand monde vont au parterre. Par une faveur particulière, j'avais obtenu pour cette représen- tation un fauteuil au premier rang du parterre. Les jours de gala, ces fauteuils sont réservés aux plus grands seigneurs , c'est-à-dire aux plus grandes charges de la cour; nul n'y est admis qu'en uni- forme, dans le costume de son grade et de sa place. Mon voisin de droite, voyant à mon habit que j'étais étranger, m'adressa la parole en français avec la politesse hospitalière qui dis- tingue à Pétersbourg les hommes des classes élevées et, jusqu'à un certain point, les hommes de toutes les classes, car ici tous sont polis : les grands par vanité pour faire preuve de bonne éducation ; les petits par peur. Après quelques mots de conversation insignifiante, je demandai à mon obligeant inconnu ce qu'on allait représenter : « C'est un ouvrage traduit du français, me répondit-il : le Diable boiteux. » Je me creusais la tète inutilement pour savoir quel drame avait pn être traduit sous ce litre. Jugez de mon étonnement quand j'appris que la iraduction était une pantomime calquée librement sur notre ballet du Diable boiteux. Je n'ai pas beaucoup admiré le spectacle; j'étais surtout occupé des spectateurs. La cour arriva enfin ; la loge impériale est un brillant LA RUSSIE EN 1030. 7 salon qui occupe le fond de la salle, et ce salon est encore pluséclairû que le reste du thoAlre qui l'est beaucoup. L'entrée de l'empereur m'a paru imposante. Quand il approclic du devant de sa loge, accompagné de l'impératrice et suivi de leur famille et de la cour, le public se lève en masse. L'empereur en grand uniforme d'un rouge éclatant est singulièrement beau. L'uniforme des Cosaques ne va bien qu'aux hommes très-jeunes ; celui-ci sied mieux à un homme de l'âge de sa majesté ; il rehausse la noblesse de ses traits et de sa taille. Avant de s'asseoir, l'empereur salue l'assem- blée avec la dignité pleine de politesse qui le caractérise. L'impéra- trice salue en même temps ; mais ce qui m'a paru un manque de respect envers le public, c'est que leur suite même salue. La salle tout entière rend aux deux souverains révérence pour révérence, et, de plus, les couvre d'applaudissements et de hourras. Ces démonstrations exagérées avaient un caractère officiel qui dimi- nuait beaucoup de leur prix. La belle merveille qu'un empereur applaudi chez lui par un parterre de courtisans choisis ! En Russie la vraie flatterie, ce serait l'apparence de l'indépendance. Les Russes n'ont pas découvert ce moyen détourné de plaire : à la vérité, l'em- ploi en pourrait parfois devenir périlleux, malgré l'ennui que la ser- vilité des sujets doit causer au prince. La soumission obligée qu'il rencontre habituellement est cause que l'empereur actuel n'a éprouvé que deux jours en sa vie la satisfaction de mesurer sa puissance personnelle sur la foule assemblée, et c'était dans des émeutes. Il n'y a d'homme libre en Russie que le soldat révolté. Vu du point où je me trouvais, et qui faisait à peu près le milieu entre les deux théâtres, la scène et la cour, l'empereur me paraissait digne décommander aux hommes, tant il avait un grand air, tant sa figure est noble et majestueuse. Aussitôt je me suis rappelé sa con- duite au moment où il est monté sur le trône, et cette belle page d'histoire m'a distrait du spectacle auquel j'assistais. Ce que vous allez lire m'a été dit il y a peu de jours par l'empereur lui-même ; si je ne vous ai pas raconté cette conversation dans ma dernière lettre, c'est parce que les papiers qui contiendraient de pareils détails ne peuvent se confier à la poste russe ni môme à aucun voyageur. Le jour où Nicolas parvint au trône fut celui où la rébellion éclata 8 LA RUSSIE K>' 1030. dans la garde ; à la première nouvelle de la révolle des troupes, l'em- pereur et l'impératrice descendirent seuls dans leur chapelle, et là, tombant à genoux sur les dcgrc^rs de l'autel, ils se jurèrent l'un à l'autre, de\antl)ieu, de mourir en souverains s'ils ne pouvaient triom- pher de rémeule. L'empereur jugeait le mal sérieux, car il venait d'apprendre que l'archevêque avait déjà tenté en vain d'apaiser les soldats, Kn Russie, lorsque le pouvoir religieux échoue, le désordre est redoutable. Après avoir fait le signe de la croix, l'empereur partit pour aller maîtriser les rebelles par sa seule présence et par l'énergie calme de sa physionomie. Il m'a raconté lui-même celte scène en des termes plus modestes que ceux dont je viens de me servir ; malheureusement je les ai oubliés parce qu'au premier abord je fus un peu troublé du tour inalleiidu que prenait notre conversation : je vais la reprendre nu moment dont le souvenir m'est présent. « Sire, voire majesté avait puisé sa force à la vraie source. — » J'ignorais ce que j'allais faire et dire, j'ai été inspiré. — » Pour avoir de pareilles inspirations, il faut les mériter. — » Je n'ai rien fait d'extraordinaire ; j'ai dit aux soldats : Retournez à vos rangs, et au moment de passer le régiment en revue ; j'ai crié : A genoux ! Tous ont obéi. Ce qui m'a rendu fort, c'est que l'instant d'auparavant je m'étais résigné à la mort. Je suis reconnaissant du succès; je n'en suis pas fier, car je n'y ai aucun mérite, n Telles furent les nobles expressions dont se servit l'empereur pour me raconter cette tragédie contemporaine. Vous pouvez juger par là de l'intérêt des sujets qui fournissent à sa conversation avec les étrangers qu'il veut bien honorer de sa bien veillance ; il y a loin de ce récit aux banalités de cour. Ceci doit vous faire comprendre l'espèce de pouvoir qu'il exerce sur nous comme sur ses peuples et sur sa famille. C'est le Louis XIV des Slaves. Des témoins oculaires m'ont assuré qu'on le voyait grandir à chaque pas qu'il faisait en s'avançant au-devant des mutins. De taci- turne, mélancolique et minutieux qu'il avait paru dans sa jeunesse, il devint un héros sitôt {}u'il fui souverain. C'est le contraire de la plu- part des princes qui promettent plus qu'ils ne tiennent. Celui-ci est tellement dans son rôle que le trône est pour lui ce qu'est la scène pour un grand acteur. Son attitude devant la garde rebelle était si imposante, dit-on, que l'un des conjurés s'est approché LA RUSSIE EN 1039. 9 de lui quatre fois pour le tuer pendant qu'il haranguait sa troupe, et quatre fois le courage a manqué à ce misérable, comme au Cimbre de 3Iarius. Le moyen qu'avaient employé les conspirateurs pour soulever l'armée était un mensonge ridicule : on avait répandu le bruit que Nicolas usurpait la couronne contre son frère Constantin, lequel s'acheminait, disait-on, vers Pétersbourg pour défendre ses droits les armes à la main. Voici le moyen qu'on avait pris pour décider les révoltés à crier sous les fenêtres du palais : Vive la constitution ! Les meneurs leur avaient persuadé que ce mot constitution était le nom de la femme de Constantin. Vous voyez qu'une idée de devoir était au fond du cœur des soldats , puisqu'ils croyaient que l'empereur Nicolas usurpait la couronne, et qu'on n'a pu les entraîner à la rébellion que par une supercherie. Le fait est que Constantin n'a refusé le trône que par faiblesse : il craignait d'être empoisonné. Dieu sait, et peut-être quelques hommes savent si son abdication le sauva du péril qu'il crut éviter. C'était donc dans l'intérêt de la légitimité que les soldats trompés se révoltèrent contre leur souverain légitime. On a remarqué que pendant tout le temps que l'empereur resta devant les troupes, il ne mit pas une seule fois son cheval au galop, tant il avait de calme ; mais il était très-pâle. Il faisait l'essai de sa puissance, et le succès de l'épreuve lui assura l'obéissance de sa nation. Un tel homme ne peut être jugé d'après la mesure qu'on applique aux hommes ordinaires. Sa voix grave et pleine d'autorité, son regard magnétique et fortement appuyé sur l'objet qui l'attire, mais rendu souvent froid et fixe par l'habitude de réprimer ses passions plus encore que de dissimuler ses pensées, car il est franc ; son front superbe, ses traits qui tiennent de l'Apollon et du Jupiter, sa physio- nomie peu mobile, imposante, impérieuse, sa figure plus noble que douce , plus monumentale qu'humaine , exerce sur quiconque approche de sa personne un pouvoir souverain. Il devient l'arbitre des volontés d'autrui, parce qu'on voit qu'il est maître de sa propre volonté. Voici ce que j'ai encore retenu de la suite de notre entretien : « L'émeute apaisée, sire, votre majesté a dû rentrer au palais dans une disposition bien différente de celle où elle était avant d'en sortir, 10 LA RUSSIE EN lOr.O. car elle venait de s'assurer, avec le trône, l'admiration du monde et la sympathie de toutes les Ames élevées. — » Je ne le croyais pas; on a beaucoup trop vanté ce que j'ai fait alors. » L'empereur ne me dit pas qu'en revenant auprès de sa femme, il la retrouva atteinte d'un tremblement de la tôte, maladie nerveuse dont elle n'a jamais pu se guérir entièrement. Cette convulsion est à peine sensible ; même elle ne l'est pas du tout les jours où l'impéra- trice est calme et en bonne santé ; mais, dès qu'elle souffre morale- ment ou physiquement, le mal revient et il augmente. Il faut que cette noble femme ait bien lutté contre l'inquiétude pendant que son mari s'exposait si audacieusement aux coups des assassins. En le voyant reparaître, elle l'embrassa sans parler ; mais l'empereur, après l'avoir rassurée, se sentit faiblir à son tour; redevenu homme un instant, il se jeta dans les bras d'un de ses plus fidèles serviteurs qui se trou\ait présent à cette scène et s'écria : « Quel commencement de règne! m Je publierai ces détails; il est bon de les faire connaître pour apprendre aux hommes obscurs à moins envier la fortune des grands. Quelque inégalité apparente que les législateurs aient établie entre les diverses conditions des hommes civilisés, l'équité de la provi- dence se sauve dans une égalité secrète et que rien ne peut anéantir : celle qui naît des peines morales, lesquelles croissent ordinairement dans la même proportion que les privations physiques diminuent. 11 y a moins d'injustice dans ce monde que les instituteurs des nations n'y en ont mis et que le vulgaire n'en aperçoit; la nature est plus équitable que ne l'est la loi humaine. Ces réflexions me passaient rapidement par l'esprit tandis que je causais avec l'empereur : elles firent naître pour lui dans mon cœur un sentiment qu'il serait, je crois, un peu surpris d'inspirer, une indéfinissable pitié. J'eus soin de dissimuler le plus possible cette émotion, dont je n'aurais pas osé lui avouer la nature ni lui expliquer la cause, et je répliquai à ce qu'il me disait sur l'exagération des louanges que lui avait values sa conduite pendant l'émeute : « Ce qu'il y a de certain, sire, c'est qu'un des principaux motifs de ma curiosité, avant de venir en Russie, était le désir de m'appro- cher d'un prince qui exerce un tel pouvoir sur les hommes. LA RUSSIE EN 1030. 11 — » Les Russes sont bons, mais il faut se rendre digne de gouverner un tel peuple. — » Votre majesté a deviné ce qui convenait à la Russie mieux qu'aucun de ses prédécesseurs. — » Le despotisme existe encore en Russie, puisque c'est l'essence de mon gouvernement ; mais il est d'accord avec le génie de la nation . — » Sire, vous arrêtez la Russie sur la route de l'imitation, et vous la rendez à elle-même. — » J'aime mon pays, et je crois l'avoir compris ; je vous assure que lorsque je suis bien las de toutes les misères du temps, je cherche à oublier le reste de l'Europe en me retirant vers l'intérieur de la Russie. — » Pour vous retremper à votre source? — » Précisément ! Personne n'est plus Russe de cœurqueje le suis. Je vais vous dire une chose que je ne dirais pas à un autre; mais je sens que vous me comprendrez, vous. » Ici l'empereur s'interrompt et me regarde attentivement; je con- tinue d'écouter sans répliquer; il poursuit : « Je conçois la république, c'est un gouvernement net et sincère, ou qui du moins peut l'être ; je conçois la monarchie absolue, puisque je suis le chef d'un semblable ordre de choses, mais je ne conçois pas la monarchie représentative. C'est le gouvernement du mensonge, de la fraude, de la corruption ; et j'aimerais mieux reculer jusqu'à la Chine, que de l'adopter jamais. — » Sire, j'ai toujours regardé le gouvernement représentatif comme une transaction iné\itable dans certaines sociétés, à certaines époques, mais ainsi que toutes les transactions, elle ne résout aucune question : elle ajourne les difficultés. » L'empereur semblait me dire : Parlez. Je continuai. « C'est une trêve signée entre la démocratie et la monarchie sous les auspices de deux tyrans fort bas : la peur et l'intérêt ; et pro- longée par l'orgueil de l'esprit qui se complaît dans la loquacité et par la vanité populaire qui se paye de mots. EnGn, c'est l'aristocratie de la parole substituée à celle de la naissance, car c'est le gouverne- ment des avocats. — » Monsieur, vous parlez avec vérité, me dit l'empereur en me «errant la main ; j'ai été souverain représentatif *, et le monde sait ce ' En Pologne. 12 LA RUSSIE EN 1039. qu'il m'en a coûté pour n'avoir pas voulu me soumettre aux exigences de CET INFAME gouYcmement (je cite littéralement). Acheter des voix, corrompre des consciences, séduire les uns afin de tromper les autres ; tous ces moyens je les ai dédaignés comme avilissants pour ceux qui obéissent autant que pour celui qui commande, et j'ai payé cher la peine de ma franchise ; mais , Dieu soit loué, j'en ai fini pour toujours avec cette odieuse machine politique. Je ne serai plus roi constitutionnel. J'ai trop besoin de dire ce que je pense pour consentir jamais à régner sur aucun peuple par la ruse et par l'intrigue. » Le nom de la Pologne qui se présentait incessamment à nos esprits n'a pas été prononcé dans ce curieux entretien. L'effet qu'il a produit sur moi fut grand ; je me sentais subjugué ; la noblesse des sentiments que l'empereur venait de me montrer, la franchise de ses paroles me paraissait donner un grand relief à sa toute-puissance ; j'étais ébloui, je l'avoue ! Un homme qui, malgré mes idées d'indépendance, se faisait pardonner d'être souverain absolu de soixante millions d'hommes, était à mes yeux un être au- dessus de la nature, mais je me défiais de mon admiration ; j'étais comme les bourgeois de chez nous lorsqu'ils se sentent près de se laisser prendre à la grâce, à l'adresse des hommes d'autrefois ; leur bon goût les porte à s'abandonner à l'attrait qu'ils éprouvent, mais leurs principes résistent ; ils demeurent roides et paraissent le plus insensibles qu'ils peuvent ; c'est une lutte semblable que je soutenais. Il n'est pas dans ma nature de douter de la parole humaine au moment où je l'entends. Un homme qui parle est pour moi l'instru- ment de Dieu : ce n'est qu'à force de réflexion et d'expérience que je reconnais la possibilité du calcul et de la feinte. Vous appellerez cela de la niaiserie , c'en est peut-être, mais je me complais dans cette faiblesse d'esprit parce qu'elle tient à de la force d'âme ; ma bonne foi me fait croire à la sincérité d'autrui, même à celle d'un empereur de Russie. La beauté de celui-ci est encore pour lui un moyen de persuasion : car cette beauté est morale autant que physique. J'en attribue l'effet à la vérité des sentiments qui se peignent habituellement sur sa phy- sionomie, encore plus qu'à la régularité des traits de son visage. C'est à une fête chez la duchesse d'Oldenbourg que j'eus avec l'empereur celte intéressante conversation. C'était un bal singulier et qui mérite encore de vous être décrit. LA RUSSIE EN 1039. 13 La duchesse d'Oldenbourg, née princesse de Nassau, est alliée de très-près à l'empereur par son mari ; elle avait voulu donner une soirée à l'occasion du mariage de la grande-duchesse Marie; mais ne pouvant renchérir sur les magnificences des fêtes précédentes ni riva- liser de richesse avec la cour, elle imagina d'improviser un bal cham- pêtre dans sa maison des îles. L'archiduc d'Autriche arrivé depuis deux jours pour assister aux fêtes de Pétersbourg, les ambassadeurs du monde entier (singuliers acteurs pour jouer une pastorale), toute la Russie enfin et tous les plus grands seigneurs étrangers se sont réunis en prenant un air de bonhomie dans un jardin parsemé de promeneurs et d'orchestres cachés parmi des bosquets lointains. L'empereur donne le ton de chaque fête : le mot d'ordre de ce jour-là était : Naïveté décente ou l'élégante simplicité d'Horace. Telle fut toute la soirée la disposition dominante de tous les esprits, y compris le corps diplomatique ; je croyais lire une églogue, non de Théocrite ou de Virgile, mais de Fontenelle. On a dansé en plein air jusqu'à onze heures du soir, puis, quand des flots de rosée eurent assez inondé les têtes et les épaules des femmes jeunes et vieilles qui assistaient à ce triomphe de la volonté humaine contre le climat, on rentra dans le petit palais qui sert ordi- nairement d'habitation d'été à la duchesse d'Oldenbourg. Au centre de la villa (en russe datcha) se trouve une rotonde tout éblouissante de dorures et de bougies : le bal continua dans cette salle, tandis que la foule non dansante inondait le reste de l'habitation. La lumière partait du centre, et dardait ses traits au dehors. On eût dit du soleil dont les rayons émergents portent en tous sens la chaleur et la vie dans les profondes solitudes de l'empyrée. Cette éblouissante rotonde était à mes yeux l'orbite où tournait l'astre impérial dont l'éclat illuminait tout le palais. Au premier étage, on avait dressé des tentes sur des terrasses pour y mettre la table de l'empereur et celle des personnes invitées au souper. Il régnait dans cette fête, moins nombreuse que les précé- dentes, un désordre si magnifiquement ordonné, qu'elle m'a plus diverti que toutes les autres. Sans parler de la gêne comique, exprimée par certaines physionomies obligées d'affecter pour un temps la sim- plicité champêtre, c'était une soirée tout à fait originale, une espèce de Tivoli impérial où l'on se sentait presque libre, quoiqu'en présence II. 2 11 LA RUSSIE EN 1039. sence d'un maître absolu. Le souvcriiin qui s'amuse ne paraît plus un despote; ce soir-là, l'empereur s'amusait. Je vous ai dit que jusqu'à l'heure d'entrer dans la rotonde, on avait dansé en plein air : heureusement que les excessives chaleurs de cette année avaient favorisé la duchesse dans son plan. Sa maison d'été est située dans la plus jolie partie des îles ; c'est donc là qu'au milieu d'un jardin éblouissant de fleurs en pots , mais qui toutes paraissaient venues naturellement sur un gazon anglais, autre merveille, elle avait fait établir une salle de danse à découvert : c'était un superbe parquet de salon posé sur une pelouse, et entouré d'élégantes balus- trades toutes garnies de Heurs. Cette salle originale, à laquelle le ciel servait de plafond, ressemblait assez au tillac d'un vaisseau pa- voisé pour une fêle maritime : on y accédait d'un côté par quelques marches qui partaient de la pelouse ; de l'autre, par un perron adapté au vestibule de la maison , et déguisé sous des berceaux de (leurs exotiques. En ce pays, le luxe des fleurs rares supplée à la rareté des arbres. Les hommes qui l'habitent, et qui sont venus de l'Asie pour s'emprisonner dans les glaces du nord, se souviennent du luxe oriental de leur première patrie ; ils font ce qu'ils peuvent pour suppléer à la stérilité de la nature qui ne laisse venir en pleine terre que des pins et des bouleaux. L'art produit ici en serres chaudes une infinité d'arbustes et de plantes; et comme tout est factice, la peine n'est pas plus grande pour faire croître des fleurs d'Amérique que des violettes et des lilas de France. Ce n'est pas la fécondité primitive du sol qui orne et varie les habitations de luxe à Pétersbourg, c'est la civilisa- tion qui met à profit les richesses du monde entier, afin de déguiser la pauvreté de la terre et l'avarice du ciel polaire. Ne vous étonnez donc plus des vanteries des Russes ; la nature n'est pour eux qu'un ennemi de plus, vaincu par leur opiniâtreté ; au fond de tous leurs divertissements, il y a la joie et l'orgueil du triomphe. L'impératrice, toute délicate qu'elle est, le cou nu, la tête décou- verte, a dansé chaque polonaise sur l'élégant parquet du bal magni- fiquement champêtre que lui donnait sa cousine. En Russie, chacun poursuit sa carrière jusqu'au bout de ses forces. Le devoir d'une im- pératrice est de s'amuser à la mort. Celle-ci remplira sa charge comme les autres esclaves remplissent la leur; elle dansera tant qu'elle pourra. Cette princesse allemande, victime d'une frivolité qui doit lui pa- lA RUSSIE EN 18o9. 15 laître pesante comme les chaînes aux prisonniers, jouit en Russie d'un bonheur rare dans tous les pays, dans toutes les conditions, et unique dans la >ie d'une impératrice : elle a une amie. Je vous ai déjà parlé de cette dame. C'est la baronne de ***, née comtesse de ***. Depuis le mariage de l'impératrice, ces deux femmes, dont les destinées sont si différentes, ne se sont presque jamais quit- tées. La baronne, d'un caractère sincère, d'un cœur dévoué, n'a point proGté de sa faveur ; l'homme qu'elle a épousé est un des officiers de 1 armée auxquels l'empereur doit le plus, car le baron *** lui a sauvé la vie le jour de l'émeute de l'avènement au trône, en s'exposant pour lui avec un dévouement non calculé. Rien ne peut payer un tel acte de courage, aussi ne le paye-t-on pas. D'ailleurs, en fait de reconnaissance, les princes n'y comprennent que celle qu'ils inspirent, encore n'y tiennent-ils guère, car ils prévoient toujours l'ingratitude. La reconnaissance les déconcerte dans leurs calculs d'esprit plus qu'elle ne les console dans leurs peines de cœur. C'est une leçon qu'ils n'aiment pas à recevoir ; il leur paraît plus commode et plus simple de mépriser le genre humain en masse. Ceci s'applique à tous les hommes puissants, mais surtout aux plus puissants. Le jardin devenait sombre , une musique lointaine répondait à l'orchestre du bal, et chassait harmonieusement la tristesse de la nuit ; tristesse trop naturelle dans ces bois monotones, sous ce climat ennemi de la joie. Le désert recommence aux îles où les marais et les pins de la Finlande encadrent les parcs les plus élégants. Un bras détourné de la Neva coule lentement, car ici toute eau paraît dormante, devant les fenêtres de la petite maison de prince qu'habite la duchesse d'Oldenbourg. Ce soir-là , cette rivière était couverte de barques remplies de curieux, et le chemin fourmillait de piétons : foule sans nom, composé indéfinissable de bourgeois aussi esclaves que les paysans, d'ouvriers serfs, courtisans des cour- tiïjans qui se pressaient à travers les voitures des princes et des grands pour contempler la livrée du maître de leurs maîtres. Ce spectacle me paraissait piquant et original. En Russie, les noms sont les mêmes qu'ailleurs, mais les choses sont tout autres. Je m'é- chappais souvent de l'enceinte destinée au bal pour aller sous les arbres du parc rêver à la tristesse d'une fête dans un tel pays. Ce- pendant mes méditations étaient courtes, car ce jour-là l'empereur 16 LA RISSIK EN KtTO. voulait continuer h s'emparer de mon esprit. Avait-il démêlé dans le fond de ma pensée quelque prévention peu favorable, et qui pourtant n'était que le résultat de ce que j'avais entendu dire de lui avant de lui être présenté, ou trouvait-il divertissant de causer quelquL's instants avec un homme différent de ceux qui lui passent tous les jours devant les yeux ; ou bien madame de *** avait-elle indue favo- rablement pour moi sur son esprit? je ne saurais m'expliquer nette- ment à moi-même la vraie cause de tant de grâce. L'empereur n'est pas seulement habitué à commander aux actions, il sait régner sur les cœurs ; peut-être a-t-il voulu conquérir le mien ; peut-être les glaces de ma timidité servaient-elles de stimulant à son amour-propre ; l'envie de plaire lui est naturelle. Forcer l'admira- tion, c'est encore se faire obéir. Peut-être avait-il le désir d'essayer son pouvoir sur un étranger; peut-être enfln était-ce l'instinct d'un homme longtemps privé de la vérité, et qui croit rencontrer une fois un caractère véridique. Je vous le répète, j'ignore ses vrais motifs; mais ce que je sais, c'est que ce soir-là je ne pouvais me trouver sur son passage, ni même dans un coin retiré de l'enceinte où il se tenait, sans qu'il m'obligeât à venir causer avec lui. Kn me voyant rentrer dans le bal il me dit : " Qu'avez-vous >u ce matin? — » Sire, j'ai vu le cabinet d'histoire naturelle et le fameux Mam- mouth de Sibérie. — » C'est un morceau unique dans le monde. — » Oui , sire ; il y a bien des choses en Russie qu'on ne trouve point ailleurs. — » Vous me flattez. — » Sire, je respecte trop votre majesté pour oser la flatter, mais je ne la crains peut-être plus assez, et je lui dis ingénument ma pensée, même quand la vérité ressemble à un complimetjt. — » Ceci en est un très-délicat , monsieur ; les étrangers nous gAtcnt. — » Sire, votre majesté a voulu que je fusse à mon aise avec elle, elle a réussi comme à tout ce qu'elle entreprend : elle m'a corrigé, du moins pour un temps, de ma timidité naturelle. » Forcé d'é\ iter toute allusion aux grands intérêts politiques du jour, je désirais ramener la conversation vers un sujet qui m'intéressait au moins autant ; j'ajoutai donc : « Je reconnais, chaque fois qu'elle ma LA RUSSIE EN 1030. 17 permet de m'approcher d'elle, le pouvoir qui a fait tomber ses ennemis à ses pieds le jour do son avènement au trône. — » On a contre nous dans votre pays des préventions dont il est plus dinicile de triompher que des passions d'une armée révoltée. — » Sire, on vous voit de trop loin; si votre majesté était plus connue, elle serait mieux appréciée, et elle trouverait cliez nous comme ici beaucoup d'admirateurs. Le commencement de son règne lui a déjà valu de justes louanges; elle s'est encore élevée à la même hauteur à l'époque du clioléra, et même plus haut ; car à cette seconde émeute votre majesté a déployé la même autorité, mais tempérée par le plus noble dévouement à l'humanité; la force ne lui manque jamais dans le danger. — » Les moments dont vous me retracez le souvenir ont été les plus beaux de ma vie, sans doute ; néanmoins ils m'ont paru les plus affreux. — » Je le comprends, sire ; pour dompter la nature en soi et dans les autres il faut un effort. . . . — » Un effort terrible, interrompit l'empereur avec une expression qui me saisit, et c'est plus tard qu'on s'en ressent. — » Oui, mais on a été sublime. — » Je n'ai pas été sublime ; je n'ai fait que mon métier : en pa- reille circonstance nul ne peut savoir ce qu'il dira. On court au-devant du péri! sans se demander comment on s'en tirera. — » C'est Dieu qui vous a inspiré, sire, et si l'on pouvait comparer deux choses aussi dissemblables que poésie et gouvernement, je dirais que vous avez agi comme les poètes chantent : en écoutant la voix d'en haut. — )) 11 n'y avait nulle poésie dans mon fait. » Je m'aperçus que ma comparaison n'avait pas paru flatteuse parce qu'elle n'avait pas été comprise dans le sens du mot poëte en latin ; à la cour on a coutume de regarder la poésie comme un jeu d'esprit ; il aurait fallu entamer une discussion afin de prouver qu'elle est la plus pure et la plus vive lumière de l'àme : j'aimai mieux garder le silence : mais l'empereur ne voulant pas sans doute, en s'éloignant de moi, me laisser le regret d'avoir pu lui déplaire, me retint encore long- temps au grand étonnement delà cour ; il reprit la conversation avec une bonté charmante. « Quel est décidément votre plan de voyage? me dit-il. ' — » Sire, après la fêledePéterhoff je compte partir pour Moscou, II. 3 18 LA RUSSIE EN 1830. d'où j'irai voir l;i foire de Nijni, mais à temps pour être de retour i\ Moscou avant l'arrivée de votre majesté. — » Tant mieux, je serais bien aise que vous pussiez examiner eu détail mes travaux du Kremlin : mon habitation y était trop petite; j'en fais construire une plus convenable, et je vous expliquerai moi- même tous mes plans ])our l'embellissement de cette partie de Moscou que nous regardons comme le berceau de l'empire. Mais vous n'avez pas de temps à perdre, car vous avez d'immenses espaces à parcourir ; les distances, voilà le fléau de la Russie. — » Sire, ne vous en plaignez pas; ce sont des cadres à remplir, ailleurs la terre manque aux hommes : elle ne vous manquera jamais. — » Le temps me manque. — » L'avenir esta vous. — » On me connaît bien peu quand on me reproche mon ambition : loin de chercher à étendre notre territoire, je voudrais pouvoir res- serrer autour de moi la population de la Russie tout entière. C'est uniquement sur la misère et la barbarie que je veux faire des con- quêtes : améliorer le sort des Russes, ce serait mieux que de m'agran- dir. Si vous saviez quel bon peuple est le peuple russe ! — comme il a de la douceur, comme il est naturellement aimable et poli ! . . . Vous le verrez à Péterhoff; mais c'est surtout ici au premier janvier que je voudrais vous le montrer. » Puis revenant à son thème favori : « Mais il n'est pas facile, poursuivit-il, de se rendre digne de gou- verner une telle nation. — » Votre majesté a déjà fait beaucoup pour la Russie. — » Je crains quelquefois de n'avoir pas fait tout ce que jaurais pu faire. » Ce mot chrétien, parti du fond du cœur, me toucha aux larmes ; il me fit d'autant plus d'impression que je me disais tout bas : L'em- pereur est plus fin que moi ; s'il avait un intérêt quelconque à dire cela, il sentirait qu'il ne faut pas le dire. II m'a donc montré là tout simplement un beau et noble sentiment, le scrupule d'un souverain consciencieux. Ce cri d'humanité sortant d'une âme que tout a dû contribuer à enorgueillir m'attendrit subitement. Nous étions en public, je cherchai à déguiser mon émotion; mais lui, qui répond h ce qu'on pense plus qu'à ce qu'on dit ( et c'est surtout à cette sagacité puissante que tient le charme de sa conversation, l'efficacité de sa volonté , il s'aperçut de l'impression qu'il venait de produire et que LA RUSSIE EN 1030. 19 je cherchais à dissimuler, et, se rapprochant de moi au moment de s'éloigner, il me prit la main avec un air de bienveillance, et me la serra en me disant : « Au revoir. » L'empereur est le seul homme de l'empire avec lequel on puisse causer sans craindre les délateurs : il est aussi le seul jusqu'à présent en qui j'aie reconnu des sentiments naturels et un langage sincère. Si je vivais en ce pays, et que j'eusse un secret à cacher, je commen- cerais par aller le lui confier. Tout prestige, toute étiquette et toute flatterie à part, il me paraît un des premiers hommes de la Russie. A la vérité, aucun des autres ne m'a jugé digue de me parler avec autant de franchise que l'empe- reur en a mis dans ses conversations avec moi. S'il a, comme je le pense, plus de flerté que d'amour-propre, plus de dignité que d'arrogance, il devrait être satisfait de l'impression générale des divers portraits que je vous ai successivement tracés de lui, et surtout de l'impression que m'a causée son langage. A la vérité, je me défends de toute ma force contre l'attrait qu'il exerce. Certes, je ne suis rien moins que révolutionnaire, mais je suis révolutionné ; voilà ce que c'est que d'être né en France et que d'y vivre. Je trouve encore une meilleure raison pour vous expliquer la résistance que je crois devoir opposera l'influence de l'empereur sur moi. Aristocrate par caractère autant que par conviction , je sens que l'aristocratie seule peut résister aux séductions comme aux abus du pouvoir absolu. Sans aristocratie il n'y a que tyrannie dans les monarchies, comme dans les démocraties le spectacle du despotisme me révolte malgré moi, et blesse toutes les idées de liberté qui ont leur source dans mes sentiments intimes et dans mes croyances politiques. Nul aristocrate ne peut se soumettre sans répugnance à voir passer le niveau despo- tique sur les peuples ; c'est pourtant ce qui arrive dans les démo- craties pures comme dans les monarchies absolues. Au surplus, il me semble que si j'étais souverain j'aimerais la so- ciété des esprits qui reconnaîtraient en moi l'homme à travers le prince, surtout si , dépouillé de mes titres et réduit à moi-même, j'avais encore le droit d'être jugé un homme sincère, ferme et probe. Interrogez-vous sérieusement, et dites-moi si, de tout ce que je vous ai raconté de l'empereur Nicolas depuis mon arrivée en Russie, il ré- 1 suite que ce prince soit au-dessous de l'idée que vous vous étiez formée I de son caractère avant d'avoir lu mes lettres. 20 LA RUSSIE EN 18:Ji). Nos frôquenls enl retiens en public m'ont valu ici de nombreuses connaissances et reconnaissances. IMusieurs personnes que j'avais ren- contrées ailleurs se jellcnt à ma tùte, mais seulement depuis qu'elles m'ont vu l'objet de la bienveillance particulière du maître; notez que ces personnes sont des premières de la cour; mais c'est l'habitude des gens du monde, et surtout des hommes en place, d'être économes de tout, excepté de calculs ambitieux. Pour conserver, en vivant à la cour, des sentiments au-dessus du vulgaire, il faudrait être doué d'une Ame très-noble ; or, les Ames nobles sont rares. On ne peut trop le répéter, il n'y a pas de grand seigneur en Russie, parce qu'il n'y a pas de caractères indépendants, excepté les âmes d'élite, qui sont en trop petit nombre pour que le monde obéisse à leurs instincts : c'est .la fierté qu'inspire la haute naissance qui rend l'homme indépendant plus que la richesse, plus que le rang qu'on acquiert par industrie : or, sans indépendance, point de grand seigneur. Ce pays, si différent du nôtre à bien des égards, se rapproche ce- pendant de la France sous un rapport : il manque de hiérarchie sociale. Grâce à cette lacune dans le corps politique, l'égalité univer- selle existe en Russie comme elle existe en France ; aussi dans l'un et l'autre pays la masse des hommes a-t-elle l'esprit inquiet : chez nous elle s'agite avec éclat, en Russie les passions politiques sont concen- trées. En France chacun peut arriver à tout en partant de la tribune; en Russie, en partant de la cour : le dernier des hommes, s'il sait plaire au maître, peut devenir demain le premier après l'empereur. La faveur de ce dieu est un appAt qui fait faire des prodiges aux am- bitieux comme le désir de la popularité produit chez nous des méta- morphoses miraculeuses. On devient flatteur profond à Pétersbourg de même qu'orateur sublime à Paris. Quel talent d'observation n'a- t-il pas fallu aux courtisans russes pour découvrir qu'un moyen de plaire à l'empereur est de se promener l'hiver sans redingote dans les rues de Pétersbourg! Cette flatterie au climat a coûté la vie à plus d'un ambitieux. Ambitieux est même trop dire, car ici on flatte avec désintéressement. Deux fanatismes, deux passions plus analogues qu'elles ne le paraissent, l'orgueil populaire et l'abnégation servile du courtisan, font des prodiges : l'une élève la parole au comble de l'élo- quence, l'autre donne la force du silence ; mais toutes deux marchent au même but. Voilà donc, sous le despotisme sans bornes, les esprits LA RUSSIE EN 1030. 21 aussi émus, aussi tourmentés que sous la république, avec celte dif- férence que l'agitation muette des sujets de l'autocratie trouble i)lus profondément les âmes à cause du secret que l'ambition est forcée de s'imposer pour réussir sous un gouvernement absolu. Chez nous, les sacrifices, pour être profitables, doivent être publics ; ici, au contraire, ils doivent rester ignorés. Le souverain tout-puissant ne déteste rien tant qu'un sujet publiquement dévoué : tout zèle qui va au delà d'une obéissance aveugle et servile lui devient importun et suspect ; les exceptions ouvrent la porte aux prétentions : les prétentions se trans- forment en droits; et, sous un despote, un sujet qui se croit des droits est un rebelle. Le maréchal Paskiewitch pourrait attester la vérité de ces re- marques : on n'ose l'écraser, mais on l'annule tant qu'on peut. Avant ce voyage mes idées sur le despotisme m'avaient été suggé- rées par l'étude que j'avais faite des sociétés autrichienne et prussienne. Je ne songeais pas que ces États ne sont despotiques que de nom, et que les mœurs y servent de correctif aux institutions; je me disais : Là des peuples gouvernés despollquement me paraissent les plus heureux hommes de la terre ; le despotisme mitigé par la douceur des habitudes n'est donc pas une chose aussi détestable que nos philo- sophes nous le disent ; je ne savais pas encore ce que c'est que la ren- contre d'un gouvernement absolu et d'une nation d'esclaves. C'est en Russie qu'il faut venir pour voir le résultat de cette ter- rible combinaison de l'esprit et de la science de l'Europe avec le génie de l'Asie : je la trouve d'autant plus redoutable qu'elle peut durer, parce que l'ambition et la peur , passions qui ailleurs perdent les hommes en les faisant trop parler, engendrent ici le silence. Ce si- lence violent produit un calme forcé, un ordre apparent plus fort et plus affreux que l'anarchie, parce que le malaise qu'il cause paraît éternel. Je n'admets que bien peu d'idées fondamentales en politique , attendu qu'en fait de gouvernement je crois à l'efficacité des circon- stances plus qu'à celle des principes ; mais mon indifférence ne va pas jusqu'à tolérer des institutions qui me paraissent nécessairement exclure la dignité des caractères. Peut-être qu'une justice indépendante et qu'une aristocratie forte mettraient du calme dans les esprits russes, de l'élévation dans les âmes, du bonheur dans le pays ; mais je ne crois pas que l'empereur 32 L\ RUSSIE EN in39. songe à ce moyen d'améliorer la condition de ses peuples : quelque s ipérieur qu'un liomme puisse (Hre, il ne renonce pas volontairement <'i faire par lui-miMue le bien d'autrui. De quel droit d'ailleurs reprocherions-nous à l'empereur de Russie son amour de l'autorité? La révolution n'esl-elle pas aussi tyranni(iue à Paris que le despotisme l'est à Saint-Pétershourg? Toutefois nous nous devons à nous-mêmes de faire ici une restric- tion pour constater la différence qu'il y a entre l'état social des deux pays. En France la tyrannie révolutionnaire est un mal de transition ; en Russie, la tyrannie du despotisme est une révolution perma- nente. Vous êtes bien heureux que je me sois distrait du sujet de cette lettre, je l'avais commencée pour vous décrire le théâtre illuminé, la représentation en gala et pour vous analyser la traduction, panto- mime (expression russe) d'un ballet fran(;ais. Si je m'en étais souvenu vous auriez ressenti le contre-coup de mon ennui, car cette solennité dramatique m'a fatigué sans m'éblouir, en dépit des habits dorés des spectateurs ; mais aussi la danse de l'Opéra de Pétersbourg sans ma- demoiselle Taglioni est roidc et froide comme toutes les danses des théAtres européens quand elles ne sont pas exécutées par les premiers talents du monde, et la présence de la cour ne réchauffe personne, ni acteurs ni spectateurs. Vous savez que devant le souverain il n'est pas permis d'applaudir. Les arts, disciplinés comme ils le sont à Pétersbourg, produisent des intermèdes de commande, bons pour amuser des soldats pendant les entr'actes des exercices militaires. C'est plus ou moins magni- fique : c'est royal, impérial... ; ce n'est pas amusant. Ici les artistes s'enrichissent; ils ne s'inspirent pas : la richesse et l'élégance sont utiles aux talents ; mais ce qui leur est indispensable, c'est le bon goût et la liberté d'esprit du public qui le juge. Les Russes ne sont pas encore arrivi's au point de civilisation où l'on peut réellement jouir des arts. Jusqu'à présent leur enthousiasme en ce genre est pure vanité ; c'est une prétention, ainsi que leurs passions pour l'architecture grecque et pour le fronton et la colonne clas-sique. Que ce peuple rentre en lui-même, qu'il écoute son génie primitif, et, s'il a reçu du ciel le sentiment des arts, il renoncera aux copies pour produire ce que Dieu et la nature attendent de lui ; jusque-là toutes ses magnificences à la suite ne vaudront jamais, LA RUSSIE EN 1G30. 2Z pour le petit nombre de Russes vrais amateurs du beau qui végètent à Pétcrsbourg, un séjour à Paris ou un vojiige en Italie. La salle de l'Opéra est bàlie sur le dessin des salles de Milan et de Naples: mais celles-ci sont plus nobles et d'un effet plus harmonieux que tout ce que j'ai \ u jusqu'à présent dans ce genre en Russie. LETTRE XIV. Prleisl ourrf, ce 22 juillet 1839. La population de Pétersbourg est de quatre cent cinquante raille âmes sans la garnison, à ce que disent les Russes bons patriotes ; mais des gens bien informés et qui , conséquemment, passent ici pour malintentionnés, m'assurent qu'elle n'atteint pas à quatre cent mille, y compris la garnison. Ce qu'il y a de certain, c'est que cette ville de palais, avec ses immenses espaces vides qu'on appelle des places, res- semble à des parties de champs clos de planches. Les petites maisons de bois dominent dans les quartiers éloignés du centre. Les Russes , sortis d'une agglomération de peuplades longtemps nomades et toujours guerrières, n'ont pas encore complètement oublié la vie du bivac. Tous les peuples fraîchement arrivés de l'Asie campent en Europe comme les Turcs. Pétersbourg est l'état-major d'une armée et non la capitale d'une nation. Toute magniflque qu'est cette ville militaire, elle paraît nue à l'œil d'un homme de l'oc- cident. Les distances sont le fléau de la Russie, m'a dit l'empereur ; c'est une remarque dont on peut vérifier la justesse dans les rues même de Pétersbourg : aussi n'est-ce pas par luxe qu'on s'y promène en voi- ture à quatre chevaux conduits par un cocher et un postillon. Là une visite est une excursion. Les chevaux russes, pleins de feu et de nerf, n'ont pas autant de force musculaire que les nôtres ; la rudesse des pavés les fatigue : deux chevaux auraient de la peine à traîner long- temps dans les rues de Pétersbourg une voiture ordinaire ; l'attelage ^i I.A UlSSHi EN 1030. de quatre csl donc un objet de première nécessité pour quiconque veut aller un peu dans le monde. Parmi les gcus du pays, tous n'ont pas le droit d'avoir quatre clie- vaux à leur voiture ; on n'accorde celte permission qu'à des personnes d'un certain rang. Pour peu que vous vous éloigniez du centre de la ville, vous vous perdez dans des terrains vagues, bordés de baraques qui semblent destinées à loger des ouvriers rassemblés là provisoirement pour quelque grand travail. Ce sont des magasins de fourrages, des han- gars remplis d'habillements et de toutes sortes d'approvisionnements pour les soldats ; on se croit au moment d'une revue ou à la veille d'une foire qui n'arrive jamais. L'herbe croît dans ces soi-disant rues, toujours désertes, parce qu'elles sont trop spacieuses pour la popu- lation qui les parcourt. Tant de pérystiles ont été ajoutés aux maisons, tant de portiques ornent les casernes qui représentent des palais, un tel luxe de déco- rations d'emprunt a présidé à la construction de cette capitale provi- soire, que je compte moins d'hommes que de colonnes sur les places de Pétersbourg, toujours silencieuses et tristes, à cause de leur gran- deur et surtout de leur imperturbable régularité. L'équerre et le cordeau s'accordent si bien avec la manière de voir des souverains absolus, que les angles droits sont l'écueil de l'architecture despo- tique. L'architecture vivante, passez-moi l'expression, ne se com- mande pas; elle naît pour ainsi dire d'elle-même, et sort comme involontairement du génie et des besoins d'un peuple. Faire une grande nation, c'est créer immanquablement une architecture : je ne serais pas étonné si l'on venait à prouver qu'il y a eu autant d'archi- tectures originales que de langues mères. Au reste, la manie de la symétrie n'est pas particulière aux Russes. C'est chez nous un héritage de l'empire. Sans ce mauvais goût des architectes parisiens, il y a longtemps que nous aurions un plan rai- sonnable pour orner et terminer notre monstrueuse place du Car- rousel ; mais la nécessité des parallèles arrête tout. Lorsque des artistes de génie réunirent successivement leurs elTorls pour faire de la place du Grand-Duc à Florence une des plus belles choses du monde, i!s n'étaient pas tyrannisés par la passion des lignes droites et des monuments symétriques, ils concevaient le beau dans sa liberté, hors des carrés longs et des carrés parfaits. A défaut du LA RUSSIE EN lOgO. 25 sentiment de l'art et des libres créations de la fantaisie s'exerçant sur les données populaires qu'elles représentent, une justesse de coup d'œil mathématique a présidé à la création de Pétersbourg. Aussi ne peut-on oublier un instant, en parcourant cette patrie des monu- ments sans génie, que c'est une ville née d'un homme et non d'un peuple. Les conceptions y paraissent étroites, quoique les dimen- sions y soient énormes. C'est que tout peut se commander, hors la grâce, sœur de l'imagination. La principale rue de Pétersbourg est la Perspective Newski , l'une des trois avenues qui aboutissent au palais de l'Amirauté. Ces trois lignes, formant patte d'oie, divisent régulièrement en cinq parties la ville méridionale, qui prend la forme d'un éventail comme Versailles. Cette ville, en partie plus moderne que le port, créé près des îles par Pierre P% s'est étendue sur la rive gauche de la Neva, malgré la vo- lonté de fer du fondateur ; cette fois la peur de l'inondation l'a em- porté sur la peur de la désobéissance, et la tyrannie de la nature a vaincu le despotisme de l'homme. Cette Perspective Newski mérite de vous être décrite avec quelque détail. C'est une belle rue longue d'une lieue, large comme nos boulevards, et dans plusieurs parties de laquelle on a planté des arbres aussi malheureux que ceux de Paris : elle sert de promonade et de rendez-vous à tous les désœuvrés delà ville. A la vérité, il y en a peu, car ici on ne remue guère pour remuer, chaque pas que cha- cun fait ayant son but indépendant du plaisir. Porter un ordre, faire sa cour, obéir à un maître quel qu'il soit, voilà ce qui met en mouvement la plus grande partie de la population de Pétersbourg et de l'empire. D'abominables cailloux en tète de chat servent de pavés à ce bou- levard, appelé la Perspective. Mais ici du moins, ainsi que dans quelques autres des principales rues, on a incrusté au milieu des pierres des blocs de bois qui font glissoir pour les roues des voitures ; ces belles voies au rez du pavé sont formées par une marqueterie en dés et quelquefois en octogones de sapins profondément encaissés. Elles consistent chacune en deux bandes larges de deux à trois pieds et séparées par une raie de cailloux ordinaires sur laquelle marche le limonier : deux de ces voies, c'est-à-dire quatre bandes de bois longent la Perspective Nev>ski, Tune à droite, l'autre à gauche de la rue, sans toucher aux maisons, dont elles sont encore séparées par 3. 20 L4 nissin en 183o. des dalles : ces dernitTos terrasses sont de )iierre el servent de trot- toirs aux ])ic'toiis. Ces beaux promenoirs dilTèrenl beaucoup des misé- rables trottoirs en planches qui déshonorent encore aujourd'hui quel- ques-unes des rues écartées. Il y a donc quatre lignes de dalles dans celte belle et vaste perspective qui s'étend, tout en se dépeuplant insensiblement, en s'enlaidissant et en s'attristant graduellement, jus- qu'aux limites indéterminées de la ville habitable, c'est-à-dire jusque vers les confins de la barbarie asiatique dont Pélersbourg est toujours assiégé ; car on retrouve le désert à l'extrémité de ses rues les plus somptueuses. Un peu au delà du pont d'Aniskoff vous rencontrez une rue qu'on appelle la rue Jelognaia, laquelle conduit à un désert nommé la place d'Alexandre. Je doute que l'empereur Nicolas ait jamais vu cette rue. La superbe ville, créée par Pierre le Grand, em- bellie par Catherine II, tirée au cordeau par tous les autres souve- rains, à travers une lande spongieuse et presque toujours submer- gée, se perd enfin dans un horrible mélange d'échoppes et d'ateliers, amas confus d'édifices sans nom, vastes places sans dessin et que le désordre naturel et la saleté innée du peuple de ce pays laissent depuis cent ans s'encombrer de débris de toutes choses, d'immondices de tous genres. Ces ordures s'entassent d'année en année dans les villes russes pour protester contre la prétention des princes allemands, qui se flattent de policer foncièrement les nations slaves. Le caractère primitif de ces peuples, quelque défiguré qu'il soit par le joug qu'on lui impose, se fait jour au moins dans quelque coin de leurs villes de despotes et de leurs maisons d'esclaves ; et si môme ils ont de ces choses qu'on appelle des villes et des maisons, ce n'est pas parce qu'ils les aiment ou qu'ils en sentent le besoin, c'est parce qu'on leur a dit qu'il faut les avoir ou plutôt les subir pour marcher de front avec les ^ ieilles races de l'occident civilisé ; c'est surtout parce que , s'ils s'avi- saient de di>^cuter contre les hommes qui les conduisent et les in- struisent militairement, ces hommes étant tout à la fois leurs ca- poraux et leurs pédagogues, on les renverrait à coups de fouet dans leur patrie d'Asie. Ces pauvres oiseaux exotiques mis en cage par la civilisation européenne sont les victimes de la manie, ou, pour mieux dire, de l'ambition profondément calculée des czars, conquérants du monde à venir, et qui savent bien qu'avant de nous subjuguer il faut nous imiter. Une horde de Calraouks qui campent sous des baraques autour LA RUSSIE EN 1030. 27 d'un amas de temples antiques, une ville grecque improvi>:L'C pour des Tatares comme une décoration de IhéiUre , décoration magni- fique, mais sans goût, préparée pour servir de cadre à un drame réel et terrible, voilà ce qu'on aperçoit du premier coup d'œil à Saint- Pétersbourg. Je vous ai parlé du malheur des arbres condamnés à servir d'or- nement à la Perspective Newski : ces pauvres bouleaux malingres vivent tout juste assez pour ne pas mourir ; ils seront bientôt aussi à plaindre que les ormes des boulevards et des Champs-Elysées de Paris, que nous voyons lentement dépérir, piqués au cœur par les boutiquiers qu'ils otTusqucnt, desséchés par le gaz et à demi enterrés dans le bitume : triste spectacle oûert pendant la belle saison aux habitués de Tortoni et du Cirque Olympique. Les arbres de Pétersbourg n'ont pas un meilleur sort : l'été la poussière les ronge, l'hiver la neige les ensevelit, puis le dégel les écorche, les coupe, les déracine. La nature et l'histoire ne sont pour rien dans la civilisation russe ; rien n'est sorti du sol ni du peuple : il n'y a pas eu de progrès, un beau jour tout fut importé de l'étranger. Dans ce triomphe de l'imi- tation il y a plus de métier que d'art ; c'est la différence d'une gravure à un dessin. Rien, dit-on, ne peut donner l'idée du bouleversement des rues de Pétersbourg, à la fonte des neiges. Durant les quinze jours qui suivent la débâcle, la Neva charrie des blocs de glace ; tous les ponts sont enlevés, les communications sont pendant quelques jours interrom- pues entre les deux principales parties de la ville; plusieurs quartiers restent isolés. On m'a conté la mort d'une personne considérable causée par l'impossibilité de faire venir son médecin durant ces jours désastreux. Alors les rues ressemblent à des lits de torrents furieux où l'inondation élève en passant ses barricades annuelles. Peu de crises politiques causeraient autant de dommages que cette révolte annuelle de la nature contre une civilisation incomplète et impos- sible. Depuis qu'on m'a décrit le dégel de Pétersbourg, je ne me plains plus du pavé, tout détestable qu'il est, car il est à refaire tous les ans. C'est un triomphe de volonté que de circuler onze mois en voi- ture dans une ville ainsi labourée par les zéphyrs du pôle. Passé midi, la Perspective Newski, la grande place du palais, les quais, les ponts sont traversés par une assez grande quantité de voi- 28 LA RDSSIE EN 1030. lures de diverses sortes et do formes singulières; ce mouvement égoyc un |Kni la trislossc habituelle de celte ville, la plus monotone des ca- pitales de l'Kurope. L'intérieur des liabitations est également triste, parce que, malgré la magnificence de l'ameublement entassé à l'anglaise dans certaines pièces destinées à recevoir du monde, on entrevoit dans l'ombre une saleté domestique, un désordre naturel cl profond qui rappelle l'Asie. Le meuble dont on use le moins dans une maison russe, c'est le lit. Des femmes de service couchent dans des soupentes, pareilles à celles des anciennes loges de portiers en France, tandis que les hommes se roulent sur l'escalier, dans les vestibules, et même, dit-on, dans le salon sur des coussins qu'ils jettent à terre pour la nuit. Ce matin j'ai fait une visite au prince ***. C'est un grand seigneur, ruiné, inflrme, malade, hydropique ; il souffre au point de ne pouvoir se lever, et néanmoins il n'a pas de quoi se coucher, je veux dire qu'il n'a pas ce qu'on appelle un lit dans les pays où la civilisation date de loin. Il loge dans la maison de sa sœur, qui est absente. Seul, au fond de ce palais nu, il passe la nuit sur une banquette de bois, recouverte d'un tapis et de quelques oreillers. Ceci ne peut être attri- bué au goût particulier d'un homme : dans toutes les maisons russes où je suis entré, j'ai vu que le paravent est nécessaire au lit des Slaves, comme le musc l'est à leur personne : profonde malpropreté qui n'ex- clut pas toujours l'élégance apparente. Quelquefois on a un lit de parade, objet de luxe dont on fait montre par respect pour la mode européenne, mais dont on ne fait pas d'usage. Il y a un ornement particulier aux habitations de quelques Russes élégants : c'est un petit jardin factice dans un coin du salon. Trois longues caisses à fleurs enserrent une fenêtre, et forment une salle de verdure fallana], espèce de kiosque qui rappelle ceux des jardins. Les caisses sont surmontées d'une palissade ou balustrade en bois des îles ou en bois doré, faisant barrière à hauteur d'homme. Ce peti^. boudoir découvert s'entoure de lierre et d'autres plantes grimpantes qui serpentent le long du treillage, et produisent un effet agréable au milieu d'un vaste appartement rempli de dorure et obstrué do meubles; ainsi dans un salon brillant, la vue est récréée par un peu d«' verdure et de fraîcheur, chose de luxe pour ce pays. Là se tient la maîtresse de la maison, assise devant une table; près d'elle on voit quelques chaises, deux ou trois personnes au plus peuvent entrer à la LA RUSSIE EN 1833. 29 fois dans cette retraite peu profonde, mais pourtant assez secrète pou r plaire à l'imagination. L'elTet de cette espèce de bosquet de chambre m'a paru agréable, et l'idée en est raisonnable, dans un pays où le mystère doit présider à toute conversation intime. Je crois cet usage importé de l'Asie. Je ne serais pas surpris si on introduisait un jour dans quelque maison de Paris le jardin artificiel des salons russes. Il ne déparerait pas la demeure des femmes d'Etat les plus à la mode en France au- jourd'hui. Je me réjouirais de cette innovation, ne fût-ce que pour faire pièce aux anglomanes, à qui je ne pardonnerai jamais le mal qu'ils ont fait au bon goût et au véritable esprit français. Les Slaves, lorsqu'ils sont beaux, ont une taille svelte, élégante, et qui cependant donne l'idée de la force ; ils ont tous les yeux coupés en amande; et le regard fourbe et furtif des peuples de l'Asie. Leurs yeux, qu'ils soient noirs ou bleus, sont toujours transparents, ils ont de la vivacité, du mouvement et beaucoup de charme parce qu'ils rient. Ce peuple, sérieux par nécessité plus que par nature, n'ose guère rire que du regard ; mais à force de paroles réprimées, ce regard, animé par le silence, supplée à l'éloquence, tant il donne de passion à la physionomie. Il est presque toujours spirituel, quelquefois doux, lent, plus souvent triste jusqu'à la férocité ; il tient de celui de la bête fauve prise au piège. , Ces hommes, nés pour guider un char, ont de la race, ainsi que les chevaux qu'ils conduisent : leur aspect étrange et la légèreté de leurs bêtes rendent les rues de Pétersbourg amusantes à parcourir. Ainsi, grâce à ses habitants et malgré ses architectes, cette ville ne res- semble à aucune des villes européennes. Les cochers russes sont assis droit sur leurs sièges ; ils mènent leurs chevaux toujours grand train, maisavec beaucoup de sûreté, quoiqu'un peu rudement : la justesse, la promptitude de leur coup d'œil est ad- mirable; et, soit qu'ils conduisent à deux ou à quatre chevaux, ils ont toujours deux rênes pour chaque cheval, et les tiennent à pleines mains, avec force, les bras tendus en avant, très-loin du corps : nul embarras ne les arrête. Bêtes et hommes à demi sauvages parcourent précipitamment la ville avec un air de liberté inquiétant; mais la nature lésa rendus prestes, adroits; aussi, malgré l'extrême audace de ces cochers, les accidents sont-ils rares dans les rues de Pétersbourg. Souvent ces hommes n'ont pas de fouet; quand ils en ont un, il est 30 LA lUSSlIil EN 1030, si court qu'ils ne peuvent s'en servir. Ne faisant pas non plus usage de la voix, ils ne mènent que des rônes et du lYcin. Vous pouvez par- courir P«''ler>l)ourg pendant des heures sans entendre un seul cri. Si les piétons ne se rangent pas assez vile, le falleiter (postillon de volée qui monte le cheval de droite des attelages à quatre chevaux) pousse un petit glapissement, assez semblable aux gémissements aigus d'une marmotte relancée dans son gîte ; à ce bruit menacjant, qui veut dire : Rangez-vous! tout s'écarte, et la voiture a passé, comme par magie ; sans ralentir son train. Les équipages sont en général dépourvus dégoût et mal tenus ; les voitures, mal lavées, mal peintes, encore plus mal vernies, n'ont pas de véritable élégance : si l'on en fait venir une d'Angleterre, elles ne résistent que peu de temps aux pavés de Pétersbourg et au train des chevaux russes. Les harnais solides, légers et gracieux sont faits d'ex- cellent cuir ; en somme, malgré la négligence des gens d'écurie, et le peu d'invention des ouvriers, l'ensemble des équipages a un carac- tère original et pittoresque qui remplace jusqu'à un certain point le soin minutieux dont on se pique ailleurs ; et comme les grands sei- gneurs vont toujours à quatre chevaux, les cérémonies de la cour ont bon air, même vues de la rue. On n'attelle quatre chevaux de front que pour les voyages et les longues courses hors de la ville ; dans Pétersbourg les chevaux vont toujours deux à deux ; les traits de volée sont démesurément longs; l'enfant qui les mène est costumé à la persane de môme que le cocher : cet habit, nommé armiac, ne convient pourtant qu'à l'homme assis sur son siège ; il n'est pas commode pour enfourcher un cheval, mais malgré ce désavantage le postillon russe est leste et hardi. Je ne saurais vous peindre le sérieux, la fierté silencieuse, l'adresse, l'imperturbable témérité de ces petits polissons slaves ; leur insolence et leur habileté font ma joie chaque fois que je me promène dans la ville ; voilà pourquoi je vous parle d'eux souvent et en détail ; enfin, et c'est chose plus rare ici qu'ailleurs, ils ont l'air heureux. Il est dans la nature de l'homme d'éprouver du contentement à bien faire ce qu'il fait; les cochers et les postillons russes étant des plus habiles du monde peuvent se trouver satisfaits de leur condition, quelque dure qu'elle soit d'ailleurs. 11 faut dire aussi que ceux qui sont au service des seigneurs se piquent d'élégance et paraissent bien soignés, mais les chevaux df LA RUSSIE EN 1039. 3|_ remise et leurs tristes conducteurs me font pitié, tant leur vie est dure : ils demeurent dans la rue depuis le malin jusqu'au suir, à la porte de la personne qui les loue ou sur les places que la police leur assigne. Les bètcs toujours attelées, et les hommes toujours sur le siège, mangent à leur poste, sans l'abandonner un instant. Pauvres chevaux !... je plains moins les hommes ; le Russe a le goût de la servi- tude. On donne aux chevaux des auges portatives, posées sur des tré- teaux : ainsi vous trouvez votre voiture prèle chaque fois que vous voulez sortir sans qu'il soit nécessaire de la commander. Cependant les cochers ne vivent de cette manière que pendant l'été, pour l'hiver ils ont des hangars bâtis au milieu des places les plus fréquentées. On allume de grands feux autour de ces abris à portée des spectacles, des palais et de tous les lieux où se donnent des fêtes, et c'est là que se réchauffent les domestiques : néanmoins il ne se passe guère de nuit de bal au mois de janvier sans qu'un homme ou deux meurent de froid dans la rue ; les précautions mêmes prouvent le danger plutôt qu'elles ne l'écartent, et les dénégations obstinées des Russes me confirment la vérité du fait que je vous rapporte. Une femme, plus sincère que les autres, m'a répondu aux questions réitérées que je lui adressais à ce sujet : « C'est possible, mais je n'en ai jamais entendu parler. » Dénégation qui vaut un aveu précieux. Il faut venir ici pour savoir jusqu'où l'homme riche peut porter le dédain pour la vie de l'homme pauvre, et pour apprendre en général le peu de valeur qu'a la vie aux yeux de l'homme condamné à vivre sous l'absolutisme. En Russie l'existence est pénible pour tout le monde ; l'empereur n'y est guère moins rompu à la fatigue que le dernier des serfs. On m'a montré son lit : la dureté de cette couche étonnerait nos labou- reurs. Ici tous les hommes sont forcés de se répéter une vérité sévère : c'est que le but de la vie n'est pas sur la terre, et que le moyen de l'atteindre n'est pas le plaisir. L'inexorable image du devoir et de la soumission vous apparaît à chaque instant et ne vous permet pas d'oublier la rude condition de l'existence humaine : le travail et la douleur ! Il n'est permis de sub- àster en Russie qu'en sacrifiant tout à l'amour de la patrie terrestre, anctifié par la foi en la patrie céleste. Si par moment, au milieu d'une promenade publique, la rencontre ie quelques oisifs me fait illusion en me persuadant qu'il pourrait y 32 LA RUSSIE EN 1030. avoir en Russie comme ailleurs des hommes qui s'amuseraient pour s'amuser, des hommes pour qui le plaisir serait une affaire, je suis détrompé à l'instant par la vue du feldj;egcr qui passe silencieusement au grand galop dans sa téléga. Le feldjipger est l'iiommc du pouvoir; il est la parole du maître; télégraphe vi\ant, il va porter un ordre à un autre homme aussi ignorant que Jui de la pensée qui les fait mouvoir : cet autre automate l'attend à cent, à mille, à quinze cents lieues dans les terres. La téléga sur laquelle chemine l'homme de fer, est de toutes les voilures de voyage la plus incommode. Figurez-vous une petite charrette à deux bancs de cuir sans ressorts et sans dossier; aucun autre équipage ne peut servir dans les chemins de traverse auxquels aboutissent toutes les grandes routes commencées jusqu'à ce jour à travers ce vague et sauvage empire. Le premier banc est ré- servé au postillon ou au cocher qui change à chaque relais, le second au courrier qui voyage jusqu'à la mort, laquelle vient de bonne heure pour les hommes voués à ce dur métier. Ceux que je vois rapidement traverser dang toutes les directions les belles rues de la ville me représentent aussitôt les solitudes où ils vont s'enfoncer : je les suis en imagination, et au bout de leur course m'apparaît la Sibérie, le Kamtschatka, le désert salé, la muraille de la Chine, la Laponie, la mer Glaciale, la Nouvelle-Zemble, la Perse, le Caucase ; ces noms historiques, presque fabuleux, produisent sur ma pensée l'effet d'un lointain vaporeux dans un grand paysage ; mais vous pouvez vous imaginer combien ce genre de rêverie attriste l'àme!... Néanmoins l'apparition de ces couriers sourds, aveugles et muets, est un aliment poétique incessamment fourni à l'esprit de l'étranger. Cet homme, né pour vivre et mourir sur sa charrette, ré- pand à lui seul un intérêt mélancolique sur les moindres scènes de la vie; rien de prosaïque ne peut subsister dans l'esprit en présence de tant de souffrances et de tant de grandeur. 11 faut convenir que si le despotisme rend malheureux les peuples qu'il opprime, il a été in- venté pour le plaisir des voyageurs qu'il jette dans un étonnement toujours nouNcau. Sous la liberté, tout se publie et s'oublie, car tout est vu d'un coup d'œil ; sous le gouvernement absolu , tout se cache, mais tout se devine, de là un vif intérêt : on retient, on re- marque les moindres circonstance?, une secrète curiosité anime la conversation rendue plus piquante par le mystère, et par l'absence même d'intérêt apparent ; là l'esprit est "paré de ses voiles comme la LA RUSSIE EN 1030. 33 beauté chez les musulmans; si les habitants d'un pays ainsi gouverno ne peuvent s'y amuser de bon cœur, un étranger ne s'y peut déplaire de bonne foi. .Moins on jugerait le fond des choses, et plus l'appa- rence devrait intéresser. Woi je pense un peu trop à ce que je ne vois pas pour être tout à fait satisfait de ce que je vois ; néanmoins, tout en m'aflligeant, le spectacle me paraît attachant. La Russie n'a point de passé, disent les amateurs de l'antiquité. C'est vrai, mais l'avenir et l'espace y servent de pâture aux imagina- tions les plus ardentes. Le philosophe est à plaindre en Russie, le poëte peut et doit s'y plaire. Il n'y a de poètes vraiment malheureux, que ceux qui sont con- damnés à languir sous le régime de la publicité. Quand tout le monde peut tout dire, le poëte n'a plus qu'à se taire. La poésie est un mys- tère qui sert à exprimer plus que la parole ; elle ne saurait subsister chez les peuples qui ont perdu la pudeur de la pensée. La vision, l'allégorie, l'apologue, c'est la vérité poétique ; or, dans les pays de publicité, cette vérité-là est tuée par la réalité, toujours trop gros- sière au gré de la fantaisie. Il faut que la nature ait mis un sentiment profondément poétique dans l'àme des Russes, peuple moqueur et mélancolique, pour qu'ils aient trouvé le moyen de donner un aspect original et pittoresque à des villes bâties par des hommes entièrement dépourvus d'imagi- nation, et cela dans le pays le plus plat, le plus triste, le plus mono- tone, et le plus nu de la terre. Des plaines éternelles, de sombres et plates solitudes : voilà la Russie. Cependant si je pouvais vous montrer Pétersbourg, ses rues et ses habitants tels que je les vois, je vous ferais un tableau de genre à chaque ligne. Tant le génie de la nation slave a puissamment réagi contre la stérile manie de son gou- vernement. Ce gouvernement antinational n'avance que par évolutions militaires ; il rappelle la Prusse sous son premier roi. Je vous ai décrit une ville sans caractère, plutôt pompeuse qu'im- posante, plus vaste que belle, remplie d'édifices sans style, sans goût, sans signification historique. Mais pour être complet, c'est-à-dire vrai, il fallait en même temps faire mouvoir à vos yeux, dans ce cadre pré- tentieux et ridicule, des hommes naturellement gracieux, et qui, avec leur génie oriental, ont su s'approprier une ville bâtie pour un peuple qui n'existe nulle part ; car Pétersbourg a été fait par des hommes riches, et dont l'esprit s'était formé en comparant, sans étude appro- 34 LA RUSSIE EN Ifi:)'). fondic, les divers pays de l'Europe. Celte légion de voyageurs plus ou moins raflinés, plus expérimentés que savants, était une nation artiû- ciolle, un choix d'esprits inlplligcnts et habiles recrutés chez toutes les nations du monde : ce n'était pas le peuple russe, celui-ci est nar- quois comme l'esclave qui se console de son joug en s'en moquant tout bas; superstitieux, fanfaron, brave et paresseux comme le soldat; poétique , musical et réiléchi comme le berger ; car les habitudes des races nomades seront longtemps dominantes parmi les Slaves; tout cela ne s'accorde ni avec le style des édifices ni avec le plan des rues de Pétersbourg, il y a évidemment scission ici entre l'architecte et l'habitant. Les ingénieurs européens sont venus dire aux Moscovites comment ils devaient construire et orner une capitale digne de l'ad- miration do l'Europe et ceux-ci, avec leur soumission militaire, ont cédé à la force du commandement. IMerre le Grand a bûti Pétcrsbourg contre les Suédois bien plus que pour les Russes; mais le naturel du peuple s'est fait jour malgré son respect pour les caprices du maître,, et malgré sa défiance de soi-même ; et c'est à cette désobéissance in- volontaire que la Russie doit son cachet d'originalité : rien n'a pu effacer le caractère primitif des habitants; ce triomphe des facultés innées contre une éducation mal dirigée, est un spectacle intéressant pour tout voyageur capable de l'apprécier. Heureusement pour le peintre et pour le poêle que les Russes sont essentiellement religieux : leurs églises, au moins, sont à eux; la forme immuable des édifices pieux fait partie du culte et la supersti- tion défend ces forteresses religieuses contre la manie des figures de mathématique en pierres de taille, des carrés longs, des surfaces planes et des lignes droites; enfin contre l'architecture militaire plutôt que classique qui donne à chacune des villes de ce pays l'air d'un camp destiné à durer quelques semaines pendant les grandes manœuvres. On reconnaît également le génie d'un peuple nomade dans les cha- riots, les voitures, les harnais et les attelages russes. Figurez-vous des essaims, des nuées de drowskas rasant la terre. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit ailleurs de cette voiture mouche. Elle est si petite qu'elle disparaît entièrement sous l'homme : représentez-vous-la rou- lant entre de longues files de maisons bien alignées, très-basses, mais au-dessus desquelles on découvre les aiguilles d'une multitude d'églises et de quelques monuments célèbres : si cet ensemble n'est pas beau, LA RUSSIE EN 1C33. 35 il est au moins étonnant. Ces flèches dorées ou peintes rompent les lignes monotones des toits de la ville; elles percent les aiis de dards tellement aigus qu'à peine l'œil peut-il distinguer le point où leur dorure s'éteint dans la brume d'un ciel polaire. La llèclie de la cita- delle, racine et berceau de Pétersbourg,ct celle de l'Amirauté revêtue de l'or des ducats de Hollande oflerts au czar Pierre par la république des Provinces-Unies, sont les plus remarquables. Ces aigrettes monu- mentales, imitées des parures asiatiques, dont sont ornés, dit-on, les édiOces de Moscou, me paraissent d'une hauteur et d'une hardiesse vrai- ment extraordinaires. On ne conçoit pas qu'elles se soutiennent en l'air: c'est un ornement vraiment russe : figurez-vous donc un assemblage immense de dômes accompagnés des quatre campaniles obligés chez les Grecs modernes pour faire une église. Imaginez-vous une multi- tude de coupoles argentées, dorées, azurées, étoilées et les toits des palais peints en vert d'émeraude ou d'outremer, les places ornées de statues de bronze en l'honneur des principaux personnages histo- riques de la Russie et des empereurs : bordez ce tableau d'un fleuve immense qui, les jours de calme, sert de miroir, et les jours de tem- pête , de repoussoir à tous les objets ; joignez-y le pont de bateaux de Troïtza jeté sur le point le plus large de la Neva, entre le Champ-de- Mars , où la statue de Suv\ aroff se perd dans l'espace, et la citadelle où dorment dans leurs tombeaux dépouillés d'ornements Pierre le Grand et sa famille ^ ; enfin rappelez-vous que la nappe d'eau de la Neva toujours pleine, coule à rez de terre et respecte à peine au mi- lieu de la ville une île toute bordée d'édifices à colonnes grecques , supportés par leurs fondements de granit et bàlis d'après des dessins de temples païens; si vous saisissez bien cet ensemble, vous compren- drez comment Pétersbourg est une ville infiniment pittoresque, malgré le mauvais goût de son architecture d'emprunt, malgré la teinte marécageuse des campagnes qui l'environnent, malgré l'absence totale d'accidents dans le terrain et la pâleur des beaux jours d'été sous le terne climat du nord. Le peu de mouvement du fleuve aux approches de son embouchure où très-souvent la mer le force de s'arrêter et même de rebrousser che- min, ajoute encore à la singularité de la scène. Ne me reprochez pas mes contradictions, je les ai aperçues avant ^ ' Le rit grec défend la sculpture dans les églises. 36 LA RUSSIE EN 1039. voussans vouloir les éviter, car elles sont dans les choses ; ceci soit dit une fois pour toutes. Comment vous donner l'idée réelle de ce que je vous dépeins si ce n'est en me contredisant à chaque mot? Si [j'étais moins sincère, je vous paraîtrais plus conséquent : considérez que dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral, la vérité n'est qu'un assemblage de contrastes tellement criants qu'on dirait que la nature et la société n'ont été créées que pour faire tenir ensemble des éléments qui sans elles devraient s'abhorrer et s'exclure. Rien n'est triste comme le ciel de Pétersbourg à midi; mais si le jour est sans éclat sous cette latitude , les soirs , les matins y sont superbes, c'est alors qu'on voit se répandre dans l'air et sur la glace des eaux presque sans rivages qui continuent le ciel , certaines gerbes de lumière, des sujets, des bouquets de feu que je n'avais encore aj>er(;us nulle part. Le crépuscule qui dure ici les trois quarts de la vie est riche en ac- cidents admirables; Icsoleil d'été, un moment submergé versminuit, nag(> longtemps à l'horizon au niveau de la Neva et des basses terres qui la bordent; il darde dans le vide des lueurs d'incendie qui rendraient belle la nature la plus pauvre ; ce qu'on éprouve à cet aspect ce n'est pa> l'enthousiasme que produit la couleur des paysages de lazonelor- ride, c'est l'attrait d'un rêve, c'est l'irrésistible pouvoir d'un sommeil plein de souvenirs et d'espérances. La promenade des îles à celte heure-là est une véritable idylle. Sans doute il manque beaucoup de choses à ces sites pour en faire de beaux tableaux bien composés, mais la nature a plus de puissance que l'art sur l'imagination de l'homme ; son aspect ingénu suffît sous toutes les zones au besoin d'admiration qu'il a dans l'àme : et comment placerait-il mieux ce sentiment? Dieu, aux environs du pôle, a beau réduire la terre au dernier degré d'aplatissement et de nudité , malgré cette misère, le spectacle de la création sera toujours pour l'œil de l'homme le plus éloquent interprète des desseins du Créateur. Les léteschauvcs n'ont- elles pas leur beauté? Quant à moi, je trouve les sites des environs de Pétersbourg plus que beaux, ils ont un caractère de tristesse sublime, et qui équivaut bien pour la profondeur de l'impression à la richesse et à la variété des paysages les plus célèbres de la terre. Ce n'est pas une œuvre pompeuse, artificielle, une invention agréable, c'est une profonde solitude, une solitude terrible et belle comme la mort. D'imboutdeses plaines, d'un rivage de ses mers à l'autre, la Russie entend la voix de LA RUSSIE E.V 1830. 37 Dieu que rion n'arrèlc , et qui dit à l'homme enorgueilli de la mesquine magnilicence de ses pauvres villes : Tu as beau faire, je suis toujours le plus grand ! Souvent un visage dénué de beauté a plus d'expression, plus de physionomie, et se grave dans notre souvenir d'une manière plus ineffaçable que des traits réguliers qui ne peignent ni passion ni sentiment. Tel est l'effet de nos préoccupations d'immor- talité que ce qui intéresse surtout l'habitant de la terre, c'est ce qui lui parle d'autre chose que de la terre. Admirez la puissance des dons primitifs chez les nations : pendant plus de cent ans les Russes bien élevés, les grands seigneurs, les savants, les puissants du pays ont été mendier des idées et copier des modèles dans toutes les sociétés de l'Europe ; eh bien ! cette ridicule fantaisie de princes et de courtisans n'a pas empêché le peuple de rester original '. Cette race spirituelle est trop line de sa nature, elle a le tact trop délicat pour se pouvoir confondre avec les peuples teutoniqucs. La bourgeoise Allemagne est encore aujourd'hui plus étrangère à la Russie que ne l'est l'Espagnelavec ses peuples de sang arabe. La lenteur, la lourdeur, lagrossièreté, la timidité, la gaucherie, sont antipathiques au génie des Slaves. Ils supporteraient mieux la vengeance et la tyrannie ; les vertus germaniques elles-mêmes sont odieuses aux Russes; aussi en peu d'années, ceux-ci, malgré leurs atrocités reli- gieuses et politiques , ont-ils fait plus de progrès dans l'opinion à Varsovie, que les Prussiens, malgré les rares et solides qualités qui distinguent la race allemande ; je ne dis pas que ceci soit un bien, je le note comme un fait : tous les frères ne s'aiment pas, mais tous se comprennent. Quant à l'analogie que je crois découvrir sur certains point entre les Russes et les Espagnols, elle s'explique par les rapports qui ont pu exister originairement entre les tribus arabes et quelques-unes des hordes qui passèrent de l'Asie en 3Ioscovie. L'architecture mo- resque a du rapport avec la byzantine, type de la vraie architecture moscovite. Le génie des }ieuples asiatiques errants en Afrique ne sau- rait être contraire à celui des autres nations de l'Orient à peine éta- blies en Europe : l'histoire s'explique par rinduence progressive des races, ce sont des fatalités sociales comme les caractères sont des fatalités personelles. ' Ce reproche qui tombe sur Pierre I" et sur ses successeurs immédiats coinplèie l'élcge de l'empereur Nicolas, qui a commencé d'arrêter ce torrent. 38 LA nrssiE en 1839. Sans la diiïôronce do relii^ion, sniis les miinirs diverses des peuples, je me croirais ici dans une des plaines les plus élevées et les plus sté- riles de la Castille. A la vérité il y fait une chaleur d'Afrique; depuis vingt ans la Russie n'a pas vu un été aussi brûlant. Malgré une chaleur des tropiques, je vois déjà les Russes faire leur provision de bois. Des bateaux chargés de bûches de bouleaux, le seul chauffage dont on fasse usage ici où le chêne est un arbre de luxe, obstruent les nombreux et larges canaux qui coupent en tous sens cette ville bAtie sur le modèle d'Amsterdam, car dans les princi- pales rues dePétersbourg coule un bras de la Neva ; cette eau dis- paraît l'hiver sous la neige, et l'été sous la quantité de barques qui se pressent le long des quais pour déposer à terre leurs approvision- nements. Ce bois est d'avance scié très-court; puis au sortir des bateaux, on le place sur des voitures assez singulières. Ces charrettes d'une simplicité primitive consistent en deux gaules qui font brancards et qui sont destinées à lier le train de devant avec celui de derrière : on entasse sur ces longues perches très-rapprochées l'une de l'autre, car la voie du char est étroite, un rang de bûches montées comme une muraille à la hauteur de sept ou huit pieds. Vu de coté, cet échafaudage est une maison qui marche. On lie le bois sur la charrette avec une chaîne : si la chaîne vient à se lAcher dans les secousses du pavé, le conducteur la resserre chemin faisant avec une corde et un bâton qu'il emploie en forme de tourniquet, sans arrêter ni môme ralentir son cheval. On voit l'homme pendu à son pan de bois pour en relier avec effort toutes les parties : on dirait d'un écureuil qui se balance à sa corde dans une cage, ou à sa branche dans une forêt, et, pendant cette opération silencieuse, la muraille de bois continue silencieusement son chemin dans la rue qu'elle suit sans encombres, car sous ce gou- vernement violent, tout se passe sans heurt, ni paroles, ni bruit. C'est que la peur inspire à l'homme une mansuétude calculée, plus sûre que la douceur naturelle. Je n'ai pas vu un seul de ces chancelants édifices s'écrouler pendant les scabreux, et souvent les longs trajets qu'on leur fait faire à travers . la ville. Le peuple russe est souverainement adroit : c'est contre le vœu de la nature que cette race d'hommes a été poussée près du pôle par les réNolutions humaines et qu'elle y est rolcnue par les nécessités poli- LA RUSSIE EN 1939. 3^ tiques. Qui pénétrerait plus avant dans les vues de la Providence, reconnaîtrait peut-Mrc que la guerre contre les éléments est la rude épreuve à laquelle Dieu a voulu soumettre cette nation marquée par lui pour en dominer un jour beaucoup d'autres. La lutte est l'école de la providence. Le combustible devient rare en Russie. Le bois se paye à Péters- bourg aussi cher qu'à Paris. Il est telle maison ici dont le cliauiïage coûte, par hiver, de neuf à dix mille francs. Envoyant la dilapidation des forets, on se demande avec inquiétude de quel bois se chauffera la génération qui suivra celle-ci. Pardonnez-moi la plaisanterie: Je pense souvent que ce serait une mesure de prudence de la part des peuples qui jouissent d'un beau climat que de fournir aux Russes de quoi faire bon feu chez eux. Ils regretteraient moins le soleil. Les charrettes destinées à emporter les immondices de la ville sont petites et incommodes; avec une telle machine un homme et un cheval ne peuvent faire que peu d'ouvrage en un jour. Généralement les Russes manifestent leur intelligence plutôt par la manière d'em- ployer de mauvais ustensiles que par le soin qu'ils mettent à per- fectionner ceux qu'ils ont. Doués de peu d'invention, ils manquent, le plus souvent, des mécaniques appropriées au but qu'ils veulent atteindre. Ce peuple, qui a tant de grâce et de facilité, est dépourvu de génie créateur. Encore une fois, les Russes sont les Romains du nord. Les uns et les autres ont tiré leurs sciences et leurs arts de l'étranger. Ils ont de l'esprit, mais c'est un esprit imitateur, et par conséquent plus ironique que fécond ; cet esprit contrefait tout, il n'imagine rien. La moquerie est le trait dominant du caractère des tyrans et des esclaves. Toute nation opprimée a l'esprit tourné au dénigrement, à la satire, à la caricature ; elle se venge de son inaction et de son abaissement par des sarcasmes. Reste à calculer et à formuler le rapport qui existe entre les nations et les constitutions qu'elles se donnent ou qu'elles subissent. Mon opinion est que chaque nation policée a pour gouvernement le seul qu'elle puisse avoir. Je ne prétends pas vous imposer ni même vous exposer ce système. C'est un travail que je laisse à de plus dignes et à de plus savants que moi ; mon but aujourd'hui est moins ambitieux, c'est de vous décrire ce qui me frappe dans les rues et sur le? quais de Pétersbourg. 40 I-A lUSSIE EN 1039. En quelques endroits la Neva est loule couverte de barques de foin. Ces rustiques édiliccs sont plus grands que bien des maisons; et leur aspect me paraît pittoresque et ingénieux comme tout ce que les Slaves ne doivent qu'à eu\-mùmes. Ces barques, liabitées par les hommes qui les conduisent, sont tendues de tapis de paille, espèce de spartcric qui, toute grossière qu'elle est, donne un air de pavillon oriental, de jonque chinoise au mobile édifice : ce n'est qu'à Péters- bourg que j'ai vu des murailles de foin tapissées de paillassons, et des familles sortir de dessous ce foin comme des bètes s'élancent de leurs tanières. Le métier de badigeonneur devient important dans une ville où l'intérieur des maisons reste en proie à des fourmilières de vermine, tandis que l'extérieur est régulièrement dégradé par les hivers. En Russie, il faut recrépir chaque année tout édifice qu'on veut pré- server d'une prompte destruction. La manière dont le badigeonneur russe fait son métier est curieuse: il n'a que trois mois par an pour travailler au dehors des maisons. Vous jugez que le nombre des ouvriers doit être considérable : on en rencontre à chaque coin de rue. Ces hommes, assis au péril de leur vie sur une planchette mal attachée à une grande corde flottante, se ba- lancent comme des insectes contre les édifices qu'ils reblanchissent. Quelque chose de semblable a lieu chez nous, où des ouvriers se pendent aussi aux nœuds d'une corde pour monter et descendre le long des maisons. Mais en France les badigeonneurs, toujours en petit nombre, sont bien moins téméraires que les Russes. En tout lieu l'homme apprécie sa vie ce qu'elle vaut. Figurez-vous des centaines d'araignées pendues au 01 de leurs toiles déchirées par l'orage, et qu'elles s'empressent de réparer avec une dex- térité, une activité merveilleuse, et vous aurez l'idée du travail des badigeonneurs dans les rues de Pétersbourg pendant le court été du nord. Les maisons n'ont guère plus de trois étages; elles sont blanches, mais leur apparence est trompeuse, car on les croirait propres. Moi qui sais la vérité sur l'intérieur, je passe devant ces brillantes façades avec un respectueux dégoût. En province, on badigeonne les villes où l'empereur doit passer : est-ce ut) honneur rendu au souverain, ou veut-on lui faire illusion sur la misère du pays? En général, les Russes portent avec eux une odeur désagréable, et LA RUSSIE EN 1030. 41 dont on s'aperçoit môme de loin . Les gens du monde sentent le musc, et les gens du peuple le chou aigre, môle d'une exhalaison d'oignons et de vieux cuirs gras parfumés. Ces senteurs ne varient pas. Vous pouvez conclure de là que les trente mille sujets de l'empereur qui viennent au 1" janvier lui offrir leurs félicitations jusque dans son palais, et les six ou sept mille que nous verrons demain se presser dans l'intérieur du ch;\teau de Péterhoff pour fêter leur impéra- trice, doivent laisser sur leur passage un parfum redoutable. De toutes les femmes du peuple que j'ai rencontrées jusqu'ici dans les rues, pas une seule ne m'a semblé belle ; et le plus grand nombre d'entre elles m'a paru d'une laideur remarquable et d'une malpro- preté repoussante. On s'étonne en pensant que ce sont là les épouses et les mères de ces hommes aux traits si fins, si réguliers, aux profils grecs, à la taille élégante et souple, qu'on aperçoit même parmi les dernières classes de la nation. Rien de si beau que les vieillards, de si affreux que les vieilles femmes russes. J'ai vu peu de bourgeoises. Une des singularités de Pétersbourg, c'est que le nombre des femmes relativement à celui des hommes y est moindre que dans les capitales des autres pays ; on m'assure qu'elles forment tout au plus le tiers de la population totale de la ville. Celte rareté fait qu'elles ne sont que trop fêtées : on leur témoigne tant d'empressement qu'il n'en est guère qui se risquent seules passé une certaine heure dans les rues des quartiers peu populeux. Dans la capitale d'un pays tout militaire et ch(;z un peuple adonné à l'ivro- gnerie, cette retenue me paraît assez motivée. En général les femmes russes se montrent moins en public que les Françaises; il ne faudrait pas remonter bien haut pour arriver au temps où elles passaient leur vie enfermées comme les femmes de l'Asie. Cette réserve dont le sou- venir se perpétue rappelle comme tant d'autres coutumes russes l'origine de ce peuple. Elle contribue à la tristesse des fêtes et des rues de Pétersbourg. Ce qu'on voit de plus beau dans cette ville, ce sont les parades, tant il est vrai que c'est à bon droit que je vous ai dit que toute ville russe, à commencer par la capitale, est un camp un peu plus stable et plus pacifique qu'un bivac. On compte peu de cafés dans Pétersbourg : il n'y a point de bals publics autorisés dans l'intérieur de la ville ; les promenades ne sont ?uère fréquentées et on les parcourt avec une gravilé peu réjouis- sante. II. 4 42 LA RUSSIE EN 1039. Mais si la peur rend ici les hommes sérieux, elle les rend aussi fort polis. Je n'ai jamais vu autant de gens se traiter avec égard, et cela dans toutes les classes. Le cocher de drowska salue imperturbablement son camarade qui n'a garde de passer à coté de lui sans lui rendre révérence pour révérence; le portefaix salue le badigeonneur et ainsi des autres. Le chapeau et le bAton sont eu Russie des objets de pre- mière nécessité. Celle urbanité est peut-cire jouée, je la crois au moins forcée; cependant la seule apparence de l'aménité contribue à l'agrément de la vie. Si la politesse menteuse a tant d'avantages, quel charme ne devrait pas avoir la vraie politesse , la politesse du cœur? Le séjour de Pélersbourg serait tout à fait agréable pour un voyageur qui croirait aux paroles et qui aurait en môme temps du caractère. 3îais il en faudrait beaucoup afin de refuser les fôtes et de renoncer aux dîners, véritables fléaux de la société russe et l'on peut dire de toutes les sociétés où sont admis les étrangers et d'où par conséquent l'intimité est bannie. Je n'ai accepté ici que bien peu d'invitations chez les particuliers : j'étais curieux des solennités de cour; mais j'en ai assez vu; on se blase vite sur des merveilles où le cœur n'a rien à sentir. Si l'on était amoureux, on pourrait se résigner à suivre au palais une femme qu'on aimerait tout en maudissant le sort qui l'attache à une société uniquement animée par l'ambition, la peur et la vanité. On a beau dire que le grand monde est le même partout; la Russie est aujour- d'hui le pays de l'Europe où les intrigues de cour tiennent le plus de place dans l'existence de chaque individu. LETTRE XV. à Pétcrhofl', ce 23 juillet 1«39. Il faut considérer la fêle de PélerhoCfde deux points de vue dif- férents : le matériel et le moral ; sous ces deux rapports le même spectacle produit des impressions diverses. Je n'ai rien vu de plus beau pour les yeux, de plus triste pour la LA RUSSIE EN 1839. 48 pensée que celle réunion soi-disant nationale de courtisans et de paysans, qui se réunissent de fait dans les mêmes salons sans se rap- procher de cœur. Socialement ceci me déplaît, parce qu'il me paraît que l'empereur, par ce faux luxe de popularité, abaisse les grands sans relever les petits. Tous les hommes sont égaux devant Dieu, et, pour un Russe, Dieu c'est le maître : ce maître suprême est si loin de la terre qu'il ne voit point de distance entre le serf et le seigneur ; des hauteurs où réside sa sublimité, les petites nuances qui divisent l'hu- manité échappent à ses regards divins. C'est ainsi que les aspérités qui hérissent la surface du globe s'évanouiraient aux yeux d'un ha- bitant du soleil. Lorsque l'empereur ouvre librement en apparence son palais aux paysans privilégiés, aux bourgeois choisis qu'il admet deux fois par an à l'honneur de lui faire leur cour *, il ne dit pas au laboureur, au marchand : « ïu es un homme comme moi ; » mais il dit au grand seigneur : «Tu es un esclave comme eux ; et moi, votre dieu, je plane sur vous tous également. » Telle est, toute fiction politique à part, le sens moral de cette fête, et voilà ce qui en gâte le spectacle à mes yeux. Au surplus, j'ai remarqué qu'il plaisait au maître et aux serfs beaucoup plus qu'aux courtisans de profession. Chercher un simulacre de popularité dans l'égalité des autres, c'est un jeu cruel, une plaisanterie de despote qui pouvait éblouir les hommes d'un autre siècle, mais qui ne saurait tromper des peuples parvenus à l'âge de l'expérience et de la réflexion. Ce n'est pas l'em- pereur Nicolas qui a eu recours à une telle supercherie; mais puisqu'il n'a pas inventé cette puérilité politique, il serait digne de lui de l'a- bolir. Il est vrai que rien ne s'abolit sans péril en Russie ; les peuples qui manquent de garantie, ne s'appuient que sur les habitudes. L'attachement opiniâtre à la coutume défendue par l'émeute et le poison, est une des bases de la constitution, et la mort périodique des souverains prouve aux Russes que cette constitution sait se faire respecter. L'équilibre d'une telle machine est pour moi un profond et douloureux mystère. Comme décoration, comme assemblage pittoresque d'hommes de tous états, comme revue de costumes magnifiques ou singuliers, on ne ' saurait faire assez d'éloges de la fête de Péterhoff. Rien de ce que j'en * Au l^"" janvier à Pétersbourg et à Péterhoff pour la fête de l'impératrice. 4i LA RUSSIE EN 1039. avais lu, de ce qu'on m'en avait raconté n'aurait pu me donner l'idée d'une telle féerie ; l'imagination était restée au-dessous de la réalité. Figurez-vous un palais bMi sur une terrasse dont la hauteur équivaut aune montagne dans un pays de plaines à perte de vue, pays telle- ment plat, que, d'une élévation de soixante pieds, vous jouissez d'un horizon immense; au-dessous de celte imposante construction com- mence un vaste parc qui ne flnitqu'à la mer, où vous apercevez une ligne de vaisseaux de guerre qui le soir de la fôte doivent être illu- minés : c'est de la magie ; le feu qui s'allume brille et s'étend, comme un incendie, depuis les bosquets et les terrasses du palais jusque sur les flots du golfe de Finlande. Dans le parc les lampions font l'effet du jour. Vous y voyez des arbres diversement éclairés par des soleils de toutes couleurs ; ce n'est pas par milliers, par dix milliers que l'on compte les lumières de ces jardins d'Armide, c'est par certaines de mille, et vous admirez tout cela à travers les fenêtres d'un chAteau pris d'assaut par un peuple aussi respectueux que s'il avait passé sa vie à la cour. Néanmoins dans cette foule, où l'on cherche à effacer les rangs, toutes les classes se retrouvent sans se confondre. Quelques attaques qu'ait portées le despotisme à l'aristocratie, il y a encore des castes en Russie. C'est un point de ressemblance de plus avec l'Orient, et ce n'est pas une des contradictions les moins frappantes de l'ordre social tel que l'ont fait les mœurs du peuple combinées avec le gouvernement du pays. Ainsi à cette fête de l'impératrice, vraie bacchanale du pouvoir absolu, j'ai reconnu l'image de l'ordre qui règne dans l'État sous le désordre apparent du bal. C'étaient toujours des marchands, des sol- dats, des laboureurs, des courtisans que je rencontrais, et tousse dis- tinguaient à leur costume : un habit qui n'indiquerait pas le rang de l'homme, un homme qui n'aurait de valeur que son mérite personnel, seraient ici des anomalies, des inventions européennes importées par des novateurs inquiets et d'imprudents voyageurs. N'oubliez pas que nous sommes aux conGns de l'Asie : un Russe en frac chez lui me fait l'effet d'un étranger. Les vrais Russes à barbe pensent là-dessus comme moi, et ils se promettent bien de faire un beau jour main basse sur tous ces /r«- /î^yue/s infidèles aux anciens usages, indifférents aux vrais intérêts de la patrie, et qui trahissent leur pays pour rivaliser de civilisation avec l'étranger. LA RUSSIE EN 1839. 45 La Russie est placée sur la limite de deux continents : ce qui vient de l'Europe n'est pas de nature à s'amalgamer complètement avec ce qui a été apporté de l'Asie. Cette société n'a jusqu'à présent été po- licée qu'en souffrant la violence et l'incohérence des deux civilisations en présence, mais encore très-diverses ; c'est pour le voyageur une source d'observations intéressantes sinon consolantes. Le bal est une cohue; il est soi-disant masqué parce que les hommes y portent sous le bras un petit chiffon de soie baptisé manteau véni- tien, et qui flotte ridiculement par-dessus les uniformes. Les salles du vieux palais remplies de monde sont un océan de têtes à cheveux gras, toutes dominées par la noble tète de l'empereur, de qui la taille, la voix et la volonté planent sur son peuple. Ce prince paraît digne et capable de subjuguer les esprits comme il surpasse les corps ; une sorte de prestige me semble attaché à sa personne ; à Péterhoff, comme à la parade, comme à la guerre, comme dans tout l'empire, comme à tous les moments de sa vie, vous voyez en luil'hommequi règne. Ce règne perpétuel et perpétuellement adoré serait une vraie co- médie, si de cette représentation permanente ne dépendait l'existence de soixante millions d'hommes qui ne vivent que parce que l'homme que vous voyez là, devant vous, en attitude d'empereur, leur accorde la permission de respirer et leur dicte la manière d'user de cette per- mission; c'est le droit divin appliqué au mécanisme de la vie sociale; tel est le côté sérieux de la représentation : de là dérivent des faits tellement graves que la peur qu'on en a étouffe l'envie d'en rire. Il n'existe pas aujourd'hui sur la terre un seul homme qui jouisse d'un tel pouvoir, et qui en use : pas en Turquie, pas même en Chine. Figurez-vous l'habileté de nos gouvernements éprouvés par des siècles d'exercice, mise au service d'une société encore jeune et féroce, les rubriques des administrations de l'Occident aidant de toute l'expé- rience moderne le despotisme de l'Orient, la discipline européenne soutenant la tyrannie de l'Asie, la police appliquée à cacher la bar- barie pour la perpétuer au lieu de l'étouffer ; la brutalité, la cruauté disciplinées, la tactique des armées de l'Europe servant à fortifier la politique de l'Orient : faites-vous l'idée d'un peuple à demi sauvage, qu'on a enrégimenté sans le civiliser; et vous comprendrez l'état moral et social du peuple russe. Profiter des progrès administratifs des nations européennes pour gouverner soixante millions d'hommes à l'orientale, tel est, depuis 46 LA RUSSIE EN 1039. Pierre I", le prol)lèmc à résoudre pour les hommes qui dirigent la Russie. Les règnes de Catherine la Grande et d'Alexandre n'ont fait que prolonger l'enfance systématique de cette nation qui n'existe encore que de nom. Catherine avait institué des écoles pour contenter les philosophes français dontsa vanité quêtait les louanges. Le gouverneur de Moscou, l'un de ses anciens favoris, récompensé par un pompeux exil dans l'ancienne capitale de l'empire, lui écrivait un jour que personne n'envoyait ses enfants à l'école; l'impératrice répondit à peu près en ces termes : « Mon cher prince, ne vous plaignez pas de ce que les Russes n'ont » pas le désir de s'instruire ; si j'institue des écoles ce n'est pas pour » nous, c'est pour l'Europe, ou il faut maintenir notre rang » DANS l'opinion ; mais du jour où nos paysans voudraient s'é- » clairer, ni vous ni moi nous ne resterions à nos places. » Cette lettre a été lue par une personne en laquelle j'ai toute con- fiance ; sans doute en l'écrivant l'impératrice était en distraction, et c'est précisément parce qu'elle était sujette à de telles absences qu'on la trouvait si aimable et qu'elle exerçait tant de puissance sur l'esprit des hommes à imagination. Les Russes nieront l'authenticité de l'anecdote selon leur tactique ordinaire ; mais si je ne suis pas sûr de l'exactitude des paroles, je puis affirmer qu'elles expriment la vraie pensée de la souveraine. Ceci doit suffire pour vous et pour moi. Vous pouvez reconnaître à ce trait l'esprit de vanité qui gouverne et tourmente les Russes, et qui pervertit jusque dans sa source le pou- voir établi sur eux. Cette malheureuse opinion européenne est un fantôme qui les poursuit dans le secret de leur pensée, et qui réduit pour eux la civi- lisation à un tour de passe-passe exécuté plus ou moins adroitement. L'empereur actuel avec son jugement sain, son esprit clair, a vu recueil, mais pourra-t-il l'éviter? Il faut plus que la force de Pierre le Grand pour remédier au mal causé par ce premier corrupteur des Russes. Aujourd'hui la difficulté est double; l'esprit du paysan, resté rude et barbare, regimbe contre la culture, tandis que ses habitudes, sa complexion les oumettent au frein ; en même temps la fausse élégance LA RUSSIE EN 1839. 4f7 des grands seigneurs contrarie le caractère national sur lequel il fau- drait s'appuyer pour ennoblir le peuple : quelle complication ! qui dé- liera ce nouveau nœud gordien? J'admire l'empereur Aicolas, un homme de génie peut seul accom- plir la tâche qu'il s'est imposée. II a vu le mal, il a entrevu le remède et s'efforce de l'appliquer : lumière et volonté, voilà ce qui fait les grands princes. Cependant un règne peut-il suffire pour guérir des maux qui datent d'un siècle et demi? Le mal est si enraciné qu'il frappe même l'œil des étrangers un peu attentifs, et pourtant la Russie est un pays où tout le monde conspire à tromper le voyageur. Savez-vous ce que c'est de voyager en Russie? Pour un esprit léger, c'est se nourrir d'illusions ; mais pour quiconque a les yeux ouverts et joint à un peu de puissance d'observation une humeur indépen- dante, c'est un travail continu, opiniâtre, et qui consiste à discerner péniblement à tout propos deux nations luttant dans une multitude. Ces deux nations, c'est la Russie telle qu'elle est , et la Russie telle qu'on voudrait la montrer à l'Europe. L'empereur, moins que personne, est garanti contre le piège des illusions. Rappelez-vous le voyage de Catherine à Cherson : elle tra- versait des déserts, mais on lui bâtissait des lignes de villages à une demi-lieue du chemin par lequel elle passait ; et comme elle n'allait pas regarder derrière les coulisses de ce théâtre où le tyran jouait le niais, elle crut ses provinces méridionales peuplées, tandis qu'elles restaient frappées d'une stérilité causée par l'oppression de son gouvernement bien plus que par les rigueurs de la nature. La finesse des hommes chargés par l'empereur des détails de l'administration russe expose encore aujourd'hui le souverain à des déceptions du même genre. Aussi ce fait me revient-il souvent à la mémoire. Le corps diplomatique, et en général les Occidentaux, ont toujours été considérés, parce gouvernement à l'esprit byzantin et par la Russie tout entière, comme des espions malveillants et jaloux. Il y a ce rap- port entre les Russes et les Chinois que les uns et les autres croient toujours que les étrangers les envient ; ils nous jugent d'après eux. Aussi l'hospitalité moscovite tant vantée est-elle devenue un art qui se résout en une politique très-fine ; il consiste à rendre ses hôtes contents aux moindres frais possibles de sincérité. Parmi les voyageurs, ceux qui se laissent le plus débonnairement et le plus longtemps 4S LA RUSSIE EN 1839. pijier, sont les mieuK vus. Ici la politesse n'est que l'art de se déguiser réciproquement la double peurtiu'on éprouve et qu'on inspire. J'en- trevois au fond de toute chose une violence hypocrite , pire que la tyrannie de Kali, dont la Russie moderne est moins loin qu'on ne voudrait nous le faire croire. J'entends parler partout le langage de la philosophie , et partout je vois l'oppression à l'ordre du jour. On me dit: « Nous voudrions bien pouvoir nous passer d'arbitraire, nous serions plus riches et plus forts ; mais nous avons affaire à des peuples de l'Asie. » En même temps on pense : « Nous voudrions bien pou- voir nous dispenser de parler libéralisme, philanthropie, nous serions plus heureux et plus forts ; mais nous avons à traiter avec les gouver- nements de l'Europe. » Il faut le dire , les Russes de toutes les classes conspirent avec un accord merveilleux à faire triompher chez eux la duplicité. Ils ont une dextérité dans le mensonge, un naturel dans la fausseté dont le succès révolte ma sincérité autant qu'il m'épouvante. Tout ce que j'admire ailleurs, je le hais ici parce que je le trouve payé trop cher : l'ordre, la patience, le calme, l'élégance, la politesse, le respect, les rapports naturels et moraux qui doivent s'établir entre celui qui con- ^•oit et celui qui exécute, enfin tout ce qui fait le prix, le charme des sociétés bien organisées, tout ce qui donne un sens et un but aux insti- tutions politiques se confond ici dans un seul sentiment, la crainte. En liussie la crainte remplace, c'est-à-dire paralyse la pensée ; ce sen- timent, quand il règne seul, ne peut produire que des apparences de civilisation : n'en déplaise aux légisilateurs à vue courte, la crainte ne sera jamais l'Ame d'une société bien organisée ; ce n'est pas l'ordre, c'est le voile du chaos, voilà tout ; où la liberté manque, manquent l'ùme et la vérité. La Russie est un corps sans vie ; un colosse qui sub- siste par la tête , mais dont tous les membres , également privés de force, languissent ! De là une inquiétude profonde , un malaise inex- primable, et ce malaise ne tient pas, comme chez les nouveaux révo- lutionnaires français, au vague des idées, à l'abus, à l'ennui de la pros- périté matérielle, aux jalousies qui naissent de la concurrence ; il est l'expression d'une souffrance positive, l'indice d'une maladie organique. Je crois que de toutes les parties de la terre, la Russie est celle où les hommes ont le moins de bonheur réel. Nous ne sommes pas heu- reux chez nous, mais nous sentons que le bonheur dépend de nous; chez les Russes, il est impossible. Figurez-vous les passions républi- LA RUSSIE EN 1039. 49 caines (car, encore une fois, sous l'empereur de Russie règne l'égalité lictive) bouillonnant dans le silence du despotisme : c'est une combi- naison effrayante, surtout par l'avenir qu'elle présage au monde. La Russie est une chaudière d'eau bouillante bien fermée, mais placée sur un feu qui devient toujours plus ardent : je crains l'explosion ; et ce qui n'est pas fait pour me rassurer, c'est que l'empereur a plusieurs fois éprouvé la même crainte que moi dans le cours de son règne laborieux : laborieux dans la paix comme dans la guerre ; car de nos jours les empires sont comme des machines qui s'usent au repos. La prudence les paralyse , l'inquiétude les dévore. C'est donc cette tète sans corps, ce souverain sans peuple qui donne des fêtes populaires. Il me semble qu'avant de faire de la popularité, il faudrait faire un peuple. A la vérité ce pays se prête merveilleusement à tous les genres de fraude; il existe ailleurs des esclaves, mais, pour trouver autant d'es- claves courtisans, c'est en Russie qu'il faut venir. On ne sait de quoi s'émerveiller le plus de l'inconséquence ou de l'hypocrisie : Ca!he- vine II n'est pas morte ; car malgré le caractère si franc de son petit- fils , c'est toujours par la dissimulation que la Russie est gouvernée... En ce pays la tyrannie avouée serait un progrès. Sur ce point comme sur bien d'autres , les étrangers qui ont décrit la Russie sont d'accord avec les Russes pour tromper le monde. Peut- on être plus traîtreusement complaisants que la plupart de ces écrivains accourus ici de tous les coins de l'Europe pour faire de la sensibilité sur la touchante familiarité qui règne entre l'empereur de Russie et son peuple ? Le prestige du despotisme serait-il donc si grand qu'il sub- juguerait même les simples curieux? Ou ce pays n'a encore été peint que par des hommes dont la position , dont le caractère ne leur per- mettait pas l'indépendance, ou les esprits les plus sincères perdent la liberté du jugement dès qu'ils entrent en Russie. Quant à moi, je me défends de cette influence par l'aversion que j'ai pour la feinte. Je ne hais qu'un mal, et si je le hais , c'est parce que je crois qu'il engendre et suppose tous les autres maux : ce mal, c'est le mensonge. Aussi m'eijorcé-je de le démasquer partout où je le rencontre ; c'est l'horreur que j'ai pour la fausseté qui me donne le désir et le courage d'écrire ce voyage : je l'ai entrepris par curiosité , je le raconterai par devoir. A. 50 LA RUSSIE EN 1039. La passion de la vérité est une muse qui tient lieu de force, de jeu- nesse, de lumière. Ce sentiment va si loin en moi qu'il me fait aimer le temps où nous vivons ; si notre siècle est un peu grossier, il est du moins plus sincère que ne le fut celui qui l'a précédé ; il se dis- tingue par la répugnance quelquefois brutale qu'il montre pour toutes les alTections, et je partage cette aversion. La haine de l'hypocrisie est le flambeau dont je me sers pour me guider dans le labyrinthe du monde : ceux qui trompent les hommes, de quelque manière que ce soit, me paraissent des empoisonneurs, et les plus élevés, les plus puissants, sont les plus coupables. Quant la parole ment, quand l'écrit ment, quand l'action ment, je les déteste ; quand le silence ment comme en Russie, je l'interprète. C'est le punir. Voilà ce qui m'a empoché hier de jouir, par la pensée, d'un spectacle que j'admirais des yeux malgré moi ; s'il n'était pas touchant, comme on voulait me le faire croire , il était pompeux, magniQque, singulier, nouveau; mais il paraissait trompeur; cette idée sufïisait pour lui ôter son prestige à mes yeux. La passion de la vérité qui domine aujourd'hui les cœurs français est encore inconnue en Russie. Après tout, quelle est donc cette foule baptisée peuple, et dont l'Europe se croit obligée de vanter niaisement la respectueuse familia- rité en présence de ses souverains? ne vous y trompez pas : ce sont des esclaves d'esclaves. Les grands seigneurs envoient pour fêter l'im- pératrice des paysans choisis et qu'on dit venus là au hasard ; ces serfs d'élite sont admis à l'honneur de venir représenter dans le palais un peuple qui n'existe point ailleurs ; ils font foule avec la domesticité de la cour dont on accorde également l'entrée ce jour-là aux marchands les mieux famés , les plus connus par leur dévouement , car il faut quelques hommes à barbe pour satisfaire les vrais, les vieux Russes. Voilà en réalité ce que c'est que ce peuple dont les excellents sentiments sont donnés pour exemple aux autres peuples par les souverains de la Russie, depuis l'impératrice Elisabeth ! C'est, je crois, de ce règne que datent ces sortes de fêtes; aujourd'hui l'empereur Nicolas, avec son caractère de fer, son admirable droiture d'intentions, et toute l'au- torité que lui assurent ses vertus publiques et privées, n'en pourrait peut-être pas abolir l'usage. Il est donc vrai que, même sous le gou- vernement le plus absolu en apparence, les choses sont plus fortes que les hommes. Le despotisme ne se montre à découvert que par moments sous les tyrans ou sous les fous dont la fureur l'énervé. LA RUSSIE EN 18:>9. 51 Rien n'est si périlleux pour un homme, quelque élevé qu'il soit au- dessus des autres, que de dire à une nation : « On t'a trompée, et je ne veux plus être complice de ton erreur. » Le vulgaire tient au men- songe, môme à celui qui lui nuit, plus qu'à la vérité, parce que l'or- gueil humain préfère ce qui vient de l'homme à ce qui vient de Dieu. Ceci est vrai sous tous les gouvernements , mais c'est doublement vrai sous le despotisme. Une indépendance comme celle des mufjics de Péterhofî n'inquiète qui que ce soit. Voilà une liberté , une égalité comme il en laut aux despotes ! on peut vanter celle-là sans risque : mais conseillez à la Russie une émancipation graduelle, vous verrez ce qu'on vous fera, ce qu'on dira de vous en ce pays. J'entendais hier tous les gens de la cour en passant près de moi vanter la politesse de leurs serfs. « Allez donc donner une fête pareille en France, » disaient-ils. J'étais bien tenté de leur répondre : « Pour comparer nos deux peuples, attendez que le vôtre existe. » Je me rappelais en môme temps une fête donnée par moi à des gens du peuple , à Séville ; c'était pourtant sous le despotisme de Ferdi- nand VII ; la vraie politesse de ces hommes libres , de fait si ce n'est de droit , me fournissait un objet de comparaison peu favorable aux Russes '. La Russie est l'empire des catalogues : à lire comme collection d'éti- quettes, c'est superbe ; mais gardez-vous d'aller plus loin que les titres. Si vous ouvrez le livre, vous n'y trouverez rien de ce qu'il annonce : tous les chapitres sont indiqués, mais tous sont à faire. Combien de forets ne sont que des marécages où vous ne couperiez pas un fagot !... Les régiments éloignés sont des cadres où il n'y a pas un homme; les villes, les routes sont en projet, la nation elle-même n'est encore qu'une affiche placardée sur l'Europe, dupe d'une impru- dente fiction diplomatique '. Je n'ai trouvé ici de vie propre qu'à l'empereur et de naturel qu'à la cour. Les marchands, qui formeraient une classe moyenne, sont en si petit nombre qu'ils ne peuvent marquer dans l'Etat; d'ailleurs presque tous sont étrangers. Les écrivains se comptent par un ou deux ' Voyez l'Espagne sous Ferdinand TH. * L'auteur, en laissant cette boutade, la donne pour ce qu'elle vaut. Son humeur, aigrie par l'affectation d'une popularité impossible, le pousse à la révolte contre une déception d'autant plus dangereuse (ju'elle a trompé de bons esprits. 52 LA RUSSIE EN 103;». à chaque génération : les artistes sont comme les écrivains; Iciirpclit nombre les fait estimer , mais si leur rareté sert à leur fortune per- sonnelle, elle nuit à leur influence sociale. Il n'y a pas d'avocats dans un pays où il n'y a pas de justice ; où donc trouver cette classe moyenne qui fait la force des États et sans laquelle un peuple n'est qu'un trou- peau conduit par quelques limiers habilement dressés? Je n'ai pas mentionné une espèce d'hommes qui ne doivent être comptés ni parmi les grands ni parmi les petits : ce sont les fils de prêtres ; presque tous deviennent des employés subalternes ; et ce; peuple de commis est la plaie de la Russie ' : il forme une espèce de corps de noblesse obscure très-hostile aux grands seigneurs ; une no- blesse dont l'esprit est anliaristocratique dans la vraie signification politique du mot, et qui en même temps est très-pesante aux serfs : ce sont ces hommes incommodes à l'État, fruits du schisme, lequel permit au prêtre d'avoir une femme, qui commenceront la prochaine révolution de la Russie. Le corps de cette noblesse secondaire se recrute également des ad- ministrateurs, des artistes , des employés de tous genres venus de l'étranger et de leurs enfants anoblis : voyez-vous dans tout cela l'élément d'un peuple vraiment russe, et digne et capable de justifier, d'apprécier la popularité du souverain ? Encore une fois, tout est déception en Russie, et la gracieuse fami- liarité du czar accueillant dans son palais ses serfs et les serfs de ses courtisans n'est qu'une dérision de plus. La peine de mort n'existe pas en ce pays, hors pour crime de haute trahison ; pourtant il est de certains coupables qu'on veut tuer. Or, voici comment on s'y prend pour concilier la douceur des codes avec la férocité traditionnelle des mœurs : quand un criminel est con- damné à plus de cent coups de knout, le bourreau qui sait ce que signifie cet arrêt, tue par humanité le patient au troisième coup en le frappant dans un endroit mortel. Mais la peine de mort est abolie- !... Mentir ainsi à la loi n'est-ce pas faire pis que de proclamer la tyrannie la plus audacieuse? Parmi les six ou sept mille représentant^ de celte fausse nation ' Voir plus loin la leUre datée de Yarowslaw. ' Voyez la brochure de M. Tolstoï intitulée : Coup d'œil sur la législation russe, etc., etc. LÀ RUSSIE EN l')39. 53 russe entassés hier au soir dans le palais de Péterhoff, j'ai vainement, cherché une figure gaie ; on ne rit pas quand on ment. Vous pouvez m'en croire sur ces résultais du gouvernement absohi, car lorsque je suis venu examiner ce pays c'était dans l'espoir d'y trouver un remède contre les maux qui menacent le nôtre. Si vous pensez que je juge la Russie trop sévèrement, n'accusez que l'impres- sion involontaire que je reçois chaque jour des choses et des personnes, et que tout ami de l'humanité en recevrait à ma place s'il s'efforçait de regarder comme je le fais au delà de ce qu'on lui montre. Cet empire, tout immense qu'il est, n'est qu'une prison dont l'em- pereur tient la clef ; et dans cet État, qui ne peut vivre que de con- quêtes, rien n'approche en pleine paix, du malheur des sujets, si ce n'est le malheur du prince. La vie du geôlier m'a toujours paru si sem- blable 5 celle du prisonnier, que je ne puis me lasser d'admirer le pres- tige d'imagination qui fait que l'un de ces deux hommes se croit inlini- ment moins à plaindre que l'autre. L'homme ne connaît ici ni les vraies jouissances sociales des esprits cultivés, ni la liberté absolue et brutale du sauvage, ni l'indépendance d'action du demi-sauvage, du barbare; je ne vois de compensation du malheur de naître sous ce régime que les rêves de l'orgueil et l'es- poir de la domination : c'est à celte passion que j'en reviens chaque fois que je veux analyser la vie morale des habitants de la Russie. Le Russe pense et vit en soldat ! . . . Un soldat, quel que soit son pays , n'est guère citoyen ; il l'est ici moins que partout ailleurs; c'est un prisonnier à vie condamné à garder des prisonniers. Remarquez bien qu'en Russie le mot de prison indique quelque chose de plus que ce qu'il signifle ailleurs. Quand on pense h toutes les cruautés souterraines dérobées à notre pitié par la discipline du silence dans un pays où tout homme fait en naissant l'apprentissage de la discrétion, on frémit. H faut venir ici pour prendre la réserve en haine; tant de prudence révèle une tyrannie secrète, et dont l'image me devient présente en tous lieux. Chaque mouvement de physio- nomie, chaque réticence, chaque inflexion de voix m'apprend le danger de la confiance et du naturel. Il n'est pas jusqu'à l'aspect des maisons qui ne reporte ma pensée vers les douloureuses conditions de l'existence humaine dans ce pays. 54 LA RUSSIE EN lOao. Si je passe le seuil du palais do ijuclque grand seigneur et que j'y voie régner une saleté dégoûtante , mal déguisé sous un luxe non trompeur ; si, pour ainsi dire, je respire la vermine jusque sous le toit de l'opulence, je ne me dis pas : Voici des défauts, et parlant delasin- cérité !.... non, je ne m'arrête point à ce qui frappe mes sens, je vais plus loin, et je me représente aussitôt l'ordure qui doit empester les cachots d'un pays où les hommes opulents ne craignent pas la mal- propreté pour eux-mêmes ; lorsque je souffre de l'humidité de ma chambre, je pense aux malheureux exposés à celle des cachots sous- marins de Kronstadt, de la forteresse de Pétersbourg et de bien d'autres souterrains dont j'ignore jusqu'au nom ; le teint hâve des soldats que je vois passer dans la rue me retrace les rapines des employés chargés de l'approvisionnement de l'armée ; la fraude de ces traîtres rétribués par l'empereur pour nourrir ses gardes, qu'ils affament, est écrite en traits de plomb sur le visage livide des infortunés privés d'une nour- riture saine et même suffisante, par des hommes qui ne pensent qu'à s'enrichir vite, sans craindre de déshonorer le gouvernement qu'ils volent , ni d'encourir la malédiction des esclaves enrégimentés qu'ils tuent ; enfin, à chaque pas que je fais ici, je vois se lever devant moi le fantôme de la Sibérie, et je pense à tout ce que signifie le nom de ce désert politique , de cet abîme de misères , de ce cimetière des vivants; monde des douleurs fabuleuses, terre peuplée de criminels irilàmes et de héros sublimes, colonie sans laquelle cet empire serait incomplet comme un palais sans caves. Tels sont lessombres tableaux qui se présentent à mon imagination au moment où l'on nous vante les rapports touchants du czar avco ses sujets. Non certes, je ne suis point disposé à me laisser éblouir par la popularité impériale; au contraire je le suis à perdre l'amitié des Russes plutôt que la liberté d'esprit dont j'use pour juger leurs ruses et les moyens employés par euxafin de nous tromper et de nous tromper eux-mêmes; mais je crains peu leur colère, car je leur rends la justice de croire qu'au fond du cœur ils jugent leur pays plus sévèrement que je ne le juge, parce qu'ils le connaissent mieux que je ne le connais. En me blûmant tout haut, ils m'absoudront tout bas ; c'est assez pour moi. Un voyageur qui se laisserait endoctriner ici par les gens du pays pourrait parcourir l'empire d'un bouta l'autre et revenir chez lui sans avoir fait autre chose qu'un cours de faradcs : c'est là ce qu'il faut pour plaire à mes hôtes, je le vois; mais à ce prix leur hos- LA RUSSIE EN IC39. 55 hospitalité me coûterait trop cher; j'aime mieux renoncer à leurs éloges que de perdre le véritable, l'unique fruit de mon voyage : l'expérience. Pourvu qu'un étranger se montre niaisement actif, qu'il se lève de bonne heure après s'être couché tard, qu'il ne manque pas un bal après avoir assisté à toutes les manœuvres; en un mot, qu'il s'agite au point de ne pouvoir penser, il est le bienvenu partout, on le juge avec bien- veillance, onle fôte : une foule d'inconnus lui serreront la main chaque foisquel'empereurluiauraparlé, ousouri,eten partant il sera déclaré un voyageur distingué, lime semble voir le bourgeois gentilhomme turlupiné par le mufti de Molière. Les Russes ont fait un mot français excellent pour désigner leur hospitalité politique : en parlant des étrangers, qu'ils aveuglent à force de fètcs : il faut les en//uirlandei\ disent-ils '. Mais qu'il se garde de montrer que le zèle du métier se ralentit en lui ; au premier symptôme de fatigue ou de clairvoyance; à la moindre négligence qui trahirait non pas l'ennui, mais la faculté de s'ennuyer, il verrait se lever contre lui, comme un serpent irrité, l'esprit russe, le plus caustique des esprits^. La moquerie, cette impuissante consolation de l'opprimé, est ici le plaisir du paysan , comme le sarcasme est l'élégance du grand seigneur ; l'ironie et l'imitation sont les seuls talents naturels que j'aie reconnus aux Russes. L'étranger une fois en butte au venin de leur critique ne s'en relèverait pas ; il serait passé aux langues comme un déserteur aux baguettes ; avili, abattu, il finirait par tomber sous les pieds d'une tourbe d'ambitieux, les plus impitoyables, les plus bronzés qu'il y ait au monde. Les ambitieux ont toujours plaisir ù tuer un homme. « ÈtoufTons-le par précaution ; c'en est toujours un de moins : un homme est presque un rival , car il pourrait le devenir. » Ce n'est pas à la cour qu'il faut vivre pour conserver quelque illu- sion sur l'hospitalité orientale pratiquée en Russie. Ici l'hospitalité est comme ces vieux refrains chantés par les peuples, môme après que ' Voyez la conclusion au quatrième volume. ■ ^ Un moyen de flatterie connu, et dont le succès est assure, c'est de se montrer l'hiver aux yeux de l'empereur dans les rues de Pétersbourg sans redingote ou sans pelisse, flatterie héroïque et qui peut coûter la vie à celui qui la met en pratique. Ou conçoit qu'il est facile de déplaire dans un pays oij de telles manières de plaire souV, en usage. 56 I.A RUSSIE EN 1830. laclianson n'a plus doscnspourccux qui la répètent; l'empereur donne le Ion de ce refrain, et les courtisans reprennent en chœur. Les courtisans russes me font l'cfTet de marionnettes dont les ficelles sont trop grosses. Je ne crois pas davantage à la probité du mugic. On m'assure avec emphase qu'il ne déroberait pas une fleur dans les jardins de son c/ar; là-dessus je ne dispute point, je saisies miracles qu'on ob- tient de la peur ; mais ce que je sais aussi, c'est que ce peuple modèle, ce paysan de cour, ne se fait point faute de voler les grands seigneurs SOS rivaux d'un jour, si, trop attendris de sa présence au palais et trop confiants dans les sentiments d'honneur du serf anobli pour un jour , ils cessent un instant de veiller sur les mouvements de ses mains. Hier au bal impérial et populaire du palais de Péterhoff , l'am- bassadeur de Sardaigne a eu sa montre fort adroitement enlevée du gousset, malgré la chaîne de sûreté qui devait la défendre. Bcau- coupde personnesont perdu dans la bagarre leurs mouchoirs et autres objets. On m'a pris à moi une bourse garnie de quelques ducats, et je me suis consolé de cette perte en riant sous cape des éloges prodigués à la probité de ce peuple par ses seigneurs. Ceux-ci savent bien ce que valent leurs belles phrases ; mais je ne suis pas fâché de le savoir aussi bien qu'eux. En voyant toutes leurs finesses inutiles, je cherche les dupes de ces puérils mensonges, et je m'écrie comme Basile: « Qui trompe- t-on ici? tout le monde est dans le secret. » Les Russes ont beau dire et beau faire, tout observateur sincère ne verra chez eux que des Grecs du Bas-Empire formés à la stratégie moderne par les Prussiens du xviii" siècle et par les Français du XIX*. La popularité d'un autocrate me paraît aussi suspecte en Russie, que l'est à mes yeux la bonne foi des hommes qui prêchent en France la démocratie absolue au nom de la liberté : sophismes sanglants!... Détruire la liberté en prêchant le libéralisme, c'est assassiner, caria société vit de vérité; faire de la tyrannie patriarcale, c'est encore assassiner !... J'ai une idée fixe : c'est qu'on peut et qu'on doit régner sur les hommes sans les tromper. Si dans la vie privée le mensonge est une bassesse, dans la vie publique c'est un crime ; tout gouvernement qui I LA RUSSIE EN 1030. 57 ment est un conspirateur plus dangereux que le meurtrier qu'il fait décapiter légalement ; et, malgré l'exemple de certains grands esprits gâtés par un siècle de beaux esprits, le crime , c'est-à-dire le mensonge, est la plus énorme des fautes : en renonçant à la vérité , le génie abdique ; et, par un renversement étrange, c'est alors le maître qui s'humilie devant l'esclave, car l'homme qui trompe est au-dessous de l'homme trompé. Ceci s'applique au gouvernement, à la littérature, comme à la religion. Mon idée sur la possibilité de faire servir la sincérité chrétienne à la politique n'est pas si creuse qu'elle peut le paraître aux habiles , car c'est aussi celle de l'empereur Nicolas , esprit pratique et lucide s'il en est. Je ne crois pas qu'il y ait aujourd'hui sur aucun trône un prince qui déteste autant le mensonge et qui mente aussi peu que ce prince. II s'est fait le champion du pouvoir monarchique en Europe , et vous savez s'il soutient ce rôle avec franchise. On ne le voit pas, comme certain gouvernement, prêcher dans chaque localité une politique différente selon les intérêts purement mercantiles ; loin de là, il favorise partout indistinctement les principes qui s'accordent avec son système : voilà comme il est royaliste absolu. Est-ce ainsi que l'Angleterre est libérale, constitutionnelle et favorable à la phi- lanthropie? L'empereur Nicolas lit tous les jours lui-même d'un bout à l'autre, un journal français, un seul : le Journal des Débats. Il ne par- court les autres que lorsqu'on lui indique quelque article inté- ressant. Soutenir le pouvoir pour sauver l'ordre social, c'est en France le but des meilleurs esprits; c'est aussi la pensée constante du Journal des Débats, pensée défendue avec une supériorité de raison qui explique la considération accordée à cette feuille dansnotre pays comme dans le reste de l'Europe. La France souffre du mal du siècle ; elle en est plus malade qu'aucun autre pays : ce mal, c'est la haine de l'autorité ; le remède consiste donc à forliQer l'autorité, voilà ce que pensent l'empereur à Péters- bourg et le Journal des Débats à Paris. Mais , comme ils ne s'accordent que sur le but, ils sont d'au- tant plus ennemis qu'ils semblent plus rapprochés l'un de l'autre. Le choix des moyens ne divise-t-il pas souvent des esprits réunis 58 LA RUSSIE EN 1039. SOUS la mi^me bannière? On se rencontrait alliés, on se sépare ennemis. La légitimité par droit d'héritage paraît à l'empereur de Russie l'u- nique moyen d'arriver à son but, et en forçant un peu le sens ordi- naire du vieux mot légitimité, sous prétexte qu'il en existe une autre plus sûre, celle de l'élection basée sur les vrais intérêts du pays, le Journal des Débats élève autel contre autel au nom du salut des sociétés. Or, du combat de ces deux légitimités , dont l'une est aveugle comme la nécessité, l'autre flottante comme la passion, il résulte une colère d'autant plus vive que les raisons décisives manquent aux avo- tals des deux systèmes qui se servent des mômes termes pour arriver à des conclusions opposées. Ce qu'il y a de certain parmi tant de doutes , c'est que tout homme qui se retracera l'histoire de Russie depuis l'origine de cet empire, mais surtout depuis l'avènement desRomanoff, ne pourra que s'é- merveiller de voir le prince qui règne aujourd'hui sur ce pays se por- ter le défenseur du dogme monarchique de la légitimité par droit d'héritage, selon le sens que dans sa religion politique la France don- nait autrefois au mot légitimité ; tandis qu'en faisant un retour sur lui-rnème et sur les moyens violents employés par plusieurs de ses ancêtres pour transmettre le pouvoir à leurs successeurs , il appren- drait de la logique des événements à préférer la légitimité du JowrnaZ (les Débats. Je me complais dans lesdigressions; vous le savez depuis longtemps: celle espèce de désordre séduit mon imagination , éprise de tout ce qui ressemble à de la liberté. Je ne m'en corrigerais que s'il fallait chaque fois m'en excuser, et multiplier les précautions oratoires pour varier les. transitions, parce qu'alors la peine passerait le plaisir. Le site de Péterhoff est jusqu'à présent le plus beau tableau naturel que j'aie vu en Russie. Une falaise peu élevée domine la mer qui commence à l'extrémité du parc, environ à un tiers de lieue au-des- sous du palais, lequel est bAti au bord de cette petite falaise coupée presque à pic par la nature. En cet endroit, on y a pratiqué de ma- gniOques rampes ; vous decendcz de terrasse en terrasse jusque dans le parc, où vous trouvez des bosquets, majestueux par l'épaisseur de leur ombre et par leur étendue. Ce parc est orné de jets d'eau et de cascades artificielles, dans le goût de celles de Versailles; et il est assez LA RUSSIE EN 1339. 50 varié pour un janlin dessiné à la manière de Lcnolre. Il s'y trouve certains points élevés, certaines fabriques d'où l'on découvre la mer, les côtes de la Finlande, puis l'arsenal de la marine russe, l'île de Kronstadt avec ses remparts de granit à llcur d'eau, et plus loin, à neuf lieues vers la droite , Pétersbourg la blanche ville, qui de loin paraît gaie et brillante, et qui, avec ses amas de palais aux toits peints, ses îles, ses temples aux colonnes pl;\trées, ses forèls de clochers semblables à des minarets , ressemble vers le soir à une forêt de sapins dont les pyramides argentées seraient illuminées par un incendie. Du milieu de cette forêt coupée par des bras de rivière, on voit déboucher, ou du moins on devine les divers lits de la Neva, laquelle se divise près du golfe et vient finir à la mer dans toute la majesté d'un grand fleuve dont la magnifique embouchure lait oublier qu'il n'a que dix-huit lieues de cours. Encore une apparence ! on dirait qu'ici la nature est d'accord avec les hommes pour entourer d'illusions le voyageur ébloui. Ce paysage est plat, froid, mais grandiose, et sa tristesse impose. La végétation ne répand que peu de variété dans les sites de l'Ingrie ; celle des jardins est toute factice, celle de la campagne con- siste en quelques bouquets de bouleaux , d'un vert triste , et en des allées du même arbre , plantées comme limites entre des prés marécageux, des bois noueux et malingres et des champs cultivés où le froment ne vient pas ; car qu'est-ce qui vient sous le soixantième degré de latitude ? Quand je pense à tous les obstacles que l'homme a vaincus ici pour y vivre en société, pour bâtir une ville et loger plus qu'un roi, dans des repaires d'ours et de loups, comme on disait à Catherine, et pour l'y maintenir avec la magnificence convenable à la vanité des grands princes et des grands peuples, je ne vois pas une laitue , pas une rose, sans être tenté de crier au miracle. Si Pétersbourg est une Laponie badigeonnée, PéterhoCf est le palais d'Armide sous verre. Je ne me crois pas en plein air quand je vois tant de choses pompeuses , déli- cates, brillantes, et que je pense qu'à quelques degrés plus haut l'année se divise en deux jours et deux crépuscules de trois mois chacun. C'est alors surtout que je ne puis m'empêcher d'admirer ! . . J'admire le triomphe de la volonté humaine partout où je le re- connais, ce qui ne m'oblige pas d'admirer bien souvent. 60 LA RISSIE EN 1039. Oïl fait une lieue en voiture dans le parc impérial de PéterhofTsans passer deux fois par la niùme allée ; or, ligurez-vous ce [)arc tout de feu. Dans ce pays glacial et privé de vive lumière, les illuminations sont un incendie ; on dirait que la nuit doit consoler du jour. Les arbres disparaissent sous une décoration de diamants ; dans chaque allée il y a autant de lampions que de feuilles : c'est l'Asie, non l'Asie réelle , l'Asie moderne , mais la fabuleuse Bagdad des Mille et une Nui(s, ou la plus fabuleuse Babylone de Sémiramis. On dit que, le jour de la fête de l'impératrice, six mille voitures, trente mille piétons et une innombrable quantité de barques sortent de Pétersbourg pour venir former des campements autour de Pé- terlioiï. C'est le seul jour et le seul lieu où j'aie vu de la foule en Russie. Vn bivac bourgeois dans un pays tout militaire est une rareté. Ce n'est pas que l'armée manque à la fête, une partie de la garde du corps des cadets est également', cantonnée autour de la résidence sou- veraine ; et tout ce monde, officiers, soldats, marchands, serfs, maîtres, seigneurs , errent ensemble dans des bois d'où la nuit est chassée par deux cent cinquante mille lampions. On m'a dit ce chiffre, je vous le répète au hasard ; car pour moi deux cent mille ou deux millions c'est tout un ; je n'ai pas de mesure dans l'œil : mais ce que je sais, c'est que cette masse de feu jette une lumière artificielle dont n'approche pas la clarté naturelle du jour du Nord. En Russie l'empereur fait pâlir le soleil. A cette époque de l'été les nuits recommencent, elles allongent rapidement, et sans l'illumi- nation il aurait fait noir pendant quelques heures sous les grandes allées du parc de Péterhoff. On dit encore qu'en trente-cinq minutes tous les lampions du parc sont allumés par dix-huit cents hommes ; la partie des illuminations qui fait face au château s'éclaire en cinq minutes. Elle comprend entre autres un canal qui correspond au principal balcon du palais, et s'enfonce en ligne droite dans le parc vers la mer, à une grande dis- lance. Cette perspective est d'un effet magique , la nappe d'eau du canal est tellement bordée de lumières, elle reflète des clartés si vives, qu'on la prend pour du feu. L'Arioste aurait peut-être l'imagination assez brillante pour vous peindre tant de merveilles dans la langue des fées ; il y a du goût et de la fantaisie dans l'usage qu'on a fait ici de cette prodigieuse masse de lumière : on a donné à divers groupes de lampions, heureusement dispersés, des formes originales : ce sont des LA RUSSIE EN 1039. 61 fleurs grandes comme des arbres, des soleils, des vases, des berceaux de pampres imitant les pergole^ italiennes, des obélisques , dos co- lonnes, des murailles ciselées à la manière moresque ; enfin tout un monde fantastique vous passe sous les yeux sans que rien fixe vos regards, car les merveilles se succèdent avec une inexprimable rapi- dité. Vous êtes distrait d'une fortification de feu par des draperies , par des dentelles de pierres précieuses ; tout brille, tout brûle, tout est de flamme et de diamant, on craint que ce magnifique spectacle ne finisse par un las de cendres comme un incendie. Mais ce qu'il y a de plus étonnant vu du palais , c'est toujours le grand canal, qui ressemble à une lave immobile dans une forêt em- brasée. A l'extrémité de ce canal s'élève , sur une énorme pyramide de feux de couleur (elle a, je crois, soixante et dix pieds de liant ) , lo chiffre de l'impératrice , qui brille d'un blanc éclatant au-dessus de toutes les lumières rouges, vertes et bleues qui l'environnent : on dirait d'une aigrette de diamants entourée de pierres de couleur. Tout cela est sur une si grande échelle que vous doutez de ce que vous voyez. De tels efforts pour une fête annuelle, c'est impossible, dites-vous; ce que je vois est trop grand pour être réel , c'est le rêve d'un géant amoureux raconté par un poëte fou. • Il y a quelque chose d'aussi prodigieux que la fête elle-même , ce sont les épisodes auxquels elle donne lieu. Pendant deux ou trois nuits toute cette foule, dont je vous ai parlé , campe autour du village et se disperse à une assez grande distance du château. Beaucoup de femmes couchent dans leur voiture, des paysannes dorment dans leurs charrettes; tous ces équipages, renfermés par centaines dans des enclos de planches , forment des champs très-amusants à parcourir et qui seraient dignes d'être reproduits par quelque artiste spirituel. Le Russe a le génie du pittoresque ; et les villes d'un jour qu'il im- provise pourses fêtes sont bien plus amusantes, elles ont un caractère bien plus national que les véritables villes bâties en Russie par des étrangers. A Péterhoff , chevaux , maîtres et cochers, tout est réuni dans des enceintes de bois; ces bivacs sont indispensables, car il n'y a dans le village qu'un petit nombre de maisons passablement sales, dont les chambres se payent deux cents et jusqu'à cinq cents roubles par nuit : le rouble de papier équivaut à vingt-trois sous de France. ' Treilles. 62 LA UrSSlE EN 1839. Ce qui accroît mon malaise depuis que je vis parmi les Russes, c'est que tout me révèle la valeur réelle de ce peuple opprimé. L'idée de ce qu'il pourrait faire, s'il était libre, exaspère la colère que je ressens, en voyant ce qu'il fait aujourd'hui. Les ambassadeurs avec leur famille et leur suite , ainsi que le» étrangers présentés, sont logés et hébergés aux frais de l'empereur'; on réserve à cet effet un vaste et charmant édifice en forme de pavillon carré, appelé le palais anglais. Cette habitation est située à un quart «le lieue du palais impérial, à l'extrémité du village, dans un beau parc dessiné à l'anglaise et qui paraît naturel, tant il est pittoresque. L'abondance et la beautédcs eaux, le mouvement du terrain , choses rares dans les environs de Pétersbourg, rendent ce jardin agriable. Cette année le nombre des étrangers étant plus grand que de coutume, ils n'ont pu trouver place dans le palais anglais , qu'on a été forcé de réserver aux charges et aux personnes invitées d'ollice; je n'y ai donc point couché, mais j'y dîne tous les jours, avec le corps diplomatique et sept à huit cents personnes, à une table parfaitement bien servie. Voilà, certes , une magnifique hospitalité !.... Lorsqu'on loge au vil- lage, il faut faire mettre ses chevaux et s'habiller en uniforme pour aller dîner à cette table présidée par un des grands olïîciers de l'em- pire. Pour la nuit le directeur général des théâtres de la cour a mis à ma disposition deux loges d'acleurs dans la salle de spectacle de Péterhoff, et ce logement m'est envié par tout le monde. Je n'y manque de rien, si ce n'est d'un lit. Heureusement que j'ai apporté mon petit lit de fer de Pétersbourg. C'est un objet de première nécessité pour un Eu- ropéen qui voyage en Russie, et qui ne veut pas s'accoutumer à passer la nuit roulé dans un tapis sur un banc ou sur un escalier. On se iTiiiiiit ici de son lit comme on porte son manteau en Espagne!... A défaut de paille, chose rare dans un pays où le blé ne vient pas, mon matelas se remplit de foin ; on en trouve à peu près partout. Si l'on ne veut pas se charger d'un lit, il faut au moins porter avec soi la toile d'une paillasse. C'est ce que je fais pour mon valet de chambre qui n'est pas plus que moi résigné à dormir à la russe. Même je me passerais de lit encore plus facilement que lui, puisque j'ai em- ployé près de deux nuits à vous écrire ce que vous lisez. Les bivacs d'amateurs sont ce qu'il y a de plus pittoresque à Péter- hoff, car dans les campements des soldats on retrouve l'uniformité mi- LA RUSSIE EN 1039. 63 litaire. Les uhlans blvaquent an milieu d'une prairie , autour d'un étang, aux environs du palais , et près de là est aussi campé le régi- ment des gardes à cheval de l'impératrice sans compter les Circas- siens casernes à l'une des extrémités du village; enfin les cadets sont en partie distribués dans les maisons, en partie parqués militairement dans un champ. Dans tout autre pays, un si grand rassemblement d'hommes pro- duirait un mouvement, un tumulte étourdissant. En Russie tout se passe avec gravité , tout prend le caractère d'une cérémonie ; là le silence est de rigueur; à voir tous ces jeunes gens réunis là pour leur plaisir, ou pour celui des autres, n'osant ni rire, ni chanter, ni se que- reller, ni jouer, ni danser, ni courir, on dirait d'une troupe de pri- sonniers près de partir pour le lieu de leur destination. Encore un souvenir de la Sibérie !... Ce qui manque à tout ce que je vois ici, ce n'est assurément ni la grandeur ni la magnificence, ni môme le goût et l'élégance : c'est la gaieté ; la gaieté ne se commande pas ; au con- traire, le commandement la fait fuir, comme le cordeau et le niveau détruisent les tableaux pittoresques. Je n'ai rien vu en Russie qui ne fût symétrique, qui n'eût l'air ordonné, ce qui donnerait du prix à l'ordre, la variété, d'où naît l'harmonie, est inconnu ici. Les soldats au bivac sont soumis à une discipline plus sévère qu'à la caserne : tant de rigidité en pleine paix, en plein champ et un jour de fête, me rappelle le mot du grand-duc Constantin sur la guerre. «Je n'aime pas la guerre, disait-il; elle gâte les soldats, salit les habits et détruit la discipline. » Ce prince ne disait pas tout ; il avait un autre motif pour ne pas aimer la guerre. C'est ce qu'a prouvé sa conduite en Pologne. Le jour du bal et de l'illumination, à sept heures du soir, on se rend au palais impérial. Les personnes de la cour , le corps diplomatique , les étrangers invités et les soi-disant gens du peuple admis à la fête , sont introduits pêle-mêle dans les grands appartements. Pour les hommes, excepté les mugics en habit national, et les marchands qui portent le cafetan, le tabarro, manteau vénitien par-dessus l'uniforme, est de rigueur , parce que cette fête s'appelle un bal masqué. Vous attendez là pendant assez longtemps, pressé par la foule, l'ap- parition de l'empereur et de la famille impériale. Dès que le maître , ce soleil du palais, commence à poindre, l'espace s'ouvre devant lui; suivi de son noble cortège, il traverse librement et sans même être ef- Ci lA lUSSIE EN >np.9. fleuré par la foule, des salles où l'instant d'auparavant on n'aurait pas cru pouvoir laisser pénétrer une seule personne de plus. Aussitôt que sa majesté a disparu, le Ilot des paysans se referme derrière elle. C'est toujours l'elTet du sillage après le passage d'un vaisseau. La noble figure de Nicolas, dont la tète domine toutes les tètes , imprime le respect à cette mer agitée, c'est le Neptune de Virgile ; on ne saurait être plus empereur qu'il ne l'est. Il danse pendant deux ou trois heures de suite des polonaises avec des dames de sa famille et de sa cour. Cette danse était autrefois une marche cadencée et cérémo- nieuse : aujourd'hui, c'est tout bonnement une promenade au son des instruments. L'empereur et son cortège serpentent d'une manière surprenante au milieu de la foule, qui, sans prévoir la direction qu'il va prendre, se sépare cependant toujours à temps pour ne pas gêner la marche du souverain. L'empereur parle à quelques hommes à barbes, habillés à la russe, c'est-à-dire vêtus de la robe persane , et vers dix heures , à la nuit close, l'illumination commence. Je vous ai déjà dit la promptitude magique avec laquelle on voit s'allumer des milliers de lampions : c'est une vraie féerie. On m'avait assuré qu'ordinairement plusieurs vaisseaux de la ma- rine impériale s'approchent du rivage à ce moment de la fête , et ré- pondent à la musique de terre par des salves d'artillerie lointaines. Hier, le mauvais temps nous priva de ce magniOque épisode de la fête. Je dois cependant ajouter qu'un Français, depuis longtemps établi dans ce pays, m'a raconté que tous les ans il survient quelque chose qui fait manquer l'illumination des navires. Choisissez entre le dire des habitants et l'assertion des étrangers. Nous avons cru pendant une grande partie du jour que l'illumina- tion n'aurait pas lieu. Vers les trois heures, comme nous étions à dîner au palais anglais, un grain est venu fondre sur PéterhofT : les arbres du parc s'agitaient violemment, leurs cimes se tordaient dans les airs, leurs branches rasaient le sol, et tandis que nous considérions ce spec- tacle, nous étions loin de penser que les sœurs, les mères, les amis d'une foule de personnes assises tranquillement à la même table que nous, périssaient sur l'eau par ce même coup de vent dont nous ob- servions froidement les effets. Notre curiosité insouciante approchait de la gaieté , tandis qu'un grand nombre de barques parties de Pé- tersbourg pour se rendre à Péterhoff, chaviraient au milieu du golfe. LA RUSSIE EN 1039. 65 Aujourd'hui on avoue deux cents personnes noyées, d'autres disent quinze cents, deux mille : nul ne saura la vérité , et les journaux ne parleront pas du malheur , ce serait aflliger l'impératrice et accuser l'empereur. Le secret des désastres du jour a été gardé pendant toute la soirée; rien n'a transpiré qu'après la fête : et ce matin la cour n'en paraît ni plus ni moins triste ; là l'étiquette veut avant tout que personne ne parle de ce qui occupe la pensée de tous; même hors du palais, les conGdences ne se font qu'à demi-mot, en passant et bien bas. La tris- tesse habituelle de la vie des hommes en ce pays vient de ce qu'elle est comptée pour rien par eux-mêmes ; chacun sent que son existence tient à un fil et chacun prend là-dessus son parti , pour ainsi dire, de naissance. Tous les ans, des accidents semblables, quoique moins nombreux , attristent les fêtes de Péterhoff qui se changeraient en un deuil im- posant, en une pompe funèbre, si d'autres que moi venaient à penser à tout ce que coûte cette magnificence ; mais ici je suis seul à ré- fléchir. Depuis hier les esprits superstitieux ont recueilli plus d'un triste pronostic : le temps qui avait été beau pendant trois semaines n'a changé que le jour de la fête de l'impératrice ; le chiffre de cette princesse ne voulait pas s'allumer : l'homme chargé de cette partie essentielle de l'illumination monte au sommet de la pyramide et se met à l'œuvre ; mais le vent éteint ses lampions à mesure qu'il les allume. Il remonte à plusieurs reprises; enfin le pied lui manque , il tombe d'une hauteur de soixante et dix pieds et se tue sur la place. On l'emporte : le chiffre reste à demi effacé !,.. L'effrayante maigreur de l'impératrice, son air languissant, son re- gard terne rendent ces présages plus sinistres. La vie qu'elle mène lui devient mortelle : des fêtes, des bals tous les soirs! il faut s'amuser ici incessamment sous peine d'y mourir d'ennui. Pour l'impératrice et pour les courtisans zélés le spectacle des revues , des parades commence de bonne heure le matin ; elles sont toujours suivies de quelques réceptions; l'impératrice rentre dans son intérieur pour un quart d'heure, puis elle va se promener en voiture pendant deux heures; ensuite elle prend un bain avant de ressortira cheval ; rentrée chez elle une seconde fois , elle reçoit encore : enfin elle va visiter quelques établissements utiles qu'elle dirige ou quelque GG LA RUSSIE EN 1039. au pays une tranquillité qui paraît surnaturelle; on se croit dans les thamps Kljsécs de Vir£?ile au milieu des ombres heureuses. La vue de la nier Baltique, niala;ré ses orages et ses écucils, m'inspire la sécu- rité. Los eaux des i,M)ires, les plus dangereuses de toutes, ne font pas sur l'imagination l'impression d'une étendue sans bornes; c'est l'idée derinfiniqui épouvante l'homme arrêté au bord du grand Océan. Le tintement de la clochette des troupeaux se confond sur le port de Travemunde avec le glas de la cloche des bateaux à vapeur. Cette apparition momentanée de l'industrie moderne au milieu d'une con- trée où la vie pastorale est encore celle d'une grande partie de la po- pulation, me paraît poétique sans être étourdissante. Ce lieu inspire un repos salutaire ; c'est un refuge contre les envahissements du siècle, et pourtant c'est une plaine ouverte, douce à voir, facile à parcourir ; mais on s'y sent dans la solitude, comme si l'on était au milieu d'une île d'un abord difficile, et où l'homme ne pourrait défi- gurer la nature. Sous ces latitudes, le repos est inévitable ; l'esprit sommeille, et le temps ploie ses ailes. Les populations du Holstein et du Mecklembourg ont une beauté calme qui s'accorde avec l'aspect doux et paisible de leur pays, et avec le froid du climat. Le rose des visages, l'égalité du terrain, la mo- notonie des habitudes, l'uniformité des paysages, tout est en har- monie. Les fatigues de la pèche, pendant l'hiver, quand les hommes vont chercher la mer libre à travers une bordure de trois lieues de glaçons, coupés de crevasses, et périlleux à franchir, donnent seules une sorte de mouvement poétique à une vie d'ailleurs bien ennuyeuse. Sans rette rampagrie d'lii\er, les habitants du rivage languiraient au coin de leurs poêles sous leurs pelisses de peau de mouton retournées. L'af- lluence des baigneurs sur cette belle plage sert aux paysans de la rive à gagner, pendant l'été, de quoi suHlre à leurs premiers besoins pour tout le reste de l'année, sans s'exposer à tant de périls et de fatigues ; mais où il n'y a que le nécessaire, il n'y a rien. Parmi les hommes de Travemunde, la pèche d'hiver représente le superflu ; les dangers gratuits qu'ils affrontent pendant cette rude saison servent à leur élé- gance ; c'est pour une bagne à son doigt, pour des boucles à ses oreilles, pour une chaîne d'or au cou de sa maîtresse, pour une cravate de soie éclatante ; c'est pour briller enfin, et pour faire briller ce qu'il aime, ce n'est pas pour manger qu'un pécheur de Travemunde EA RCSSIE EN 1C3'J. 67 lutte, au péril de ses jours, contre les flots et les glaces; il n'affron- terait pas cet inutile danger s'il n'était une créature supérieure à la brute, car le besoin du luxe tient à la noblesse de notre nature, et ne peut être dompté que par un sentiment encore plus noble. Ce pays me plaît, malgré son aspect uniforme. La végétation y est belle. Au 5 juillet, la verdure me paraît fraîche et nouvelle; les se- ringats des jardins commencent à peine à fleurir. Le soleil , sous ces climats paresseux, se lève tard, en grand seigneur, et se montre pour peu de temps ; le printemps n'arrive qu'au mois de juin, quand l'été va s'en aller ; mais si l'été y est court, les jours y sont longs. Lt puis il règne une sorte de sérénité sublime dans un paysage où le sol hori- zontal est à peine visible et où le ciel tient la plus grande place : en contemplant celte terre basse comme la mer qu'à peine elle arrête, cette terre unie et qui ne s'est jamais ressentie des commotions du globe, terre à l'abri des révolutions de la nature comme des troubles de la société, on admire, on s'attendrit, comme on adore un front virginal. Je trouve ici le charme d'une idylle qui me reposerait du dévergondage dramatique de nos romans et de nos comédies. Ce n'est pas pittoresque, mais c'est champêtre et différent de tout ; car ce D'est pas le champêtre et le pastoral des autres beaux lieux de l'Europe. Le crépuscule de dix heures me rend la promenade du soir déli- cieuse; il règne dans l'air à ce moment un silence solennel ; c'est la suspension de la vie, rien ne parle aux sens, ils sont pour ainsi dire hors d'atteinte; mes regards, perdus dans la contemplation des pâles astres du Nord, s'enfoncent loin de la terre, ou plutôt ils s'arrêtent, ils renoncent, et mon esprit, dans le vague espace où il plane, échappe aux régions inférieures pour s'élancer librement jusqu'au delà du ciel >isible. 3Iaispour éprouver le charme de ces illusions, il faut venir de loin. La nature n'a tout son prix qu'aux yeux des étrangers civilisés; les rustiques indigènes ne jouissent pas comme nous du monde qui les environne : un des plus grands bienfaits de la société, c'est qu'elle révèle aux habitants des villes toutes les beautés des champs ; c'est la civilisation qui m'apprend à me plaire dans ces contrées destinées par la nature à nous conserver l'image de la vie primitive. Je fuis les sa- lons, les conversations, les bonnes auberges, les routes faciles, enfin tout ce qui pique la curiosité, tout ce qui excite l'admiration des (>8 LA RUSSIE EX 1030. familles de la cour , était franche , et en cela elle diiïérait de celle des personnes de service au palais. La mère se mit tout d'abord en rapport avec moi , son ton était d'une facilité de bon goût qui révélait la grande dame. Je reconnus là ce que j'avais déjà remarqué ailleurs, c'est que lorsque les femmes russes sont naturelles, ce n'est ni la douceur ni l'indulgence qui dominent dans leur conversation. Elle me nomma toutes les personnes que nous voyions passer devant nous; car , dans cette promenade magique , les lignes se croisent souvent ; une moitié de ces voitures suit une allée tandis que l'autre moitié longe en sens opposé l'allée voisine séparée par une charmille percée de larges ouvertures en forme d'arcades. Le royal cortège se passe ainsi en revue lui-même. Si je ne craignais de vous fatiguer , et surtout de vous inspirer quelque défiance en épuisant les formules d'admiration, je vous dirais que je n'ai rien vu d'aussi étonnant que ces portiques de lampions parcourus dans un silence solennel par toutes les voitures de la cour, au milieu d'un parc inondé d'une foule aussi épaisse dans les jardins que l'était l'instant d'auparavant celle des paysans dans les salles du palais. Nous nous sommes promenés ainsi , pendant une heure , à travers des bosquets enchantés ; et nous avons fait le tour d'un lac qu'on appelle Marly ; il est à l'extrémité du parc de Péterhoff. Versailles et toutes les magiques créations de Louis XIV furent présents à la pensée des princes de l'Europe pendant plus de cent ans. C'est à ce lac de 3Iarly que les illuminations m'ont paru le plus extraordinaires. A l'extrémité de la pièce d'eau , j'allais dire de la pièce d'or, tant cette eau est lumineuse et brillante , s'élève une maison qui servit d'habi- tation à Pierre le Grand : elle était illuminée comme le reste. Ce qui m'a le plus frappé , c'est la teinte de l'eau où se reflétait le feu des milliers de lampions allumés autour de ce lac de feu. L'eau et les arbres ajoutent singulièrement à l'eCTet des illuminations. En tra- versant le parc nous avons passé devant des grottes où la lumière allumée dans l'intérieur se faisait jour au dehors à tra' ers une nappe d'eau qui tombait devant l'ouverture de la brillante caverne : le mou- vement de la cascade roulant par-dessus ce feu était d'un effet merveilleux. Le palais impérial domine toutes ces magnifiques chutes d'eau et l'on dirait qu'il en est la source : lui seul n'est point illu- miné ; il est blanc , mais il devient brillant par l'immense faisceau de lumières qui montent vers lui de toutes les parties du parc et se LA RUSSIE EN 1839. 69 reflètent sur ses murailles. Les teintes des pierres et la verdure des arbres sont changées par les rayons d'un jour aussi éclatant que celui du soleil. Ce seul spectacle mériterait une promenade à Pétcrhoiï. Si jamais je retournais à cette fête , je me bornerais à parcourir à pied les jardins. Cette promenade est sans contredit ce qu'il y a de plus beau à la fête de l'impératrice. Mais, encore une fois, la magie n'est pas de la gaieté : personne ici ne rit , ne chante , ne danse ; on parle bas , on s'amuse avec précaution , il semble que les sujets russes rompus à la politesse, respectent jusqu'à leur plaisir. En6n la liberté manque à Péterhoff comme partout ailleurs. J'ai gagné ma chambre , c'est-à-dire ma loge , à minuit et demi. Dès la nuit , la retraite des curieux a commencé et pendant que ce torrent défilait sous mes fenêtres , je me suis mis à vous écrire ; aussi bien le sommeil eût été impossible au milieu d'un tel tumulte. En Russie , les chevaux seuls ont la permission de faire du bruit. C'était un flot de voitures de toutes formes , de toutes grandeurs , de toutes sortes , défilant sur quatre rangs à travers un peuple de femmes » d'enfants et de mugics à pied ; c'était la vie naturelle qui recom- mençait après la contrainte d'une fête royale. On eût dit d'une troupe de prisonniers délivrés de leurs chaînes. Le peuple du grand chemin n'était plus la foule disciplinée du parc. Cette tourbe redevenue sau- vage et se précipitant vers Pétersbourg avec une violence et une rapi- dité effrayantes, me rappelait les descriptions de la retraite de Moscou; plusieurs chevaux tombés morts sur la route ajoutaient à l'illusion. A peine avais-je eu le temps de me déshabiller et de me jeter sur mon lit , qu'il fallut me remettre sur pied pour courir vers le palais afin d'assister à la revue du corps des cadets que l'empereur devait passer lui-même. Ma surprise fut grande de retrouver déjà toute la cour debout et à l'œuvre ; les femmes étaient parées en fraîches toilettes du matin , les hommes revêtus des habits de leur charge ; tout le monde atten- dait l'empereur au lieu du rendez-vous. Le désir de se montrer zélé animait cette foule brodée, chacun était allègre comme si les magni- ficences et les fatigues de la nuit n'avaient pesé que sur moi. Je rougis de ma paresse , et je sentis que je n'étais pas né pour faire un bon courtisan russe. La chaîne a beau êtr-e dorée, elle ne m'en paraît pas plus légère. 70 LA RUSSIE EN 1830. Je n'eus que le temps de percer la foule avant l'arrivée de l'impé- ratrice , et je n'avais pas encore atteint ma place, que l'empereur parcourait déjà les rangs de ses ofliciers enfants , tandis que l'impé- ratrice, si fatiguée la veille, l'attendait dans une calèche au milieu de la place. Je souffrais pour elle : cependant l'abattement qui m'avait frappé la veille avait disparu. Ma pitié se concentra donc sur moi- raème qui me sentais harassé pour tout le monde, et qui voyais avec envie les plus vieilles gens de la cour porter légèrement le fardeau qui m'accablait. L'ambition est ici la condition de la vie ; sans cette dose d'activité factice , on serait toujours morne et triste. La voix de l'empereur commandait l'exercice aux élèves ; après quelques manœuvres parfaitement exécutées , sa majesté parut sa- tisfaite : elle prit par la main un des plus jeunes cadets qu'elle venait de faire sortir des rangs , le mena elle-même à l'impératrice à la- quelle elle le présenta , puis élevant cet enfant dans ses bras à la hauteur de sa tète, c'est-à-dire au-dessus de la tète de tout le monde, elle l'embrassa publiquement. Quel intérêt l'empereur avait-il à se montrer si débonnaire ce jour-là en public? c'est ce que personne n'a pu ou n'a voulu me dire. Je demandai aux gens qui m'entouraient quel était le bienheureux père de ce cadet modèle, comblé de la faveur du souverain. Nul ne satisfit ma curiosité ; en Russie on fait mystère de tout. Après cette parade sentimentale , l'empereur et l'impératrice retournèrent au palais de Péterhoff, où ils reçurent dans les grands appartements tous ceux qui voulurent leur faire leur cour, puis vers onze heures ils parurent sur l'un des balcons du palais devant lequel les soldats de la garde circassienne se mirent à faire des exercices pittoresques sur leurs magnifiques chevaux de l'Asie. La beauté de cette troupe superbement costumée contribue au luxe militaire d'une cour qui , malgré ses efforts et ses prétentions , est toujours et sera longtemps encore plus orientale qu'européenne. Vers midi, sentant s'épuiser ma curiosité , n'ayant pas pour suppléer à ma force naturelle le ressort tout-puissant de cette ambition de cour qui fait ici tant de miracles, je suis retourné à mon lit, d'oîije viens de sortir pour achever ce récit. Je compte passer ici le reste du jour à laisser la foule s'écouler ; d'ailleurs , je suis retenu à Péterhoff par l'espoir d'un plaisir auquel j'attache beaucoup de prix. LA RUSSIE EN 1039. 71 Demain, si j'en ai le temps, je vous conterai le succès de mes in- trigues. LETTRE XVI. P.'tersl)ourn:, rc 27jnilk-l 1039. J'avais instamment prié madame *** de me faire voir \e cottage * de l'empereur et de l'impératrice. C'est une petite maison bAtie par eux, au milieu du magnifique parc de Péterhoff, dans le nouveau style gothique à la mode en Angleterre. « Rien n'est plus difficile , m'avait répondu madame *** , que d'entrer au cottage pendant le séjour qu'y font leurs majestés ; rien ne serait plus facile en leur absence. Cependant j'essayerai.» J'avais prolongé mon séjour à Péterhoff, attendant avec impa- tience, mais sans beaucoup d'espoir, la réponse de madame ***. Enfin , hier matin , de bonne heure , je reçois d'elle un polit mot •ainsi conçu : «Venez chez moi à onze heures moins un quart. On m'a permis , par faveur très-particulière , de vous montrer le cottage à l'heure où l'empereur et l'impératrice vont se promener ensemble , c'est-à-dire à onze heures précises. Vous connaissez leur exactitude. » Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Madame **' habite un fort joli château bâti dans un coin du parc. Elle suit partout l'impé- ratrice , mais elle loge autant que possible dans des maisons séparées, quoique très-voisines des diverses résidences impériales. J'étais chez elle à dix heures et demie. A onze heures moins un quart nous mon- tons dans une voiture à quatre chevaux , nous traversons le parc rapidement , et à onze heures moins quelques minutes nous arrivons à la porte du cottage. C'est exactement, comme je viens de vous le dire, une maison an- glaise entourée de fleurs et ombragée d'arbres ; elle est bâtie sur le modèle des plus jolies habitations qu'on voit près de Londres , à Twickenham , au bord de la Tamise. A peine avions-nous traversé ' Chaumière anglaise. i'2 LA RUSSIE EN 1839. un vestibule assez petit, élevé de quelques marches, et nous étions- nous arrêtés quelques instants à examiner un salon dont l'ameu- Mement nie semblait un peu trop recherché pour l'ensemble de la maison , qu'un valet de chambre en frac vint chuchoter quelques mots à l'oreille de madame **', qui me parut surprise. « Qu'y a-t-il? lui dis-je quand l'homme fut sorti. — » C'est l'impératrice qui rentre. — » Quelle trahison, m'écriai-je, je n'aurai le temps de rien voir ! — » Peut-être ; sortez par cette terrasse , descendez au jardin et allez m'attendre à l'entrée de la maison. » J'étais là depuis deux minutes à peine lorsque je vis venir à moi l'impératrice toute seule, qui descendait rapidement les degrés du perron. Sa taille élevée et svelte a une grâce singulière, sa démarche est vive, légère et pourtant noble; elle a certains mouvements des bras et des mains, certaines attitudes, certain tour de tête qu'on ne peut oublier. Elle était vêtue de blanc; son visage, entouré d'une capote blanche, paraissait reposé ; ses yeux avaient l'expression de la mélancolie , de la douceur et du calme; un voile relevé avec grâce encadrait son visage; une écharpe transparente se drapait autour de ses épaules, et complétait le costume du malin le plus élégant. Jamais elle ne m'avait paru si à son avantage : à cet aspect les sinistres présages du bal se dissipèrent entièrement, l'impératrice me parut ressuscitée, et j'éprouvai l'espèce de sécurité qui renaît avec le jour après une nuit agitée. Il faut, pensai-je, que sa majesté soit plus forte que moi , pour avoir supporté la fête d'avant-hier , la revue et le cercle d'hier, et pour se lever aujourd'hui brillante comme je la vois. « J'ai abrégé ma promenade , me dit-elle , parce que je savais que vous étiez ici. — » Ah ! madame , j'étais loin de m'attendre à tant de bonté. — » Je n'avais rien dit de mon projet à madame***, qui vient de me gronder d'être venue vous surprendre ; elle prétend que je vous dérange dans votre examen. Vous comptez donc ici deviner nos secrets ? — » Je le voudrais bien, madame ; on ne peut que gagner à péné- trer la pensée de personnes qui savent si bien choisir entre le faste et l'élégance. — » Le séjour de Péterhoff m'est insupportable, et c'est pour me LA RUSSIE EN 1839. 73 reposer les yeux de cette dorure massive que j'ai demandé une chau- mière à l'empereur. Je n'ai jamais été si heureuse que dans cette maison ; mais maintenant que voilà une de mes filles mariées, et que mes fils font leurs études ailleurs, elle est devenue trop grande pour nous. » Je souris sans répondre ; j'étais sous le charme : il me parut que cette femme, si différente de celle en l'honneur de qui s'était donnée la somptueuse fête de la veille, devait avoir partagé toutes mes impres- sions; elle a senti comme moi, me disais-je, la fatigue, le vide, l'éclat menteur de cette magnificence commandée, et maintenant elle sent aussi qu'elle est digne de quelque chose de mieux. Je comparais les fleurs du cottage aux lustres du palais, le soleil d'une belle matinée aux feux d'une nuit de cérémonies, le silence d'une délicieuse retraite au tumulte de la foule dans un palais, la fête de la nature à la fête de la cour, la femme à l'impératrice, et j'étais enchanté du bon goût et de l'esprit avec lesquels cette princesse avait su fuir les ennuis de la représenta- tion, pour s'entourer de tout ce qui fait le charme de la vie privée. C'était une féerie nouvelle dont le prestige captivait mon imagination, bien plus que la magie du pouvoir et des grandeurs. « Je ne veux pas donner raison à madame **% reprit l'impératrice. Vous allez voir le cottage en détail, et c'est mon fils qui vous le mon- trera. Pendant ce temps-là j'irai visiter mes fleurs, et je vous retrou- verai avant de vous laisser partir. » Tel fut l'accueil que je reçus de cette femme qui passe pour hau- taine non-seulement en Europe, où on ne la connaît guère, mais en Russie où on la voit de près. Dans ce même moment , le grand-duc héritier vint rejoindre sa mère : il était avec madame *** et avec la fille aînée de cette dame, jeune personne âgée d'environ quatorze ans, fraîche comme une rose, et jolie comme on l'était en France du temps de Boucher. Cette jeune personne est le vivant modèle d'un des plus agréables portraits de ce peintre, à la poudre près. J'attendais que l'impératrice me donnât mon congé ; on se mit à se promener en allant et venant devant la maison, mais sans s'éloigner de l'entrée devant laquelle nous nous étions arrêtés d'abord. L'impératrice connaît l'intérêt que je prends à toute la famille de madame ***, qui est polonaise. Sa majesté sait aussi que depuis plu- sieurs années un des frères de cette dame est à Paris. Elle mit la con- 74 LA RDSSIE ExN 1830. versation sur la manière de vivre de ce jeune homme, et s'informa longtemps, avec un intérêt marqué, de ses sentiments, de ses opinions, de son caractère : c'était me donner toute facilité pour lui dire ce que me dicterait rattaclieraenl que je lui porte. Elle m'écouta fort atten- tivement. Quand j'eus cessé de parler, le grand-duc, s'adressant à sa mère, contiima sur le même sujet, et dit : «Je viens de le rencontrer à Ems, et je l'ai trouvé très-bien. — » C'est pourtant un homme aussi distingué qu'on empêche de venir ici, parce qu'il s'est retiré en Allemagne après la révolution de Pologne, s'écria madame **' avec son affection de sœur et la liberté d'expression que l'habitude de vivre à la cour depuis son enfance n'a pu lui faire perdre. — » Mais qu'a-t-il donc fait ? » me dit l'impératrice avec un accent inimitable, par le mélange d'impatience et de bonté qu'il exprimait. J'étais embarrassé de répondre à une question si directe, car il fallait aborder le délicat sujet de la politique , et c'était risquer de tout gâter. Le grand-duc vint encore à mon secours avec une grâce, une affa- bilité que je serais bien ingrat d'oublier; sans doute il pensait que j'avais trop à dire pour oser répondre ; alors prévenant quelque dé- faite qui eût trahi mon embarras et compromis la cause que je dési- rais plaider : «Mais, ma mère, s'écria-t-il vivement, qui jamais a demandé à un enfant de quinze ans ce qu'il a fait en politique ? » Cette réponse pleine de cœur et de sens me tira de peine ; mais elle mit fin à la conversation. Si j'osais interpréter le silence de l'im- pératrice, je dirais que voici ce qu'elle pensait : « Que faire aujour- d'hui, en Russie, d'un Polonais rentré en grâce? Il sera toujours un objet d'envie pour les vieux Russes, et il n'inspirera que de la défiance à ses nouveaux maîtres. Sa vie, sa santé se perdront dans les épreuves auxquelles on sera obligé de le soumettre pour s'assurer de sa fidélité ; puis, en dernier résultat, si l'on croit pouvoir compter sur lui, on le méprise, précisément parce qu'on y compte. D'ailleurs, que puis-je faire pour ce jeune homme ? j'ai si peu de crédit ! » Je ne crois pas me tromper de beaucoup en disant que telles étaient les pensées de l'impératrice : telles étaient aussi à peu près les miennes. IS'ous conclûmes tout bas, l'un et l'autre, qu'entre deux malheurs, le moindre pour un gentilhomme qui n'a plus ni concitoyens, ni frères d'armes, c'est de rester loin du pays qui l'a vu naître : la terre seule ne fait l\ RUSSIE EN 1830. 75 pas la patrie, et la pire des conditions serait celle d'un homme qui vivrait en étranger chez lui. Sur un signe de l'impératrice, le grand-duc, madame ***,sa fille et moi nous rentrâmes dans le cottage. J'aurais désiré trouver moins de luxe d'ameublement dans cette maison, et plus d'objets d'art. Le rez- de-chaussée ressemble à toutes les habitations de gens élégants et riches en Angleterre; mais pas un tableau du premier ordre, pas un fragment de marbre, pas une terre cuite n'annoncent, chez les maîtres du lieu, un penchant prononcé pour la peinture et pour les arts. Ce n'est pas de dessiner plus ou moins bien soi-même, c'est le goût des chefs-d'œuvre qui prouve qu'on a l'amour et le sentiment de l'art. Je regrette toujours l'absence de cette passion pour des personnes aux- quelles il serait si facile de la satisfaire. On a beau dire que des statues ou des tableaux de grand prix seraient mal placés dans un cottage ; cette maison est le lieu de pré- dilection de ceux qui la possèdent, et lorsqu'on s'arrange soi-même un séjour selon sa fantaisie, si l'on aime beaucoup les arts, ce goût se trahit toujours, au risque d'une disparate de style, d'une faute d'har- monie ; d'ailleurs quelque discordance est bien permise dans un cot- tage impérial. Au surplus , les empereurs de Russie ne sont pas des empereurs romains; ils ne se croient pas obligés d'aimer les arts par état. On reconnaît, dansla distribution et la décoration du cottage, que des affections et des habitudes de famille ont présidé à l'arrangement et au plan de cette habitation. Ceci vaut mieux encore que le senti- ment du beau dans les œuvres du génie. Une seule chose m'a déplu dans l'ordonnance et dans l'ameublement de cette élégante retraite : c'est une soumission trop servile à la mode anglaise. Nous avons vu le rez-de-chaussée très-rapidement , de peur d'en- nuyer notre guide. La présence d'un si auguste cicérone m'embarras- sait. Je sais que rien ne gêne les princes autant que notre timidité, à moins qu'elle ne soit affectée pour les flatter ; cette connaissance de leur humeur augmente ma peine par la conviction où je suis de leur déplaire inévitablement. Ils aiment qu'on les mette à leur aise et l'on n'y parvient qu'en y étant soi-même. Je suis donc sûr de mon fait ; une telle conviction m'est on ne saurait plus désagréable, car personne n'aime à déplaire. Avec un prince sérieux, je puis espérer quelquefois de me sauver 76 LA RUSSIE EN 1039, par la conversation, mais avec un prince jeune, léger, élégan' et gai, je suis sans ressource. Un escalier fort étroit ; mais embelli par des tapis anglais , nous a conduits à l'étage supérieur : c'est là qu'est la chambre où la grande- duchesse Marie a passé une partie de son enfance (elle est vide), celle de la grande-duchesse Olga ne restera probablement pas longtemps habitée. L'impératrice avait donc raison de dire que le cottage est trop grand. Ces deux chambres à peu près pareilles sont d'une sim- plicité charmante. Le grand-duc s'arrôlant au haut de l'escalier me dit avec la politesse souveraine dont il a le secret malgré sa grande jeunesse : «Je suis sûr que vous aimeriez mieux voir tout ceci sans moi, et moi je l'ai vu si sou- vent, que j'aime autant, je vous l'avoue, vous laisser achever votre examen avec madame *** toute seule. Je vais donc rejoindre ma mère et vous attendre près d'elle. » Là-dessus, il nous fit un salut plein de grâce et me laissa charmé de la flatteuse facilité de ses manières. C'est un grand avantage pour un prince que d'être un homme par- faitement bien élevé. Je n'avais donc pas produit mon effet celte fois : la gène que j'éprouvais n'avait point été communicative. S'il se fut ressenti de mon malaise il serait resté, car la timidité ne sait que subjr son supplice, elle ne sait pas se dégager ; nulle élévation ne préserve de ses atteintes ; la victime qu'elle paralyse, en quelque rang qu'elle soit placée, ne peut trouver la force ni d'afïronter ni de fuir ce qui cause sa gêne. Cette souffrance est quelquefois l'effet d'un amour-propre mécon- tent et raffiné. Un homme qui craint d'ôlre seul de son avis sur lui- même deviendra timide par vanité. Mais le plus souvent la timidité est purement physique, c'est une maladie. Il y a des hommes qui ne peuvent sentir, sans un malaise inexpli- cable, le regard humain s'arrêter sur eux. Ce regard les pétrifie : il les gêne en marchant, en pensant, il les empêche de parler, mais surtout de se mouvoir ; ceci est si vrai que j'ai souvent souffert de cette timi- dité physique dans les villages où j'attirais tous les yeux, en ma qualité d'étranger, bien plus que dans les salons les plus imposants, où per- sonne ne faisait attention à moi. Je pourrais écrire un traité sur les divers genres de timidité, car j'en suis le modèle accompli; personne LA RUSSIE EN 1830. 77 n'a plus gémi que moi, dès mon enfance, des atteintes decc mal in- curable, mai?, grâce à Dieu, à peu yjès inconnu aux hommes de la génération qui suit la mienne ; ce qui prouverait qu'outre la prédis- position physique la timidité est surtout le résultat de l'éducation. L'habitude du monde fait qu'on dissimule cette infirmité, voilà tout : les plus timides des hommes sont souvent les plus cminents en connaissance, en dignité et même en mérite. J'avais cru longtemps que la timidité était delà modestie combinée avec un respect exagéré pour les distinctions sociales ou pour les dons de l'esprit ; mais alors comment expliquer la timidité des grands écrivains et celle des princes? Heureusement les princes de la famille impériale de Russie ne sont point timides, ils sont de leur siècle; on n'aperçoit dans leurs manières ni dans leur langage aucun vestige de l'embarras qui fit long- temps le tourment des augustes hôtes de Versailles et celui de leurs courtisans : car quoi déplus gênant qu'un prince timide? Quoi qu'il en soit, je me sentis délivré quand je vis partir le grand- duc ; je le remerciai tout bas d'avoir si bien deviné mon désir et de l'avoir si poliment satisfait. Un homme à demi cultivé ne s'aviserait guère de laisser les gens seuls pour leur être agréable. Cependant c'est quelquefois le plus grand plaisir qu'on leur puisse faire. Savoir quitter son hôte sans le choquer, c'est le comble de l'urbanité, le chef- d'œuvre de l'hospitalité. Cette facilité est dans la vie habituelle du monde élégant ce que serait en politique la liberté sans désordre. Pro- blème qu'on se propose sans cesse, et qu'on ne résout guère. Au moment où le grand-duc s'éloigna M'"* *** se trouvait derrière sa mère ; le jeune prince en passant devant elle s'arrête d'un air très-grave , un peu moqueur , et lui fait une profonde révérence sans dire mot. La jeune personne, voyant que ce salut est ironique, reste muette, dans l'attitude du respect, mais sans rendre le salut. J'admirai cette nuance qui me parut d'une délicatesse exquise. Je doute qu'à cette cour aucune femme de vingt-cinq ans se distinguât par un tel trait de courage ; il n'appartient qu'à l'innocence de savoir joindre au juste sentiment de sa propre dignité, que nul homme ne doit perdre, les égards dus aux prérogatives sociales. Cet exemple de tact ne passa point inaperçu : « Toujours la même ! » dit ens'éloignant le grand-duc héritier. Ils ont été enfants ensemble , une différence d'âge de cinq ans ne les a pas empêchés de jouer souvent aux mêmes jeux. Une telle fami- 78 I.A IICSSIE EN li;3'J. liarilé ne s'oublie pas, môme à la cour. La scène muette qu'ils ont jouée là m'a beaucoup amusé. Ce coup (l'œil jeté sur l'inléricur de la famille impériale m'a singu- lièrement intéressé. 11 faut voir de près ces princes pour les apprécier : ils sont faits pour être à la tète de leur pays, car ils sont des premiers de leur nation à tous égards. La famille impériale est ce que j'ai vu en Russie de plus digne d'ex.citcr l'admiration et l'envie des étrangers. Au plus haut du cottage on trouve le cabinet de travail de l'empe- reur. C'est une bibliothèque assez grande et très-simplement ornée. Elle ouvre sur un balcon qui fait terrasse en face de la mer. Sans sortir de celte vigie studieuse l'empereur peut donner lui-môme ses ordres à sa flotte. A cet effet, il a une lunette d'approche , un porte- voix et un petit télégraphe qu'il fait mouvoir à volonté. J'aurais voulu examiner en détail cette chambre avec tout ce qu'elle contient, et faire beaucoup de questions ; mais je craignis que ma curiosité ne parût indiscrète, et j'aimai mieux voir mal que de me donner l'air d'être venu là pour faire un inventaire. D'ailleurs je ne suis curieux que de l'ensemble des choses qui, en général, me frappe plus que les détails. Je voyage pour voir et pour juger les objets, non pour les mesurer, les énumérer et les calquer. C'est une faveur que d'entrer dans le cottage, pour ainsi dire en présence de ceux qui l'habitent, faveur d'autant plus rarement accor- dée par eux, que cette maison n'offre réellement d'autre intérêt que la curiosité qui s'attache à leurs habitudes et à leurs actions privées. J'ai donc cru devoir m'en montrer digne en évitant des recherches trop minutieuses, et qui auraient passé les bornes d'un hommage res- pectueusement flatteur ; ce qui m'eiit fait paraître indigne de la grâce qu'on m'avait faite. Après avoir expliqué ma pensée à M""' *** qui comprit parfaitement cette délicatesse, je me hùtai d'aller prendre congé de l'impératrice et "du grand-duc héritier. Nous les retrouvâmes dans le jardin où, après m'avoir encore adressé quelques mots gracieux, ils me quittèrent en me laissant satisfait de tout ce que je venais de voir, mais surtout reconnaissant de leur bonté et charmé de la noblesse et de la grâce singulière de leur accueil. Au sortir du cottage je montai en voiture pour aller visiter en toute hâte Oranienbaum : la fameuse habitation de Catherine II , bâtie par Menzikoff. Ce malheureux fut envoyé en Sibérie avant d'avoir LA RUSSIE ExN 1839. 7]^. complété les merveilles de son palais jugé trop royal pour un mi- nistre. Il appartient maintenant à la grande-duchesse Hélène, belle-sœur de l'empereur actuel. Situé à deux ou trois lieues de Péterhotï", en vue de la mer et sur une prolongation de la môme falaise sur laquelle est Lùti le palais impérial, le château d'Oranienbaum, quoique bâti en bois, est imposant ; j'y suis arrivé d'assez bonne lieure pour bien voir tout ce qu'il renferme de curieux et pour parcourir les jardins. La grande-duchesse n'était pas à Oranienbaum. Malgré le luxe impru- dent de l'homme qui construisit ce palais et la magnificence des grands personnages qui l'ont habité à sa place, il n'est pas extrêmement vaste. Des terrasses, des rampes, des perrons, des balcons couverts d'oran- gers et de fleurs unissent la maison avec le parc, et ces ornements embellissent l'une et l'autre ; l'architecture en elle-même n'est rien moins que magnifique. La grande-duchesse Hélène a montré ici le goût qui préside à tous ses arrangements, et elle a fait d'Oranienbaum une habitation charmante, nonobstant la tristesse du paysage et l'ob- sédant souvenir des drames qui furent joués en ce lieu. En descendant du palais , j'ai demandé à voir ce qui reste du petit château fort d'où l'on fit sortir Pierre HI pour l'entraîner à Ropscha, où il fut assassiné. On m'a conduit dans une espèce de hameau écarté, où j'ai vu des fossés à sec, des vestiges de fortifications et des tas de pierres : ruine moderne, où la politique a plus de part que le temps. Mais le silence commandé, la solitude forcée qui régnent autour de ces débris maudits , nous retracent précisément ce qu'on voudrait nous cacher; là comme ailleurs , le mensonge officiel est annulé par les faits ; l'histoire est un miroir magique où les peuples voient après la mort des hommes qui furent influents dans les afl'aires, toutes leurs inutiles grimaces. Les personnes ont passé, mais leurs physionomies restent gravées sur cet inexorable cristal. On n'enterre pas la vérité avec les morts : elle triomphe de la peur des princes et de la flatterie des peuples , toujours impuissantes pour étouffer le cri du sang , et elle se fait jour à travers toutes les prisons , même à travers le tom- beau : surtout le tombeau des grands, car les hommes obscurs réus- sissent mieux que les princes à cacher les crimes dont le souvenir s'attache à leur mémoire. Si je n'avais pas su que le château de Pierre HI était démoli j'aurais dû le deviner, mais ce qui m'étonne en voyant le prix qu'on met ici à faire oublier le passé, c'est que l'on 80 LA RUSSIE EN 1039. y conserve quelque chose. Les noms mômes devraient disparaître avec les murs. Il ne sunisait pas de démolir la forteresse , il fallait raser le palais qui n'en était qu'à un quart de lieue ; quiconque vient à Oranien- baum y cherche avec anxiété les vestiges de cette prison où Pierre III a signé de force son abdication volontaire qui devint l'arrêt de sa mort, car ayant une fois obtenu de lui ce sacrifice, il fallait l'em- pêcher de le révoquer. Voici comment l'assassinat de ce prince à Ropscha est raconté par M. de Rulhière dans les anecdotes sur la Russie, imprimées à la suite de son Histoire de Pologne : « Les soldats étaient étonnés de ce qu'ils » avaient fait : ils ne concevaient pas par quel enchantement on les » avait conduits jusqu'à détrôner le petit-fils de Pierre le Grand pour » donner sa couronne à une Allemande. La plupart , sans projet et » sans idée , avaient été entraînés par le mouvement des autres ; et » chacun , rentré dans sa bassesse , après que le plaisir de disposer » d'une couronne fut évanoui , ne sentit plus que des remords. Les » matelots, qu'on n'avait point intéressés dans le soulèvement, » reprochaient publiquement aux gardes dans les cabarets d'avoir a vendu leur empereur pour de la bière. La pitié, qui justifie même » les plus grands criminels , se faisait entendre dans tous les cœurs. » Une nuit, une troupe de soldats attachés à l'impératrice s'ameuta » par une vaine crainte, disant « que leur mère était en danger. » » Il fallut la réveiller pour qu'ils la vissent. La nuit suivante, nou- » velle émeute plus dangereuse. Tant que la vie de l'empereur lais- » sait un prétexte aux inquiétudes , on pensait qu'on n'aurait point » de tranquillité. » Un des comtes Orlof , car dès le premier jour ce titre leur fut » donné , ce même soldat surnommé le balafré, qui avait soustrait » le billet de la princesse d'Aschckof, et un nommé ïéplof , parvenu » des plus bas emplois par un art singulier de perdre ses rivaux , » furent ensemble vers ce malheureux prince ; ils lui annoncèrent, » en entrant, qu'ils étaient venus pour dîner avec lui , et, selon » l'usage des Russes, on apporta avant le repas des verres d'eau-de- » vie. Celui que but l'empereur était un verre de poison. Soit qu'ils » eussent hâte de rapporter leur nouvelle , soit que l'horreur même » de leur action la leur fît précipiter , ils voulurent un moment » après lui verser un second verre. Déjà ses entrailles brûlaient et LA RUSSIE EN 1039. 81 » l'atrocité de leurs physionomies les lui rendant suspects , il refusa » ce verre : ils mirent de la violence à le lui faire prendre , et lui à » les repousser. Dans ce terrible débat , pour étouffer ses cris qui » commençaient à se faire entendre de loin , ils se précipitèrent sur » lui , le saisirent à la gorge , et le renversèrent ; mais comme il se » défendait avec toutes les forces que donne le dernier désespoir et » qu'ils évitaient de lui porter aucune blessure, réduits à craindre » pour eux-mêmes, ils appelèrent à leur secours deux oflicicrs char- » gés de sa garde , qui à ce moment se tenaient en dehors à la porte » de sa prison. C'étaient le plus jeune des princes Baralinski et un » nommé Potemkin , ègé de dix-sept ans. Ils avaient montré tant de » zèle dans la conspiration , que , malgré leur extrême jeunesse , on n les avait chargés de cette garde ; ils accoururent, et trois de ces » meurtriers ayant noué et serré une serviette autour du cou de ce » malheureux empereur, tandis qu'Orlof de ses deux genoux lui » pressait la poitrine et le tenait étouffé, ils achevèrent ainsi de » l'étrangler ; et il demeura sans vie entre leurs mains. » On ne sait pas avec certitude quelle part l'impératrice eut à cet » événement ; mais ce qu'on peut assurer, c'est que , le jour même » qu'il se passa , cette princesse commençant son dîner avec beau- » coup de gaieté, on vit entrer ce même Orlof échevelé , couvert » de sueur et dépoussière, ses habits déchirés, sa physionomie agitée, » pleine d'horreur et de précipitation. En entrant, ses yeux étince- » lants et troublés cherchèrent les yeux de l'impératrice. Elle se leva en » silence , passa dans un cabinet où il la suivit, et, quelques instants » après, elle y fit appeler le comte Panin, déjà nommé son ministre : » elle lui apprit que l'empereur était mort. Panin conseilla de laisser » passer une nuit , et de répandre la nouvelle le lendemain , comme » si on l'avait reçue pendant la nuit. Ce conseil ayant été agréé , » l'impératrice rentra avec le même visage et continua son dîner avec » la même gaieté. Le lendemain, quand on eut répandu que Pierre » était mort d'une colique hémorroïdale , elle parut baignée de » pleurs , et publia sa douleur par un édit. » En parcourant le parc d'Oranienbaum, qui est grand et beau, j'ai visité plusieurs des pavillons où l'impératrice Catherine donnait ses rendez-vous amoureux ; il y en a de magnifiques ; il y en a où le mauvais goût, les ornements puérils dominent : en général, l'architecture de ces fabriques manque de style et de grandeur ; S§ LA RUSSIE EN 1030. c'est assez bon pour l'usage auquel la divinité du lieu les destinait. De retour à Péterhoiï, j'ai couché pour la troisième nuit dans le théiUre. Ce matin, en revenant 5 Pélersbourg, j'ai pris la route de Krasna- tzelo, où il y a un camp assez curieux à voir. On dit que quarante mille hommes de la garde impériale sont logés là sous des tentes ou dispersés dans des villages voisins, d'autres disent soixante et dix mille. En Russie chacun m'impose son chiffre, mais rien ne m'est plus in- différent que les énumérations de fantaisie, car rien n'est plus men- teur. Ce que j'admire c'est le prix qu'on attache ici à tromper sur ces choses. II y a un genre de feinte qui est de l'enfantillage. Les peuples s'en corrigent lorsqu'ils passent de l'enfance à la vi- rilité. Je me suis amusé à considérer la variété des uniformes, et à com- parer les Ggures expressives et sauvages de ces soldats choisis et amenés là de toutes les parties de l'empire ; de longues lignes de tentes blanches brillaient au soleil , dans les inégalités d'un terrain qu'on croirait uni en l'apercevant de loin, mais qui, à le parcourir, paraît très-coupé et assez pittoresque. Je regrette à chaque instant l'insuf- fisance de mes paroles pour représenter certains sites du Nord et sur- tout certains effets de lumière. Quelques coups de pinceau vous en apprendraient plus sur l'aspect original de ce triste et singulier pays que des volumes de descriptions. LETTRE XVIL Pclcrsbouiiï, ce 20 jiiillcL 1039. D'après les derniers renseignements que j'ai pu me procurer ce matin sur les désastres de la fête de Pétcrhoff, ils ont outre-passé mes suppositions. Au surplus, jamais nous ne saurons exactement les circonstances de cet événement. Tout accident est ici traité d'affaire d'Etat ; c'est le bon Dieu qui oublie ce qu'il doit à l'empereur. La superstition politique, qui est l'àme de cette société, en expose LA RUSSIE EN 1039. 83 le chef à tous les griefs de la faiblesse contre la force, à toutes les plaintes de la terre contre le ciel ; quand mon chien est blessé, c'est à moi qu'il vient demander sa guérison ; quand Dieu frappe les Russes, ceux-ci en appellent au czar. Ce prince qui n'est responsable de rien politiquement, répond de tout providentiellement, conséquence na- turelle de l'usurpation de l'homme sur les droits de Dieu. Un roi qui consent à être reconnu pour plus qu'un mortel, prend sur lui tout le mal que le ciel peut envoyer à la terre pendant son règne ; il résulte de cette espèce de fanatisme politique des susceptibilités, des délicatesses ombrageuses dont on n'a nulle idée dans aucun autre pays. Au sur- plus, le secret que la police croit devoir garder touchant les malheurs les plus indépendants de la volonté humaine, manque le but, en ce qu'il laisse le champ libre à l'imagination ; chaque homme raconte les mêmes faits différemment, selon son intérêt, ses craintes, son ambition ou son humeur, selon l'opinion que lui impose sa charge à la cour, et sa position dans le monde ; il arrive de là que la vérité est à Pétersbourg un être de raison tout comme elle l'est devenue en France par des causes contraires : une censure arbitraire et une liberté illimitée peuvent amener des résultats semblables, et rendre impos- sible la vérification du fait le plus simple. Ainsi les uns disent qu'il n'a péri, avant-hier, que treize personnes, itandis que les autres parlent de douze cents, de deux mille, et d'autres encore de cent cinquante : jugez de nos incertitudes sur toutes :hoses, puisque les circonstances d'un événement arrivé pour ainsi ]ire sous nos yeux resteront toujours douteuses, môme pour nous. Je ne cesse de m'émerveiller en voyant qu'il existe un peuple in- souciant au point de vivre et de mourir tranquille dans le demi-jour îue lui accorde la police de ses maîtres. Jusqu'ici je croyais que 'homme ne pouvait pas plus se passer de vérité pour l'esprit, que l'air et de soleil pour le corps ; mon voyage en Russie me détrompe, -a vérité n'est un besoin que pour les âmes d'élite ou pour les na- .ions les plus avancées ; le vulgaire s'accommode des mensonges favo- ables à ses passions et à ses habitudes : ici mentir c'est proléger la ociété, dire la vérité c'est bouleverser l'État * . Voici deux épisodes dont je vous garantis l'authenticité : Neuf personnes de la même famille et de la même maison, arrivées ' Voyez la note, page 80. 84 LA RUSSIE EN inao. depuis peu de la province à Pétersbourg, maîtres, femmes, enfants, valets, s'étaient embarqués imprudemment sur un bateau sans pont et trop frêle pour résister à la mer ; le grain est venu : pas un n'a re- paru ; depuis trois jours qu'on fait des perquisitions sur les côtes on n'avait encore ce malin découvert nulle trace de ces malheureux , réclamés seulement par les voisins, car ils n'ont pas de parents à Pé- tersbourg. A la fin l'esquif qui les portait a été retrouvé; il était retourné et échoué sur un banc de sable près de la grève à trois lieues de Péterhoff et à six de Pétersbourg ; des personnes , nulle trace, pas plus des matelots que des passagers. Voilà donc neuf morts , bien constatées, non compris les marins : et le nombre des petits bâtiments submergés comme le fut celui-ci est considérable. On est venu ce malin apposer les scellés sur la porte de la maison vide. Elle est voisine de la mienne, circonstance sans laquelle je ne vous aurais pas raconté ce fait , car je l'ignorerais , comme j'en ignore bien d'autres. Le crépuscule de la politique est moins transparent que celui du ciel polaire. Pourtant, tout bien pesé , la franchise serait un meilleur calcul , car lorsqu'on me cache un peu je suppose beaucoup. Yoici l'autre épisode de la catastrophe de Péterhoff : Trois jeunes Anglais, dont je connais l'aîné, étaient depuis quelques jours à Pétersbourg; leur père est en Angleterre, et leur mère le« attend à Carlsbad. Le jour de la fcte de Péterhoff, les deux plus jeunee s'embarquent sans leur frère qui se refuse à leurs instances en ré- pondant toujours qu'il n'est pas curieux ; — donc s'obstinant à rester, il voit partir en petite barque ses deux frères qui lui crient : A de- main !... Trois heures après, tous deux avaient péri avec plusieurs femmes, quelques enfants et deux ou trois hommes qui se trouvaient sur le même bateau; un matelot de l'équipage, bon nageur, s'est sauv^ seul. Le malheureux frère qui survit, presque honteux d'exister, esl dans un désespoir difficile à peindre; il s'apprête à partir pour allei annoncer cette nouvelle à sa mère ; elle leur avait écrit de ne pas re- noncer à la fêle de Péterhoff , accordant toute latitude à leur curio- sité s'ils désiraient prolonger leur voyage et leur répétant qu'elle lei attendrait patiemment à Carlsbad. Avec plus d'exigence elle leur eu peut-être sauvé la vie. Vous figurez-vous les mille récits, les discussions, les propos de tou! genres, les conjectures, les cris auxquels de pareils événements donne LA RUSSIE EN 1839. 85 raient lieu dans tout autre pays que celui-ci, et surtout dans le nôtre? Que de journaux diraient, et que de voix répéteraient que la police ne fait jamais son devoir, que les bateaux sont mauvais, les bateliers avides , et que l'autorité, loin de remédier au danger, l'aggrave, soit par son insouciance, soit par sa corruption ; on ajouterait que le ma- riage de la gronde-duchesse a été célébré sous de tristes auspices, comme bien d'autres mariages de princes ; et alors les dates, les allu- sions, les citations abonderaient!.... Ici rien!!! Un silence plus effrayant que le malheur lui-môme!.... Deux lignes dans la gazette sans détails ; et à la cour , à la ville, dans les salons du grand monde, pas une parole : si l'on ne parle pas là on ne parle guère ailleurs ; il n'y a pas de cafés à Pétersbourg pour y commenter des journaux qui n'existent pas ; les petits employés sont plus timorés que les grands seigneurs, et ce que l'on n'ose pas dire chez les chefs se dit encore moins chez les subordonnés : restent les négociants et les boutiquiers : ceux-ci sont cauteleux comme tout ce qui veut vivre et prospérer dans ce pays. S'ils parlent sur des sujets graves et dès lors périlleux , ce n'est qu'à l'oreille et en tête-à-tête ' . ' Je crois devoir insérer ici l'extrait d'une lettre qui m'a été écrite cette année par une femme de mes amies ; ce récit n'ajoute rien aux détails que vous venez de lire, si ce n'est que la singulière prudence d'un étranger, d'un artiste en causant dans un salon de Paris et en parlant d'un événement arrivé trois ans auparavant à Péters- bourg, vous donne mieux l'idée de l'oppression des esprits en Russie, que tout ce que je puis vous en dire moi-même. « Un peintre italien qui se trouvait en même » temps que vous à Saint-Pétersbourg, est maintenant à Paris. Il racontait comme » vous me l'avez racontée cette catastrophe où périrent à peu près quatre cents in- » dividus. Le peintre faisait son récit tout bas. Eh bien ! je sais cela, lui dis-je, mais » pourquoi dites-vous cela tout bas : Oh! c'est que l'empereur a défendu qu'on en » parlât. J'ai admiré cette obéissance malgré le temps et les distances. Mais vous, » qui ne pouvez tenir une vérité captive, quand publierez-vous votre voyage? » Je joins encore ici un extrait des beaux articles imprimés dans le Journal des mats, le 13 octobre 1842, au sujet du livre intitulé : Persécutions et souffrances de f Eglise catholique en Russie. « Au mois d'octobre 1840, deux convois courant en sens inverse sur le chemin de » 1er de Saint-Pétersbourg à Krasnaczelo, se rencontrèrent faute d'avoir pu s'aper- » cevoir, à cause d'un épais brouillard. Tout fut brisé du choc. Cinq cents per- » sonnes, dit-on, restèrent sur le carreau tuées, mutilées ou plus ou moins griè- » vemenl blessées. C'est à peine si on en eut connaissance à Saint-Pétersbourg. Le » lendemain, de très-grand matin, quelques curieux seulement osèrent aller visiter j » e heu de la catastrophe : ils trouvèrent tous les débris déblayés, les morts et les » blessés enlevés, et comme seuls signes de l'accident quelques agents de police qui, f ^P""^^ ^^^'^^ interrogé les curieux sur les motifs de leur visite matinale, les gour- 86 LA RUSSIE EN 1039. La Russie s'est donné le mot pour ne rien dire qui puisse rendre l'impératrice nerveuse, et voilh comme on la laisse vivre et mourir en dansant ! « Elle serait afTligée, taisoz-voiis! » Là-dessus, enfant, amis, parents, tout ce qu'on aime se noie, et l'on n'ose pleurer. On est trop malheureux pour se plaindre. Les Russes sont toujours courtisans: soldats de caserne ou d'église, espions, geôliers, bourreaux en ce pays, tout font plus que leur de- voir : ils font leur métier en courtisans. Qui me dira où peut aller une société qui n'a pas pour base la dignité humaine? Je vous le répète souvent, il faudrait tout défaire ici pour y faire un peuple. Celte fois le silence de la police n'est pas pure flatterie, il est aussi l'elTet de la peur. L'esclave craint la mauvaise humeur du maître, et s'applique de toutes ses forces à le maintenir dans une gaieté tutélaire. Les fers, le cachot, le knout, la Sibérie sont bien près d'un czar irrité, ou tout au moins le Caucase, cette Sibérie mitigée à l'usage d'un des- potisme qui s'adoucit tous les jours selon les progrès du siècle. On ne peut nier que dans cette circonstance la première cause du mal ne tienne à l'insouciance de l'administration ; si l'on eût empêché les bateliers de Saint-Pétersbourg de surcharger leurs barques ou de se hasarder dans le golfe avec des bMiments trop faibles pour résister à la vague, personne n'eût péri Encore qui sait? Les Russes sont généralement mauvais marins, avec eux le danger est partout. Prenez des Asiatiques à longues robes , à longues barbes pour en faire des matelots, et puis étonnez-vous des naufrages. V Le jour de la fête, un des bateaux à vapeur qui font ordinairemeni leser\ice entre Pétersbourg et Kronstadt, était parti pour Pétcrhoff. lia pensé chavirer contre les moindres esquifs; pourtant il est d'une di- mension et d'une solidité rassurantes; il allait sombrer sans un étranger qui se trouvait du voyage. Cet homme (c'était un Anglais) voyant à peu de distance périr plusieurs barques, sentant tout le danger qu'il courait lui et l'équipage avec lui, reconnaissant d'ailleurs que la ma- nœuvre se faisait mal faute de commandement, eut l'heureuse idée de couper avec son propre couteau toutes les cordes de la tente dressée sur le tillac pour l'agrément et la commodité des passagers.La première » mandcrt-nl de leur curiosité et leur ordonnèrent rudement de retourner chacun « chez soi. » LA RUSSIE EN 1039. 87 chose qu'on doit faire à la moindre menace du mauvais temps , c'est d'enlever celle tente : les Russes n'avaient pas songea une précaution si simple, et sans le trait de présence d'esprit de l'étranger, le bAli- ment chavirait immanquablement. Il fut sauvé, mais avarié, forcé de renoncer à continuer sa route , et trop heureux de rentrer au plus vite à Pétersbourg. Si l'Anglais qui l'a préservé du naufrage n'était de la connaissance d'un autre Anglais de mes amis, j'aurais ignoré que ce bâtiment avait couru des risques. J'en ai dit un mot à quelques personnes bien instruites; elles m'ont confirmé le fait, mais avec prière de le tenir secret !... Il serait inconvenant de parler du déluge si cette catastrophe était arrivée sous le règne d'un empereur de Russie. De toutes les facultés de l'intelligence, la seule qu'on estime ici c'est le tact. Figurez-vous une nation entière ployée sous le joug de cette vertu de salon. Représentez-vous tout un peuple devenu prudent comme un diplomate qui a sa fortune à faire ; et vous aurez l'idée de ce que devient l'agrément de la conversation en Russie. Si l'air de la cour nous pèse même à la cour, combien ne doit-il par nous paraître contraire à la vie quand il nous poursuit jusque dans notre intérieur le plus secret. La Russie est une nation de muets ; quelque magicien a changé soixante millions d'hommes en automates qui attendent la baguette d'un autre enchanteur pour renaître et pour vivre. Ce pays me fait l'elTet du palais de la Belle au bois dormant : c'est brillant, doré, ma- gnifique; il n'y manque rien... que la vie, c'est-à-dire la liberté. L'empereur doit souffrir d'un tel état de choses. Quiconque est né pour commander aime l'obéissance sans doute; mais l'obéissance d'un homme vaut mieux que celle d'une machine : le mensonge est si près de la servilité, qu'un prince entouré de complaisants ignorera toujours tout ce qu'on espérera lui pouvoir cacher ; il est donc condamné à j|douter de chaque parole, à se défier de chaque homme. Tel est le lot d'un maître absolu ; il aurait beau se montrer bon et vouloir vivre en jhomme, la force des choses le ferait insensible malgré lui ; il occupe V,la place d'un despote, force lui est d'en subir la destinée, d'en adopter les sentiments ou du moins d'en jouer le rôle. Le mal de la dissimulation s'étend ici plus loin qu'on ne pense : la police russe, si alerte pour tourmenter les gens, est lente à les éclairer ! iquand ils s'adressent à elle afin de s'éclaircir d'un fait douteux. 88 LA RUSSIE EN 1031). Voici un exemple de celte inertie calculée : au dernier carnaval , une femme de ma connaissance avait permis à sa femme de chambre de sortir le dimanche gras; la nuit venue, cette fille ne rentre pas. Le liMulemain matin, la dame très-inquiète envoie prendre des ren- seignements à la police '. 1 On répond qu'aucun accident n'étant arrivé à Pétersbourg la nuit précédente, il est impossible que la femme de chambre égarée ne se retrouve pas bientôt saine et sauve. Le jour se passe dans cette sécurité trompeuse, point de nouvelles ; enfin, le surlendemain, un parent de la fille, jeune homme assez au fait des secrètes menées de la police du pays, a l'idée de s'en aller à l'amphithéùtre de la chirurgie où l'un de ses amis le fait entrer. A peine introduit il reconnaît le cadavre de sa cousine prêt à être dis- séqué par les élèves. En bon Russe, il conserve assez d'empire sur lui-même pour dissi- muler son émotion. « Quel est ce corps? — M On ne sait, c'est celui d'une fille qui a été trouvée morte la nuit d'avant-hier dans telle rue, on croit qu'elle a été étranglée en voulant se défendre contre des hommes qui essayaient de lui faire violence. — » Quels sont ces hommes? — )) Nous l'ignorons ; on ne peut former sur cet événement que des conjectures; les preuves manquent. — » Comment vous ètes-vous procuré ce corps ? — » La police nous l'a vendu secrètement, ainsi ne parlez pas de cela, » refrain obligé et qui devient comme une phrase parasite, après chaque phrase articulée par un Russe ou par un étranger acclimaté. , J'avoue que ce trait n'est pas aussi révoltant que le crime de Burk j en Angleterre, mais ce qui caractérise la Russie c'est le silence pro- tecteur qu'on y garde religieusement sur de semblables forfaits. Le cousin s'est tu, la maîtresse de la victime n'a pas osé se plaindre; et aujourd'hui, après six mois, je suis peut-être la seule personne à laquelle elle ait raconté la mort de sa femme de chambre, parce que je suis étranger. . . et que je n'écris pas, à ce que je lui ai dit. * Je me crois oblige de changer quelques circonstances et de taire les noms qui pourraient faire remonter aux personnes; mais l'essentiel de l'histoire esl conservé dans ce récit. ( LA RUSSIE EN in;ii). gÇ) Vous voyez comment les agents subalternes de la police russe font leur devoir. Ces employés inlidèies ont trouvé un double avantage à trafiquer du corps de la femme assassinée : ils en tiraient d'abord quelques roubles, ensuite ils cachaient le meurtre qui leur eût attiré une sévère semonce si le bruit de cet événement se fût répandu. Les réprimandes adressées aux hommes de cette classe sont, je crois accompagnées de démonstrations un peu rudes et destinées à graver ineffaçablement les paroles dans la mémoire du malheurcui nui les écoute. Un Russe de la basse classe est autant battu que salué en sa vie Les coups de verges (en Russie la verge est un grand roseau fendue et les coups de chapeau distribués à doses égales s'emploient efïïcace- ment dans l'éducation sociale de ce peuple étiqueté plutôt que po- licé ; on ne peut être battu en Russie que dans telle classe et par un homme de telle autre classe. Ici les mauvais traitements sont réglés comme un tarif de douane; ceci rappelle le code d'Ivan. La dignité (le la caste est admise , mais , jusqu'à présent, nul n'a songé à "faire passer dans les lois ni même dans les usages la dignité de l'homme. Rappelez-vous ce que je vous ai dit de la politesse des Russes de (outes les classes. Je vous laisse à penser ce que vaut cette urbanité, et je me borne à vous raconter quelques-unes des scènes qui se passent jour- nellement sous mes yeux. J'ai vu dans une môme rue deux cochers de drowska (fiacre russe) ôter cérémonieusement leur chapeau en se rencontrant ; c'est un usage reçu; s'ils sont liés un peu intimement, ils appuient d'un air amical, en passant l'un devant l'autre , la main sur leur bouche et la baisent en se faisant un petit signe des yeux fort spirituel et fort ex- pressif : voilà pour la politesse. Plus loin j'ai vu un courrier à cheval, un feldjfpger ou quelque autre employé infime du gouvernement,' descendre de sa voiture, courir à l'un de ces deux cochers bien élevés et le frapper brutalement à coups de fouet, de bâton ou de poing, qu'il lui assène sans pitié dans la poitrine, dans la figure et sur la tête: cependant le malheureux qui ne se sera pas rangé assez vite, se laisse jassommer sans la moindre réclamation ni résistance par respect pour l'uniforme et pour la caste de son bourreau; mais la colère de celui-ci n'est pas toujours désarmée par la prompte soumission du délinquant. N'ai-jepas vu un de ces porteurs de dépêches, courrier de quelque ministre ou valet de chambre galonné de quelque aide de camp de "• 6 90 LA RUSSIE EN 1039. l'empereur, arracher do dessus son siège un jeune cocher qu'il n'a cessé de battre que lorsqu'il lui eut mis le visage en sang? La victime su- bissait celle exécution en véritable agneau, sans la moindre résistance et comme on obéit à un arrêt souverain, comme on cède à quelque commotion de la nature; cependant les passants n'étaient nullement émus de tant de cruauté , même un des camarades du patient qui faisait boire ses chevaux à quelques pas plus loin, obéissant à un signe du feldjaîger irrité, était accouru pour tenir en bride la monture de ce personnage public, pendant tout le temps qu'il lui plairait de pro- longer l'exécution. Allez dans tout autre pays demander à un homme du peuple son assistance pour une exécution contre un camarade arbitrairement puni!... 3Iais l'emploi et l'habit de l'homme qui don- nait les coups lui assuraient le droit de battre à outrance le cocher de fiacre qui les recevait ; la punition était donc légitime. Moi je dis : Tant pis pour le pays où de pareils actes sont légaux. La scène que je vous raconte se passait dans le plus beau quartier de la ville à l'heure de la promenade. Quand le malheureux battu fut relâché, il essuya le sang qui ruisselait le long de ses joues, et remonta tranquillement sur son siège en recommençant le cours de ses révé- rences à chaque rencontre nouvelle. Le délit, quel qu'il fût, n'avait cependant causé aucun accident grave. Notez que celte abomination s'exécutait avec un ordre parfait en présence d'une foule silencieuse, et qui, loin de songer à défendre ou à excuser le coupable, n'osait même pas s'arrêter longtemps pour assister au châtiment. Une nation gouvernée chrétiennement protes- terait contre celte discipline sociale qui détruit toute liberté indivi- duelle. 3Iais ici l'influence du prêtre se borne à obtenir du peuple et des grands des signes de croix et des génuflexions. !\Ialgré le culte du Saint-Ksprit, cette nation a toujours son Dieu sur la terre. Comme Bâti, comme Tamerlan, l'empereur de Russie est idolâtré de ses sujets ; la loi russe n'est point baptisée. J'entends tous les jours vanter les allures douces, l'humeur paci- Gque, la politesse du peuple de Saint-Pétersbourg. Ailleurs, j'admi- rerais ce calme ; ici je le regarde comme le symptôme le plus effrayant du mal dont je me plains. On tremble au point de dissimuler sa crainte sous une tranquillité satisfaisante pour l'oppresseur, et rassu- rante pour l'opprimé. Les vrais tyrans veulent qu'on sourie. Grûce à la terreur qui plane sur toutes les têtes, la soumission sert à tout !le i LA RUSSIE EN 1039. 91 monde : victimes et bourreaux, tous ont besoin de l'obéissance qui perpétue le mal qu'ils infligent et le mal qu'ils subissent. On sait que rinterveiilion de la police entre gens qui se querellent, exposerait les combattants à des punitions bien plus redoutables que les coups qu'ils se portent en silence : et l'on évite le bruit parce que la colère qui éclate appellerait le bourreau qui punit. Voici pourtant une scène tumultueuse de laquelle le hasard m'a rendu témoin ce matin : Je passais le long d'un canal couvert de bateaux chargés de bois. Des hommes transportaient ce bois à terre pour s'élever en forme de murailles sur leurs charrettes; je vous ai décrit ailleurs cette espèce de rempart mouvant, qui traverse les rues au pas des chevaux. Un des portefaix occupés à tirer le bois de la barque pour le brouetter jusqu'à la charrette, se prend de querelle avec ses camarades ; et tous se mettent à se battre franchement comme des crocheteurs de chez nous, [.'agresseur, se sentant le plus faible, a recours à la fuite : il grimpe avec la souplesse d'un écureuil au grand mât du bateau ; jusque-là je trouvais la scène amusante : perché sur une vergue , le fuyard déGe ses adversaires moins lestes que lui. Ces hommes se voyant trompés dans leur espoir de vengeance, oubliant qu'ils sont en Russie , manifestent leur fureur par des redoublements de cris et des menaces sauvages. Il y a de distance en distance dans toutes les rues de la ville des agents de police en uniforme; deux de ces espèces de sergents de ville, attirés par les vociférations des combattants, arrivent sur le théâtre de la querelle et somment le principal coupable de descendre de dessus sa perche. Celui-ci n'obéit pas, le sergent saute à bord , le rebelle se cramponne au mât : l'homme du pouvoir réitère ses somma- tions, le révolté persiste dans sa résistance. L'agent furieux essaye de grimper lui-même au màt et réussit à saisir un des pieds du réfrac- taire. Que croyez-vous qu'il fasse alors ! il tire de toutes ses forces son adversaire, sans précaution, sans s'embarrasser de la manière dont il va faire descendre ce malheureux ; celui-ci, désespérant d'échapper à la punition qui l'attend, s'abandonne enfln à son sort ; il se renverse et tombe en arrière la tête la première de deux fois la hauteur^d'un homme sur une pile de bois , où son corps reste immobile] comme un sac. Je vous laisse à penser si la chute fut rude ! La tête rebandit sur 92 LA lirSSIE EN 1039. les bûches et le retenlissement du coup arriva jusqu'à mon oreille, bien que je me fusse arrêté à une cinquantaine de pas. Je crus l'homme tué, le sang lui couvrait la figure; cependant revenu du premier élourdissemcnt , ce pauvre saunage pris au piège se relève ; ce qu'on aperçoit de son visage sousles taches desang est d'une pAleur effrayante; il se mot à beugler comme un bœuf; ses horribles cris diminuaient ma compassion , il me semblait que ce n'était plus qu'une brute et que j'avais tort de m'attendrir sur lui comme sur un de mes sem- blables. Plus l'homme hurlait, plus mon cœurs'endurcissaitrtant il est vrai que nous avons besoin que les objets de notre compassion con- servent quelque sentiment de leur propre dignité pour que nous puis- sions prendre sérieusement part à leur peine!... la pitié est une association ; et quel est l'homme qui voudrait s'associer à ce qu'il méprise? On l'emporte enGn quoiqu'il oppose une résistance désespérée et assez longue : une petite barque amenée à l'instant même par d'autres agents de police s'approche rapidement ; on garrotte le prisonnier, et, les mains attachées derrière le dos, on le jette sur le nez au fond du bateau ; cette seconde chute, fort rude encore, est suivie d'une grêle de coups; ce n'est pas tout et vous n'êtes pas au bout du supplice préalable; le sergent qui l'a saisi ne voit pas plutôt la victime abattue qu'il lui saute sur le corps ; je m'étais approché, j'ai donc été témoin de ce que je vous raconte. Ce bourreau, étant descendu à fond de cale et marchant sur le dos du patient , se mit à trépigner à coups redoublés sur ce pauvre homme, et à fouler aux pieds le malheureux comme on vendage la grappe dans le pressoir. Pendant cette horrible exécution, les hurlements féroces du supplicié redoublèrent d'abord; mais quand ils commencèrent à faiblir j'ai senti que la force me manquait à moi-même et j'ai fui , ne pouvant rien empêcher : j'en avais vu trop... Voilà ce qui s'est passé sous mes yeux en pleine rue pendant une promenade de récréation , car je voulais me reposer au moins pour quelques jours de mon métier de voyageur écrivain. Mais comment réprimer mon indignation? elle m'a fait reprendre la plume à l'instant. Ce qui me révolte, c'est le spectacle de l'élégance la plus raffinée à côté d'une barbarie si repoussante. S'il y avait moins de luxe et de délicatesse dans la vie des gens du monde, la condition des hommes du peuple m'inspirerait moins de pitié. De tels faits et tout ce qu'ils LA RUSSIE EN 1030. 93 nous laissent deviner, me feraient haïr le plus beau pays de la terre, à plus forte raison me font-ils détester une lande badigeonnée, un marais pIAtré. Quelle exagération ! s'écrieront les Russes... ne voilà- t-il pas de bien grandes phrases pour peu de chose ! ! î Vous appelez cela peu de chose , je le sais, et c'est ce que je vous reproche, l'habi- tude que vous avez de ces horreurs explique votre indifférence sans la justifier. Vous ne faites pas plus de cas des cordes dont vous voyez garrotter un homme que du collier de force qu'on met à vos chiens de chasse. J'en conviens, ces actes sont dans vos mœurs, car je n'ai pu saisir une expression deblAme ou d'horreur sur la physionomie d'aucun des spectateurs de ces abominables scènes ; et il y avait là des hommes de toutes les classes. Si vous me donnez cette approbation tacite de la foule pour une excuse, nous sommes d'accord. En pleii» jour, en pleine rue, frapper un homme à mort avant de le juger, voilà ce qui paraît fort simple au public et aux sbires de Pétersbourg. Bourgeois, seigneurs, soldats et citadins; pauvres et riches, grands et petits, élégants et manants, rustres et dandys, tous les Russes s'entendent pour laisser s'opérer tranquillement de telles choses sous leurs yeux , sans s'embarrasser de la légalité de l'acte. Ailleurs le citoyen est protégé par tout le monde contre l'agent du pouvoir qui abuse : ici, l'agent public est protégé contre la juste ré- clamation du particulier maltraité. Le serf ne réclame pas. L'empereur Nicolas a fait un code! Si les faits que je vous raconte sont d'accord avec les lois de ce code, tant pis pour le législateur ; s'ils sont illégaux, tant pis pour l'administrateur. C'est toujours l'empe- reur qui est responsable. Quel malheur de n'être qu'un homme quand on accepte la charge d'un Dieu !... et qu'on est forcé de l'accepter ! Le gouvernement absolu ne devrait être confié qu'à des anges. Je proteste de l'exactitude des faits que j'ai rapportés ; je n'ai ni ajouté ni retranché un geste dans le récit que vous venez de lire, et je suis rentré pour le joindre à ma lettre, pendant que les moindres circonstances de la scène m'étaient encore présentes à la pensée ' . Si de pareils détails pouvaient se publier à Pétersbourg avec les ' Il n'est pas inutile de répéter que cette lettre, comme presque toutes les autres, ont été conservées et cachées avec soin pendant tout le temps de mon séjour en Russie. 94 LA RCSSIE EN 1039. * commentaires indispensables pour les faire remarquer par des esprits blasés sur tous les genres de férocité et d'illégalités, ils ne produiraient pas le bien qu'on s'en pourrait promettre. L'administration russe s'ar- rangerait de manière à ce que la police de Pctersbourg aCFecUU doré- navant plus de douceur dans ses rapports avec les hommes du peuple, ne fût-ce que par respect pour les yeux délicats des étrangers : voilà tout'.... Les mœurs d'un peuple sont le produit lent de l'action réci- proque des lois sur les usages et des usages sur les lois ; elles ne se changent pas d'un coup de baguette. Celles des Russes, malgré toutes les prétentions de ces demi-sauvages, sont et resteront encore long- temps cruelles. 11 n'y a guère plus d'un siècle qu'ils, étaient de vrais Talares; c'est Pierre le Grand qui a commencé à forcer les hommes d'introduire les femmes dans les assemblées ; et sous leur élégance moderne, plusieurs de ces parvenus de la civilisation ont conservé la peau de l'ours, ils n'ont fait que la retourner, mais pour peu qu'on gratte, le poil se retrouve et se redresse * . A présent qu'il a laissé passer l'époque de la chevalerie dont les nations de l'Europe occidentale ont si bien profité dans leur jeunesse, ce qu'il faudrait à ce peuple, c'est une religion indépendante et con- quérante : la Russie a de la foi ; mais la foi politique n'émancipe pas l'esprit de l'homme, elle le renferme dans le cercle étroit de ses affec- tions naturelles ; avec la foi catholique, les Russes acquerraient bien- tôt des idées générales basées sur une instruction raisonnable et sur une liberté proportionnée à leurs lumières : quanta moi, je suis per- suadé que de cette hauteur , s'ils y pouvaient atteindre, ils domine- raient le monde. Le mal est profond ; et les remèdes employés jus- qu'ici n'agissaient qu'à la surface, ils ont caché la plaie sans la guérir. La bonne civilisation va du centre à la circonférence, tandis que la civilisation russe est venue de la circonférence au centre : c'est de la barbarie recrépie, voilà tout. De ce qu'un sauvage a la vanité d'un homme du monde, s'ensuit-il qu'il en ait la culture? Je l'ai dit, je le répète et je le répéterai peut- être encore : les Russes tiennent bien moins à être civilisés qu'à nous faire croire qu'ils le sont. Tant que cette maladie de la vanité publique ' Ce mot est de l'archevêque de Tarcnlc, dont M. Valéry \ient de faire un [lorlrôil bien inléressanl et Lien complet dans son livre ûcs Anecdotes et Curiosités italiennes. Je crois que la même pensée a clé exprimée encore |)lus énergiqucment par l'empereur Napoléon. D'ailleurs elle vient à quiconque voit les Russes de près. LA RUSSIE EN 1039. "^ leur rongera le cœur et leur faussera l'esprit , ils auront quelques grands seigneurs qui pourront jouer à lï-Iégance chez eux et chez nous, et ils resteront barbares au fond : mais malheureusement le sauvage a des armes à feu. L'empereur Nicolas justifie mon jugement ; il a pensé avant moi que le temps des apparences est passé pour la ilussie, et que tout l'é- difice de la civilisation est à refaire dans ce pays : il a repris la société €n sous-œuvre ; Pierre, dit le Grand, la renverserait une seconde fois pour la rebâtir, Nicolas est plus habile. Je me sens saisi de respect me, tombent à genoux pour remercier Dieu d'un tel miracle et le louer des grandes choses qu'il leur permet d'accom- plir. Voilà ce que j'appelle une fùle nationale : ceci n'est pas un ta- bleau de genre, une flatterie qu'on pourrait prendre pour une satire, comme la mascarade de Péterholî, c'est un tableau d'histoire et du plus haut style. Le grand, le petit, le mauvais, le sublime, tous les contraires entrent dans la constitution de ce singulier pays ; le silence perpétue le prodige et empoche la machine de se briser. L'empereur Nicolas étend la réforme jusque sur le langage des per- sonnes qui l'entourent; il exige qu'on parle russe à la cour. La plu- part des femmes du monde , surtout de celles qui sont nées à Saint- Pétersbourg, ignorent leur langue nationale : mais elles apprennent quelques phrases de russe qu'elles débitent pour obéir à l'empereur, lorsqu'il vient à passer dans les salles du palais où leur service les re- tient ; l'une d'elles est toujours de garde pour annoncer à temps par un signe convenu l'arrivée du maître : aussitôt les conversations fran- çaises cessent et les phrases russes destinées à flatter l'oreille impériale, retentissent dans le palais; le souverain s'applaudit de voir jusqu'où s'étend son pouvoir de réformateur, et ses sujettes rebelles par espiè- glerie se mettent à rire dès qu'il est passé. . . Je ne sais de quoi je suis le plus frappé, en voyant cette immense puissance, de sa force ou de sa faiblesse î Mais comme tout réformateur, l'empereur est doué de l'opiniâtreté qui Gnit par réussir. A l'extrémité de la place, vaste comme un pays, où s'élève la co« lonne, vous voyez une montagne de granit : l'église de Saint-Isaac de Pétersbourg. Ce monument est moins pompeux, moins beau de dessin et moins chargé d'ornements que Saint-Pierre de Rome, mais tout aussi étonnant. Il n'est point terminé, on ne peut donc juger de l'en- semble, ce sera une œuvre hors de proportion avec ce que l'esprit du siècle enfante aujourd'hui chez les autres peuples. Ses matériaux sont le granit, le bronze et le fer : rien d'autre. La couleur en est impo- sante, mais sombre ; commencé sous Alexandre, ce merveilleux temple sera bientôt achevé sous Nicolas par le même Français, M. de Mont- ferrand, qui a élevé la colonne. Tant d'efforts au profit d'un culte tronqué par la politique! Eh quoi I la parole de Dieu ne se fera jamais entendre sous cette voûte? LA RUSSIE EN in39. 97 Les temples grecs ne servent plus de toit à la chaire de véritù. Au mépris des saint Athanase, des saint Chrysostome, la religion ne s'en- seigne point publiquement [aux Russes. Les Grecs-Moscovites re- tranchent la parole de leur culte, tandis que les protestants réduisent le leur à la parole; ni les uns ni les autres ne veulent écouter le Christ qui, la croix à la main , rassemblant des deux bouts de la terre ses troupeaux égarés, crie, du haut de la chaire de saint Pierre : « Venez il moi, vous tous qui avez le cœur pur, qui avez des oreilles pour entendre et des yeux pour voir !... » L'empereur, aidé de ses armées de soldats et d'artistes aura beau s'évertuer, il n'investira jamais l'église grecque d'une puissance que Dieu ne lui a pas donnée : on peut la rendre persécutrice, on ne la rendra point apostolique, c'est-à-dire, civilisatrice , et conquérante dans le monde moral : discipliner des hommes, ce n'est pas convertir les Ames. Cette Église politique et nationale n'a ni la vie morale, ni il vie surnaturelle. Tout vient à manquer à qui manque d'indépen- dance. Le schisme, en sjparant le prêtre de son chef indépendant, le met aussitôt dans la main de son prince temporel ; ainsi la révolte est punie par l'esclavage. Il faudrait douter de Dieu si l'instrument de l'oppression devenait celui de la délivrance. Aux époques les plus sanglantes de l'histoire, l'église catholique travaillait encore à émanciper les nations : le prêtre adultère vendait le Dieu du ciel au Dieu du monde pour tyranniser l'homme au nom du Christ; mais ce prêtre impie, alors même qu'il donnait la mort au corps, éclairait encore l'esprit ; car tout détourné de ses voies qu'il était, il faisait pourtant partie d'une église qui possédait la vie et la lumière ; le prêtre grec ne donne ni la vie ni la mort ; il est mort lui- même. Des signes de croix , des salutations dans la rue, des génuflexions devant des chapelles, des prosternations de vieilles dévotes contre le pavé des églises , des baisements de main ; une femme, des enfants, et le mépris universel, voilà tout le fruit que le pope a recueilli de son abdication... voilà tout ce qu'il a pu obtenir de la nation la plus superstitieuse du monde... Quelle leçon!... quelle punition! Voyez et admirez : c'est au milieu du triomphe de son schisme que le prêtre schismatique est frappé d'impuissance. Le prêtre, lorsqu'il veut acca- parer le pouvoir temporel, périt faute de vues assez élevées pour re- connaître la voie que Dieu lui ouvre ; le prêtre qui se laisse détrôner 6. •^8 LA RUSSIE EN 1039. par le roi périt faute de courage pour suivre celte voie : tous les deux manquent également à leur vocation supri^mc. ricrrc 1" n'avail-il pas la conscience chargée d'un assez grand poids de responsabilité, lorsqu'il a pris pour lui et ses successeurs , l'ombre d'indépendance, le reste de liberté conservés à sa malheureuse église? Jl a entrepris une œuvre au-dessus des forces humaines; depuis ce moment la fin du schisme est devenue impossible,... c'est-à-dire aux yeux de la raison, et si l'on considère legenrehumain d'un point de vue purement humain. Je rends grâce au vagabondage de ma pensée, puisqu'en la laissant sauter librement d'objet en objet , d'idée en idée , je vous peins la Russie tout entière ; avec un style plus méthodique je craindrais de me heurter aux contrastes trop criants, et pour éviter le reproche de confusion, de divagation ou d'inconséquence, je perdrais les moyens de vous montrer la vérité telle qu'elle m'apparaît. L'état du peuple, la grandeur de l'empereur, l'aspect des rues, la beauté des monuments, l'abrutissement des esprits, conséquence de la dégénération du principe religieux, tout cela frappe mes yeux en un instant, et passe pour ainsi dire à la fois sous ma plume ; et tout cela, c'est la Russie même dont le principe de vie se révèle à ma pensée à propos des objets le moins signiGcatifs en apparence. Vous n'êtes pas au bout : je n'ai pas terminé mes courses sentimen- tales. Hier je me promenais à pied avec un Français de beaucoup d'esprit et qui connaît bien Pétersbourg; placé comme instituteur dans une famille de grands seigneurs, il est à portée de savoir la vérité, que nous autres, étrangers de passage, nous poursuivons en vain. Aussi trouve-t-il mes jugements trop favorables à la Russie. Je ris de ses reproches quand je pense à ceux que me feront les Russes, et je soutiens que je suis de bonne foi , vu que je hais ce qui me paraît mal et que j'admire ce qui me paraît bien dans ce pays comme ailleurs. Ce Français passe sa vie avec des aristocrates russes ; il y à là une nuance d'opinion assez curieuse à observer. Nous marchions au hasard ; parvenus au milieu de la Perspective Nevsski, la rue la plus belle et la plus fréquentée de la ville, nous ralen- tîmes le pas pour rester plus longtemps sur les trottoirs de cette bril- lante promenade ; j'étais en train d'admirer. Tout à coup une voiture noire ou d'un vert foncé vient au-devant de nous. Elle est longue, carrée , assez basse et fermée de quatre côtés. On eût dit d'une bière LA RUSSIE EX 1C:J9. 09 énorme posée sur un train de charrette. Quatre petites ouvertures d'environ six pouces en carré, grillées par des barreaux de fer, donnent de l'air et du jour à ce tombeau mouvant ; un enfant de huit ou dix ans au plus conduisait les deux chevaux attelés à lu machine , et à ma grande surprise, un nombre assez considérable de soldats l'es- cortaient. Je demande à mon guide à quoi peut servir un équipage aussi singulier ; ma question n'était pas achevée qu'tin visage hAve se moiitre à l'un des guichets de la boite et se charge de la réponse : cette voiture sert à transporter les prisonniers au lieu de leur desti- nation. « C'est la voiture cellulaire des Russes, me dit mon compagnon ; ailleurs il y a sans doute quelque chose de semblable, mais c'est un objet odieux et qu'on dérobe aux regards le plus possible : ne vous semble-t-il pas ici qu'on en fasse montre? quel gouverisement ! — » Songez, repartis-je, aux difticultés qu'il rencontre. — » Ah ! vous êtes encore la dupe de leurs paroles dorées ; je le vois bien, les autorités russes feront de vous ce qu'elles voudront. — » Je tache de me mettre à leur point de vue : rien ne mérite plus d'égards que le point de vue des hommes qui gouvernent, car ce ne sont pas eux qui le choisissent. Tout gouvernement est obligé de partir des faits accomplis ; celui-ci n'a pas créé l'ordre de choses qu'il est appelé à défendre énergiquement , et à perfectionner pru- demment. Si la verge de fer qui dirige ce peuple encore brut cessait un instant de s'appesantir sur lui , la société entière serait boule- versée. — » On vous dit cela ; mais croyez bien qu'on se plaît à cette pré- tendue nécessité : ceux qui se plaignent le plus des sévérités dont ils sont forcés d'user, disent-ils, n'y renonceraient qu'à regret : au fond ils aiment les gouvernements sans contre-poids ; cela se meut plus aisément. Nul homme ne sacrifie volontiers ce qui lui facilite sa tâche. Exigez donc d'un prédicateur qu'il se passe de l'enfer pour convertir les pécheurs endurcis ! L'enfer, c'est la peine de mort des théologiens * . ils s'en servent d'abord à regret , comme d'un mal nécessaire , et finissent par prendre goût au métier de damner la plus grosse part du genre humain. Il en est de même des mesures sévères en politique; on les craint avant de les essayer, puis, quand on en voit le succès, on ' N'oubliez pas, je vous prie, que ce n'est pas moi qui parle ainsi, 100 LA RDSSIE EN 1030. los admire; voilà, n'en douiez pas, ce qui arrive trop souvent dans ce pays ; il me semble qu'on y fait naître à plaisir les occasions de sévir, de peur d'en perdre l'habitude. Ignorez-vous ce qui se passe à riieure qu'il est sur le Volga? — » J'ai entendu parler de troubles graves, maispromptement ré- primés. — » Sans doute; mais à quel prix? Et si je vous disais que ces affreux désordres font le résultat d'une parole de l'empereur... — » Jamais vous ne me ferez croire qu'il ait approuvé de telles horreurs. — » Ce n'est pas non plus ce que je veux dire ; toutefois c'est un mot prononcé par lui, innocemment, je le pense comme vous, qui a causé le mal : voici le fait. Malgré les injustices des préposés de la couronne, le sort des paysans de l'empereur est encore préférable à celui des autres serfs, et sitôt que le souverain se rend propriétaire de quelque nouveau domaine, les habitants de ces terres acquises par la couronne deviennent l'objet de l'envie de tous leurs voisins. Der- nièrement il acheta une propriété considérable dans le canton qui s'est révolté depuis ; à l'instant des paysans sont députés de tous les points du pays vers les nouveaux administrateurs des terres impé- riales, pour faire supplier l'empereur d'acheter aussi les hommes et les domaines du voisinage; des serfs choisis pour ambassadeurs sont envoyés jusqu'à Pétersbourg : l'empereur les reçoit, il les accueille avec bonté ; cependant à leur grand regret il ne les achète pas. Je ne puis , leur dit-il , acquérir la Russie tout entière ; mais un temps viendra, je l'espère , où chaque paysan de cet empire sera libre; si cola ne dépendait que de moi les Russes jouiraient dès aujourd'hui de l'indépendance que je leur souhaite et que je travaille de toutes mes forces à leur procurer dans l'avenir. — » Eh bien, cette réponse me paraît pleine de raison, de franchise et d'humanité. — » Sans doute , mais l'empereur devrait savoir à qui s'adressent ses paroles, et ne pas faire égorger sa noblesse par tendresse pour ses serfs. Ce discours, interprété par des hommes sauvages et envieux, a mis toute une province en feu. Puis il a fallu punir le peuple des crimes qu'on lui avait fait commettre. « Le Père veut notre délivrance , » s'écrient sur les bords du Volga les députés revenus de leur maison. )) Il n'aspire qu'à faire notre bonheur ; il nous l'a dit lui-même, ce LA RUSSIE EN 1030. jOl » sont donc les seigneurs et tous leurs préposés qui sont nos ennemis » et qui s'opposent aux bons desseins du Père ! vengeons-nous, ven- » geons l'empereur ! » Là-dessus les paysans croient faire une œuvre pie en se jetant sur leurs maîtres , et voilà tous les seigneurs d'un canton et tous les intendants massacrés à la fois avec leurs familles. Ils embrochent l'un pour le faire rôtir tout vif, ils font bouillir l'autre dans une chaudière, ils éventrent les délégués, tuent de diverses ma- nières les préposés des administrations, ils font main basse sur tout ce qu'ils rencontrent, mettent des villes entières à feu et à sang, enfin ils dévastent une province, non pas au nom de la liberté, ils ne savent ce que c'est , mais au nom de la délivrance et au cri de Vive V em- pereur! mots clairs et bien définis pour eux. — » C'est peut-être quelques-uns de ces cannibales que nous venons de voir passer dans la cage aux prisonniers. Savez-vous qu'il y aurait de quoi tempérer notre indignation philanthropique... Menez donc de tels sauvages avec les moyens de douceur que vous exigez des gou- vernements de l'Occident ! — » Il faudrait changer graduellement l'esprit des populations ; au lieu de cela, on trouve plus commode de changer leur domicile; à chaque scène du genre de celle-ci on déporte en masse des villages , des cantons tout entiers; nulle population n'est assurée de garder son territoire ; le résultat d'un tel système , c'est que l'homme attaché comme il l'est à la glèbe n'a pas môme dans l'esclavage l'unique dédom- magement que comporte sa condition : la fixité , l'habitude, l'atta- chement à son gîte. Par une combinaison infernale, il est mobile sans être libre. Un mot du souverain le déracine comme un arbre, l'ar- rache à sa terre natale et l'envoie périr ou languir au bout du monde: que devient l'habitant des champs transplanté dans un village qui ne l'a pas vu naître, lui dont la vie est liée à tous les objets qui l'envi- ronnent? le paysan exposé à ces ouragans du pouvoir suprême n'aime plus sa cabane, la seule chose qu'il pût aimer en ce monde : il déteste sa vie et méconnaît ses devoirs, car il faut donner quelque bonheur à l'homme pour lui faire comprendre ses obligations; le malheur ne l'instruit qu'à l'hypocrisie et à la révolte. Si l'intérêt bien entendu n'est pas le fondement de la morale, il en est l'appui. S'il m'était permis de vous donner les détails authentiques que j'ai recueillis hier sur les événements de *** , vous frémiriez en les écoutant. — » Il est malaisé de changer l'esprit d'un peuple; ce n'est pas l'af- faire d'un jour ni môme d'un règne. 102 LA ULSSlIi ES ÏRM. — » V Iravaillc-t-on de bonne foi? — » Je le crois, mais a\rc pnulence. — » Ce que vous appelez prutlenec, je l'appelle fausseté; vous ne connaissez pas l'empereur. — » Ileproeliez-hii d'ôtrc inflexible, non pas d't^trc faux ; or, dans un prince, l'inllexibililé est sou\ent une vertu. — » Ceci pourrait se nier ; mais je ne veux pas m'écarter de mon thème : vous croyez le caractère de l'empereursincère? rappelez-vous sa conduite à la mort de Pouskinc. — » Je ne connais pas les circonstances de ce fait. » Toutende\isantde la sorte nous étions arrivés au Cliamp-de-Mars, vaste place qui paraît déserte quoiqu'elle occupe le milieu de la ville; mais elle est tellement étendue que les hommess'y perdent : on lesSoit venir de loin et l'on y peut causer avec plus de sécurité que dans sa chambre. Mon cicérone continue : « Pouskine était , comme vous le savez , le plus grand poëtc de la Russie. — » Nous n'en sommes pas juges. — » Nous le sommes au moins de sa réputation. — » On vanteson style, c'est un mérite facile pour un homme né chez un peuple encore inculte quoiqu'à une époque de civilisation raiTinée, car il peut recueillir les sentiments et les idées en circulation chez les nations voisines et paraître original chez lui. Sa langue est à lui , puisqu'elle est toute neuve ; et, pour faire époque dans une nation ignorante, entourée de nations éclairées, il n'a qu'à traduire, il n'a nuls frais dépensées à faire. Imitateur, il passera pour créateur. — » Fondée ou non, sa réputation était grande. 11 était encore jeun'.; et d'un caractère irascible : vous savez qu'il avait du sang more par sa mère. Sa femme, très-belle personne, lui inspirait plus de passion que de confiance ; avec son àme de poète et son caractère africain , il était porté à la jalousie : exaspéré par des apparences, par de faux rapports envenimés avec une perfidie qui rappelle la conception de Shakspeare, l'Olhello russe perd toute mesure et veut forcer l'hornme par lequel il se croit offensé à se battre avec lui. Cet homme était un Français, et de plus son beau-frère; il s'appelle M. d'Antès. Le duel en iîussie est une affaire grave, d'autant plus grave qu'au lieu des'ac- corder, comme chez nous, avec les mœurs contre les lois, il blesse les idées rerues ; cette nation est plus orientale que chevaleresque. Le LA RUSSIE EN 1039. 103 duel est illégal ici comme il l'est partout , et il a de moins qu'ailleurs l'appui de ropiniou publique. » M. d'Aulès lit ce qu'il put pour éviter l'éclat : pressé vivement par le malheureux époux, il refuse satisfaction avec assez de dignité ; mais il continue ses assiduités. Pouskine devient presque fou : la pré- sence inévitable de l'homme dont il veut la mort lui paraît un outrage permanent , il risque tout pour le chasser de chez lui ; les choses en viennent à ce point que désormais le duel est commandé. Les deux beaux-frères se battent donc et M. d'Antès tue Pouskiue ; l'homme que l'opinion publique accuse est celui qui triomphe, et le mari ofl'ensé, le poëte national , l'innocent succombe. w Cette mort fut un scandale public et un deuil universel. Pous- kine, le poëte russe par excellence, l'auteur des plus belles odes de la langue, l'honneur du pays, le restaurateur de la poésie slave, le premier talent indigène dont le nom ait retenti avec quelque éclat en Europe. . . . en Europe!!... enfin la gloire du jour, l'espoir de l'avenir, tout est perdu ; l'idole est abattue dans sou temple, et le héros, frappé dans sa force, tombe sous la main d'un Francjais.... Que de haines, que de passions enjeu ! Pétersbourg, Moscou, l'empire s'estému; un deuil gé- néral atteste le mérite du mort, et prouve la gloire du pays, qui peut direàl'Europe: J'ai eu mon poëte !!... et j'ai l'honneur de le pleurer! » L'empereur, l'homme de la Russie qui connaît le mieux les Russes, et qui se connaît le mieux en flatterie, n'a garde de ne point prendre part à l'aflliction publique; il ordonne un service, je ne sais môme pas s'il ne porte point la coquetterie pieuse jusqu'à se rendre en per- sonne à cette cérémonie, afin, de publier ses regrets en prenant Dieu même à témoin de son admiration pour le génie national enlevé trop tôt à sa gloire. — » Quoi qu'il en soit, la sympathie du maître flatte si bien l'esprit moscovite qu'il réveille un généreux patriotisme dans le cœur d'un jeune homme doué de beaucoup détalent; ce poëte trop crédule s'en- thousiasme pour l'acte d'auguste protection accordée au premier des arts, et le voilà qui s'enhardit au point de se croire inspiré! Dans l'expansion naïve de sa reconnaissance, il ose même écrire une ode.... admirez l'audace!., une ode patriotique pour remercier l'em- pereur de se faire le protecteur des lettres! 11 finit cette pièce remar- quable en chantant les louanges du poëte évanoui : rien de plus J!ai lu ces vers, et je puis vous attester les innocentes intentions de 104 LA RUSSIE EN 1830. riuilenr ; à moins que vous ne lui fassiez un crimcdecacher dans le loiid (le son ccriir une espérance bien permise, ce me semble, à une jeune imagiiialion. J'ai cru voir qu'il pensait, sans le dire, qu'un jour peut-être Pouskine ressusciterait en lui et que le fils de l'empereur récompenserait le second poëte de la Russie, comme l'empereur ho- nore le premier Téméraire!... ambitionner une renommée, avouer la passion de la gloire sous le despotisme ! c'est comme si Prométhée eût dit à Jupiter : « Prends garde, défends-toi ; je vais te dérober la foudre. » Or, voici quelle récompense reçut le jeune aspirant au Iriumplic, c'est-à-dire au martyre. Le malheureux, pour s'être fié insolemment à l'amour public de son maître pour les beaux-arts et pour les belles-lettres, encourut sa disgrAce particulière ; et reçut en SECUKT l'ordre d'aller développer ses dispositions poétiques au Caucase, succursale adoucie de l'antique Sibérie. » Après être resté là deux années, il en est revenu avec une santé détruite, uneàmc abattue, une imagination radicalement guérie de ses chimères, en attendant que son corps guérisse aussi des fièvres de la Géorgie. Après ce trait, vous fierez-vous encore aux paroles ofii- ciclles de l'empereur, à ses actes publics? — » L'empereur est homme, il participe aux faiblesses humaines. Quelque chose l'aura choqué dans la direction des idées de ce jeune poêle. Soyez sûr qu'elles étaient européennes plutôt que nationales. L'empereur fait le contraire de Catherine II; ilbrave l'turopcau lieu de la fiatter ; c'est un tort, j'en conviens ; car la taquinerie est encore ' une espèce de dépendance, puisque avec elle on ne se détermine que par la contradiction ; mais ce tort est pardonnable, surtout si vous ré- néchissez au mal fait à la Russie par des princes qui furent possédés toute leur vie de la manie de l'imitation. — » Vous êtes incorrigible, s'est écrié l'avocat des derniers boyards. Vous aussi vous croyez à la possibilité d'une civilisation à la russe. C'était bon avant Pierre I" ; mais ce prince a détruit le fruit de son germe. Allez à Moscou, c'est le centre de l'ancien empire; vous verrez cependant que tous les esprits s'y tournent vers les spéculations industrielles, et que le caractère national est aussi effacé là qu'il l'est à Saint-Pétersbourg. L'empereur TsMcolas commet aujourd'hui, dans un autre sens, une faute pareille à celle de l'empereur Pierre I". Il compte pour rien l'histoire d'un siècle entier, du siècle de Pierre le Grand ; l'histoire a ses fatalités, celle des faits accomplis. Malheur au prince qui ne veut pas s'y soumettre! » LA RUSSIE EN 1039. 105 L'heure était avancée ; nous nous séparAmes, et j'ai continué ma promenade, rêvant tout seul à l'énergique sentiment d'opposition qui doit germer dans des àraes habituées à rédéchir dans le silence du despotisme. Les caractères qu'un tel gouvernement n'abrutit pas, se fortiGent. Je suis rentré pour vous écrire; c'est ce que je fais presque tous les jours, néanmoins il se passera bien du temps avant que vous receviez ces lettres, vu que je les cache comme des plans de con- spiration, en attendant que je puisse vous les envoyer sûrement, chose si difficile que je crains d'être obligé de vous les porter moi-même. ( Suite de la lettre précédente. ) Ce 30 juillet 1039. Hier en finissant d'écrire , je me suis mis à relire quelques tra- ductions des poésies de Pouskine : elles m'ont confirmé dans l'opinion qu'une première lecture m'avait donnée de lui. Cet homme a emprunté une partie de ses couleurs à la nouvelle école poétique de l'Europe occidentale. Ce n'est pas qu'il ait adopté les opinions anti- religieuses de lord Byron, les idées sociales de nos poètes ni la philo- sophie des poètes allemands ; mais il a pris leur manière de peindre. Je ne vois donc pas encore en lui un vrai poëte moscovite. Le Polonais Mickiewitch me paraît bien plus slave, quoiqu'il ait subi comme Pouskine l'influence des littératures de l'Occident. Au reste, le vrai poëte moscovite, s'il existait, ne pourrait aujour- d'hui parler qu'au peuple ; il ne serait ni entendu ni lu dans les salons. Où il n'y a pas de langue , il n'y a pas de poésie : il n'y a pas non plus de penseurs. L'empereur Nicolas commence à exiger qu'on parle russe à la cour ; on rit aujourd'hui d'une nouveauté qui paraît l'effet d'un caprice du maître ; la génération suivante le remerciera de cette victoire du bon sens sur le beau monde. Comment l'esprit naturel se ferait-il jour dans une société où l'on parle quatre langues avant d'en savoir une? L'originalité de la pensée tient de plus près qu'on ne croit à l'intégrité de l'idiome. Voilà ce qu'on oublie en Russie depuis un siècle, et en France depuis quelques années. Nos enfants se ressentiront de la manie des bonnes anglaises 106 lA lu SSIE EX 1030. <]ui s'est emparée chez nous de loutcs les mères fashinnnhles . En France, le premier et je crois le meilleur maître de français, c'était la nourrice : l'homme doit étudier sa langue naturelle toute sa vie, mais l'enfant ne doit pas l'apprendre, il la reçoit au berceau sans étude. Au lieu de cela nos petits Français d'aujourd'hui bal- butient l'anglais et estropient l'allemand en naissant, puis on leur ■enseigne le français comme une langue étrangère. Montaigne se félicite d'avoir appris le latin avant le français ; c'est peut -être à cet avantage dont s'applaudit l'auteur des Essais (\\\(i nous avons dû le talent le plus naïf et le plus national de notre ancienne littérature : il avait sujet de se réjouir, car le latin est la racine de notre langue ; mais la netteté, la spontanéité de l'expression se perd chez un peuple qui ne respecte pas le langage desespères; nos enfants parlent anglais comme nos gens portent de la poudre ! Je suis per- suadé que le peu d'originalité des littératures slaves modernes tient à l'habitude qu'ont prise les Russes et les Polonais pendant le xviii* siècle et depuis, d'introduire dans leurs familles des gouvernantes et des précepteurs étrangers ; quand ils reviennent à leur langue, les Russes traduisent, et ce style d'emprunt arrête l'élan de la pensée en détrui- sant la simplicité de l'expression. Pourquoi les Chinois ont-ils jusqu'ici fait plus pour le genre humain en littérature, en philosophie, en morale, en législation , que n'ont fait les Russes? C'est peut-être parce que ces hommes n'ont cessé de professer un grand amour pour leur idiome primitif. La confusion des langues ne nuit pas aux esprits médiocres, au contraire, elle les sert dans leurs industries; l'instruction superficielle, îa seule qui convieime à ces esprits-là, est facilitée par l'étude égale- ment superficielle des langues vivantes , étude légère ou plutôt jeu ■d'esprit parfaitement appropriée aux facultés des intelligences pares- seuses ou tournées vers un but matériel ; mais si le malheur veut que ce système soit, une fois entre mille, appliqué à l'éducation d'un talent supérieur, il arrête le travail de la nature, il égare le génie et lui prépare pour l'avenir une source de regrets stériles ou de travaux auxquels peu d'hommes même distingués ont le loisir et le courage de «e livrer passé la première jeunesse. Tous les grands écrivains ne sont pas des Rousseau : Rousseau étudia notre langue comme un étranger et il fallut son génie d'expression, sa mobilité d'imagination , joints à ^ ténacité de caractère; enfin il fallut son isolement dans la société LA RUSSIE EN 1039. 107 pour qu'il pût parvenir à savoir le français comme s'il ne l'eût point appris. Cependant le franrais des Genevois est moins loin de celui de Féuelon que le jargon mùlé d'anglais et d'allemand qu'apprennent aujourd'hui à Paris les enfants des personnes élégantes par excellence. Peut-être l'artifice qui paraît trop dans les phrases de Kousscau n'exis- terait-il pas, si le grand écrivain fût né en France dans le temps où les enfants y parlaient français. L'étude des langues anciennes, à la mode alors, loin d'avoir un fâcheux résultat, nous donnait les seuls moyens d'arriver à une con- naissance approfondie de la nôtre qui en dérive. Cette étude qui nous faisait remonter à notre source, nous fortifiait dans notre naturel, sans compter qu'elle était la plus appropriée aux facultés et aux besoins de l'enfance, pour laquelle on doit avant tout préparer l'instrument de la pensée : la langue. Tandis que la Russie régénérée lentement par le souverain qui la gouverne aujourd'hui d'après des principes méconnus des anciens chefs de ce pays, espère une langue, des poètes et des prosateurs, les gens élégants, et soi-disant éclairés chez nous, préparent à la France une génération d'écrivains imitateurs et de femmes sans indépen- dance d'esprit qui entendront si bien Shakspeare et Gœthe dans l'original, qu'ils n'apprécieront plus la prose de Bossuet et de Cha- teaubriand, ni la poésie ailée de Hugo, ni les périodes de Racine, ni l'originalité ni la franchise de Molière et delà Fontaine, ni l'esprit, le goût de madame de Sévigné, ni le sentiment ni la divine harmonie de Lamartine ! Voilà comme on les aura rendus incapables de rien produire d'assez original pour continuer la gloire de leur langue, et pour forcer comme autrefois les hommes des autres pays de venir en France étudier les mystères du goût. LETTRE XVIIL Pélersbournr, ce 30 juillet 1839, :'i onze 1. cures du soir. Ce matin de bonne heure j'ai reçu la visite delà personne dont la conversation vous a été racontée dans ma lettre d'hier. Elle m'appor- 108 LA RUSSIE EN 1039. tait quelques pages écrites en français par le jeune prince***, le fils de son prolecteur. Celte relation d'un fait véritable est un des nombreux épisodes de l'événement assez récent dont toutes les Ames sensibles, tous les esprits sérieux sont ici préoccupés en secret et en silence. Peut-on jouir sans trouble du luxe d'une magnifique résidence, quand on pense qu'à quelques centaines de lieues du palais les sujets s'é- gorgent, et que la société se dissoudrait sans les terribles moyens em- ployés pour la défendre? Le jeune prince *** qui vient d'écrire cette histoire serait à jamais perdu, si l'on pouvait se douter qu'il en est l'auteur. Voilà pourquoi il me confie son manuscrit et me charge de le publier. Il consent à me laisser insérer l'anecdote de la mort de Thelenef dans le texte de mon voyage, où je la donnerai pour ce qu'elle est, sans toutefois com- promettre personne, mais je profite avec reconnaissance d'un moyen de jeter quelque variété dans ma narration. On nAe garantit l'exac- titude des faits principaux ; vous y ajouterez foi autant et aussi peu qu'il vous plaira ; moi, je crois toujours ce que disent les gens que je ne connais pas; l'idée du mensonge ne me vient qu'après la preuve. J'ai pensé un instant qu'il vaudrait mieux ne publier ce récit qu'à la suite de mes lettres : je craignais de nuire à la gravité de mes re- marques si j'interromiais la narration de faits réels par un roman ; mais en rélléchissant je trouve que j'avais tort. Indépendamment de ce que le fond de Thelenef est vrai, il y a un sens secret dans la correspondance qui existe entre les scènes du monde et les idées qu'elles font naître à chaque homme : l'enchaînement des circonstances qui nous entraînent, le concours des événements qui nous frappent, est la manifestation de la volonté divine à l'égard de notre pensée et de notre jugement. Tout homme ne finit-il pas par appré- cier les choses et les personnes d'après les accidents qui composent sa propre histoire? C'est toujours delà que part la pensée de l'homme supérieur ou médiocre pour juger de toutes choses. Nous ne voyons le monde qu'en perspective, et l'arrangement des objets présentés à nos observations ne dépend pas de nous. Cette intervention de Dieu dans notre vie intellectuelle est une fatalité de notre esprit. Donc, la meilleure justification de notre manière de juger sera toujours d'exposer à leur rang les épreuves qui l'ont provoquée et motivée. •** X LA RUSSIE EN^^. 109 C'est aujourd'hui que j'ai lu l'histoire delhdencf, c'est également sous cette date que vous la lirez. Le grand poëte qui préside à nos destinées connaît mieux que nous l'importance des préparations pour l'eiïet du drame de la vie. Un voyage est un drame, sans art, à la vérité, mais qui, pour rester au- dessous des règles de la composition littéraire, n'en a pas moins un but philosophique et moral, une espèce de dénoùment dénué d'arti- fice, non d'intérêt ni d'utilité : ce dénoùment tout intellectuel con- siste dans la rectification d'une foule de préjugés et de préventions. L'homme qui voyage se soumet à une sorte d'opération morale exer- cée sur son intelligence par la bienfaisante justice de Dieu, qui se manifeste dans le spectacle du monde ; l'homme qui écrit son voyage y soumet le lecteur. Le jeune Russe, auteur de ce fragment, voulant justifier par le souvenir des horreurs de notre révolution la férocité des hommes de son pays, a cité chez nous un acte de cruauté : le massacre de M. de Belzunce à Caen. Il aurait pu grossir sa liste : mademoiselle de Som- breuil forcée de boire un verre de sang pour racheter la vie de son père, la mort héroïque de l'archevêque d'Arles et de ses glorieux compagnons de martyre dans le cloître des Carmes à Paris, les mitrail- lades de Lyon et... honte éternelle au zèle des bourreaux révolu- tionnaires!! les promesses trompeuses des mitrailleurs pour engager celles des victimes qui vivaient encore, après la première décharge de mousqueterie, à se relever; les noyades de Nantes surnommées par Carrier les mariages républicains, et bien d'autres atrocités que les historiens n'ont pas même recueillies, pourraient servir à prouver que la férocité humaine n'est qu'endormie chez les nations les plus civi- lisées ; pourtant il y aune différence entre la cruauté méthodique, froide et durable des mugics et la frénésie passagère des Français. Ceux-ci, pendant la guerre qu'ils faisaient à Dieu et à l'humanité, n'étaient pas dans leur état naturel : la mode du sang avait changé leur caractère, et l'inconséquence des passions présidait à leurs actes; car jamais ils ne furent moins libres qu'à l'époque où tout se faisait chez eux au nom de la liberté. Vous allez voir au contraire les Russes s'entr'égorger sans démentir leur caractère; c'est un devoir qu'ils accomplissent. Chez ce peuple obéissant l'influence des institutions sociales est si grande dans toutes les classes, l'éducation involontaire des habitudes 110 ]>mme tout se ressemble, l'immense étendue du territoire n'em- p'^-che pas que tout ne s'exécrjte, d'un bout de la Hussie à l'autre avec une ponctualité, avec un accord magiques. Si jamais on réussissait k opérer une véritable révolution par le [leuple russe, h; massacre serait réguli<;r comme b^ révrdutions d'un régiment. On verrait les \illages changés en casernes f;t le meurtre organisé sortant tout armé deschaumièrfîs s'avancer en ligne, en bon ordre ; enfin, les Husscs se prépareraient au pillage depuis Smolensk jusqu'à Irkutsk, comme Ils marchent à la parade sur la place du palais d'hiver à Pétersbourg. De tant d'uniformité il résrilte entre brs dispositions naturelles du p*;uple et ses habitudes sociabiS un accord dont les effets peuvent de- venir prodigieux en bien comme en mal. Tout est obscur dans l'avenir du monde ; mais ce qui fîst certain^ ff(^t qu'il verra d'étrangr^ s^;ènes qui s^îront jouées devant les nation* par cette nation ()rédeji, si! faut eu eroire ee (ju'ou répète tout bas, sans le mot de l'empereur au\ députés des paysans^ ceux-ci u'auraieul pas i)ris les arnies. J'espère (jue ce lait et ceuv que je vous ai cités ailleurs vou> ferout aperce\oir le daiii^er diuculquer des opiuions libérales à des popu- lations si mal préparées pour les comprendre. Un l'ait de liberté poli- tique, plus on aime la chose, plus on lioit éNiter d'en prononcer le nom devant des hommes qui ne peuvent que compromettre une cause sainte par leur manière de la défendre; c'est ee qui me fait douter de l'impruilente réponse attribuée à l'empereur. Ce prince connaît mieux que persomie le caraclère de son peuple, et je ne puis m'ima- giner qu'il ait provoqué la ré\olledes paysans, même sans le >ouli)ir. Toutefois, je dois ajouter (pie plusieurs personnes bien instruites pensent hVdessus tout autrement que je ne pense. Les horreurs de l'émcule sont décrites par l'auteur de Thelencf avec une exactitude d'autant plus scrupuleuse, que l'action princi- pale s'est passée ilans la famille même de celui qui la raconte. S'il s'est permis d'ennoblir le caractère et l'amour des deux jeunesi gens, c'est qu'il a l'imagination poétique ; mais tout en embellissant les sentiments il conscr>e aux hommes leurs habitudes nationales : enlin ni par les faits, ni par les passions, ni par les mœurs, ce petit roman ne me parait déplacé au milieu d'un ouvrage dont tout le mérite consiste dans la \érité des peintures. J'ajoute (jue des scènes sanglantes se renouvellent encore jour- nellement sur plusieurs points de la même contrée, où l'ordre public vient d'être troublé et rétabli d'une si etlVo^able manière. >'ous voyez que les Uussesonl mauN aise gri\ce de reprocher à la l'rance ses désordres politiques, et d'en tirer îles conséquences en faveur du despotisme. (Ju'on accorde pendant vingt-quatre heures la liberté dc^ la presse à la Russie, ce que vous apprendrez vous fera reculer d'hor- reur. Le silence e.st indispensable à l'oppression. Sous un gouverne^ ment absolu il est telle indiscrétion qui équivaut à un crime de haute trahison. S'il se trouve parmi les Russes de meilleurs diplomates que chez les peuples les plus avancés en civilisation, c'est que nos journaux les avertissent de tout ce qui se passe et se projette clicz nous ; et qu'au lieu de leur iléguiscr nos faiblesses a\cc pruvience, nous les leur ré- 112 LA RUSSIE EN 1030. vêlons a\cc passion tous les malins, tandis qu'au contraire leur poli- tique byzantine, travaillant dans l'ombre, nous cache soigneusement ce qu'on pense, ce qu'on fait et ce qu'on craint chez eux. Nous marchons au grand jour, ils avancent à couvert : la partie n'est pas égale. L'igno- rance où ils nous laissent nous aveugle; notre sincérité les éclaire; nous avons la faiblesse du bavardage, ils ont la force du secret : voilà surtout ce qui fait leur habileté. HISTOIRE DE THELENEF*. Les terres du prince *** étaient administrées depuis plusieurs années par un intendant, nommé Thelenef. Le prince ***, occupé ailleurs, ne pensait guère à ses domaines ; trompé dans ses espérances ambi- tieuses, il voyagea longtemps pour secouer l'ennui du grand seigneur disgracié ; puis, lorsqu'il fut las de demander aux arts et à la nature des consolations contre les mécomptes de la politique, il revint dans son pays, afin de se rapprocher de la cour qu'il ne quitte plus et pour tAcher, à force de soins et d'assiduités, de recouvrer la faveur du maître. Mais tandis que sa vie et sa fortune s'épuisaient infructueusement à faire tour à tour le courtisan à Saint-Pétersbourg et l'amateur des antiquités dans le midi de l'Europe, il perdait l'affection de ses paysans, exaspérés par les mauvais traitements de Thelenef. Cet homme était souverain dans les vastes domaines de Vologda ^, où sa manière d'exercer l'autorité seigneuriale le faisait exécrer. Mais Thelenef avait une fille charmante nommée Xenie ' : la dou- ceur de cette jeune personne était une vertu infuse, car ayant de bonne heure perdu sa mère, elle ne reçut d'éducation que celle que son père lui pouvait donner. H lui enseigna le français : elle apprit • J'ai choisi au hasard les noms de lieux cl de personnes, car mon but était uni- quement de déguiser les véritables, j'ai même retranché ceux-ci tout à fait quand je n'ai pas craint de nuire à la clarté du récit, enfin je me suis permis de corriger dans le style quelques expressions étrangères au génie de notre langue. * Nom substitué au véritable. ' Ce joli nom est celui d'une sainte russe. LA RUSSIE EN 1030. 113 pour ainsi dire par cœur quelques classiques du siècle de Louis XIV oubliés dans le château de Vologda par le père du prince. La Bible, les Pensées de Pascal, Télémaque, étaient ses livres favoris ; quand on lit peu d'auteurs, qu'on les choisit bien, et qu'on les relit souvent, oh profite beaucoup de ses lectures. Une des causes de la frivolité des esprits modernes, c'est la quantité de livres plutôt mal lus que mal écrits, dont le monde est inondé. Un service à rendre aux générations à venir, ce serait de leur apprendre à lire, talent qui devient de plus en plus rare depuis que tout le monde sait écrire.... Grâce à sa réputation Aq savante, Xenie, à dix-neuf ans, jouissait dans tout le gouvernement de *** d'une considération méritée. On venait la consulter de tous les villages voisins ; dans les maladies, dans les affaires, dans les chagrins des pauvres paysans, Xenie était leur guide et leur appui. Son esprit conciliateur lui attirait souvent les réprimandes de son père; mais la certitude d'avoir fait quelque bien ou empêché quelque mal la dédommageait de tout. Dans un pays où en général les femmes ont peu d'influence •, elle exerçait un pouvoir que nul homme du canton n'eût pu lui disputer : le pouvoir de la raison sur des esprits bruts. Son père même, tout violent qu'il était par nature et par habitude, ressentait l'influence de cette âme bienfaisante, il rougissait trop souvent de se voir arrêté dans l'explosion de sa colère par la crainte de faire quelque peine à Xenie, et comme un prince tyranniquc se reprocherait la clémence, il s'accusait d'être trop débonnaire. Il s'était fait une vertu de ses emportements qu'il qualifiait de justice, mais que les serfs du prince *** nommaient d'un autre nom. Le père et la fille habitaient le château de Vologda situé dans une plaine d'une étendue immense, mais d'un aspect assez pastoral pour la Russie. Le château est bâti au bord d'un lac qui l'entoure de trois côtés. Ce lac aux rives plates communique avec le Volga par des ruisseaux dont le cours peu rapide et divisé en plusieurs bras n'est pas long. Ces ruisseaux tortueux coulent encaissés dans le terrain de la plaine, et l'œil, sans pouvoir jouir de la vue des méandres cachés, en suit va- ' Tout le monde sait qu'avant le xvin» siècle, les femmes russes vivaient poui' ainsi dire cloîirces. II. 7 111 LA ROSSIE EN 1839. jîiiement de loin les sinuosités, guidé par des touiïes de saules grêles, chétifs, et par d'autres broussailles malingres croissant çà et là le long des profonds canaux crcMisés h travers la prairie qu'ils sillonnent en sens divers, sans l'embellir ni la fertiliser, car l'eau qui s'égare n'a- méliore pas des terrains marécageux. L'aspect de l'habitation a un certain caractère de grandeur. Des feniMres de ce chj\leau la vue s'étend d'un côté sur le lac, qui rap- pelle la mer, car ses rives unies et sableuses disparaissent malin et soir dans les brumes de l'horizon, de l'autre, sur de vastes pAtures coupées de fossés et parsemées d'oseraies. Ces herbages non fauchés l'ont la principale richesse du pays, et les soins donnés à l'éducation des bestiaux qui les parcourent en liberté, l'unique occupation des paysans. De nombreux troupeaux paissent au bord du lac de Vologda. Ces groupes d'animaux, uniques accidents du paysage, attirent seuls les regards dans des campagnes plates et froides où les horizons sans dessins, le ciel toujours gris et brumeux ne varient la monotonie des lointains ni par les lignes ni par les couleurs. Les bétes, d'une race petite, débile, se ressentent des rigueurs du climat ; mais malgré leur mince apparence, l'émail de leur robe égayé un peu les berges élevées qui forment digues dans le marais : cette diversité de tons repose l'œil des teintes tourbeuses de la prairie, espèce de bas-fond où croissent plus de glaïeuls que d'herbes. De tels paysages n'ont rien de beau sans doute, néanmoins ils sont calmes, imposants, vagues, grands, et dans leur sérénité profonde ils ne manquent ni de majesté ni de poésie : c'est l'Orient sans soleil. Un malin, Xenie était sortie en même temps que son père pour assister avec lui au dénombrement des bestiaux, opération qu'il faisait lui-même chaque jour. Les animaux rangés pittoresquement de dis- tance en distance devant le château animaient le rivage et brillaient sur le gazon au lever du soleil, tandis que la cloche d'une chapelle voisine appelait à la prière du malin quelques femmes désœuvrées, gri'ice à leurs intirmités, et quelques vieillards caducs qui jouissaient du repos de l'Age avec résignation. La noblesse de ces fronts à che- \Qu\ blancs, les teintes encore rosées de ces figures à barbes d'argent, prouvent la salubrité de l'air et attestent la beauté de la race humaine ^ous celte zone glacée. Ce n'est pas aux jeunes visages qu'il faut de- mander si l'homme est beau dans un pays. LA RUSSIE EN 1839. 115 « Voyez, mon père, dit Xenie en traversant la digue qui réunit la presqu'île du château à la plaine, voyez le pavillon Ilotter sur la cabane de mon frère de lait. » Les paysans russes s'absentent souvent par permission afin d'aller exercer leurs forces et leur industrie dans quelques villes voisines, et jusqu'à Saint-Pétersbourg ; ils payent alors une redevance au maître; et ce qu'ils gagnent au delà est à eux. Quand un de ces serfs voya- geurs revient chez sa femme, on voit s'élever sur leur cabane un pin en manière de mât, et une oriflamme s'agite et brille au plus haut de l'arbre du retour, afin qu'à ce signe d'allégresse les habitants du hameau et ceux des villages voisins partagent la joie de l'épouse. C'est d'après cet usage antique qu'on venait d'arborer la banderole sur le faîte de la chaum.ière des Pacôme. La vieille Elisabeth, la mère de Fedor, avait été la nourrice de Xenie. « Il est donc revenu cette nuit, ton garnement de frère de lait? reprit Thelenef. — » Ah ! j'en suis bien aise, s'écria Xenie. — » Un mauvais sujet de plus dans le canton, répliqua Thelenef ; nous n'en avons pas assez ! » Et la figure de l'intendant, habituellement mélancolique, prit une expression plus rébarbative. « Il serait facile de le rendre bon, reprit Xenie ; mais vous ne voulez pas exercer votre pouvoir. — » C'est toi qui m'en empêches , tu gâtes le métier de maître avec tes habitudes de douceur et tes conseils de fausse prudence. Ah ! ce n'est pas ainsi que mon père et mon grand-père menaient les serfs du père de notre seigneur. — » Vous ne vous souvenez donc pas, reprit Xenie d'une voix trem- blante, que l'enfance de Fedor a été plus heureuse que celle des paysans ordinaires ; comment serait-il semblable aux autres? son édu- cation fut d'abord soignée comme la mienne. — » Il devrait être meilleur ; il est pire : voilà le beau fruit de l'in- struction... C'est ta faute... toi et ta nourrice vous l'attirez sans cesse au château; et moi, dans ma bonté, ne voulant que te complaire, j'oubliais et je lui laissais oublier qu'il n'était pas né pour vivre avec nous. — » Vous le lui avez cruellement rappelé dans la suite! répliqua Xenie en soupirant. 116 LA RUSSIE EN 1039. — » Tu as des idées qui ne sont pas russes ; UM ou lard tu apprendras à tes dépens comment il fallait gouverner nos paysans. Puis, conti- nuant entre ses dents : Ce diable de Fedor, qu'a-t-il fait pour revenir ici malgré mes lettres au prince? C'est que le prince ne les lit pas,... et que l'intendant de là-bas est jaloux de moi. » Xenie avait entendu l'aparté de Thelenef et suivi avec anxiété les progrès du ressentiment du régisseur, bravé jusque chez lui par un serf indocile ; elle crut l'adoucir en lui disant ces paroles pleines de raison : « Il y a deux ans que vous avez fait battre presqu'à mort mon pauvre frère de lait; qu'en avez-vous obtenu par vos outrages? rien ; pas un mot d'excuse n'est sorti de sa bouche ; il aurait rendu l'àme sous les verges plutôt que de s'abaisser devant vous. C'est que la peine fut trop sévère pour l'offense ; un coupable révolté ne se repent pas. Il vous avait désobéi, j'en conviens ; mais il était amou- reux de Catherine; la cause du tort en diminuait la gravité, voilà ce que vous n'avez pas voulu comprendre. Depuis cette scène et le ma- riage et le départ qui l'ont suivie, la haine de tous nos paysans est devenue si terrible qu'elle me fait peur pour vous, mon père. — » Et voilà pourquoi tu te réjouis du retour d'un de mes plus re- doutables ennemis? s'écria Thelenef exaspéré. — » Ah ! je ne crains pas celui-ci ; nous avons bu le même lait : il mourrait plutôt que de m'aflliger. — » Ne l'a-t-il pas bien prouvé vraiment?... Il serait le premier à m'égorgers'il l'osait. — » Vous le jugez mal ; au contraire, Fedor vous défendrait envers et contre tous, j'en suis sûre, quoique vous l'ayez mortellement offensé ; vous vous souviendrez de votre rigueur pour qu'il l'oublie, lui ; n'est-il pas vrai, mon père? Il est marié maintenant et sa femme a déjà un petit enfant ; ce bonheur doit adoucir son caractère : les enfants changent le cœur des pères. — » Tais-toi, tu me ferais perdre l'esprit avec tes idées romanesques. Va chercher dans les livres tes paysans tendres et tes esclaves géné- reux. Je connais mieux que toi les hommes auxquels j'ai affaire : ils sont paresseux, vindicatifs comme leurs pères, et tu ne les conver- tiras jamais. — » Si vous me laissiez faire , si vous m'aidiez , nous les conver- tirions ensemble. 3Iais voici ma bonne Elisabeth qui revient de la raesse. » LA RUSSIE EN 1839. 117 En achevant ces mots, Xenie court se jeter au cou de sa nourrice . « Te voilà bien heureuse î — » Peut-être, réplique tous bas la vieille. — i> 11 est revenu. — » Pas pour longtemps ; j'ai peur... — » Que veux-tu dire? — » Ils ont tous perdu la raison ; mais chut ! — » Eh bien ! mère Pacôme, dit Thelenef en jetant à la vieille un regard oblique : voici ton mauvais sujet de fils rentré chez toi... Sa femme doit être contente. Ce retour vous prouve à tous que je ne lui en veux pas. — » Tant mieux, monsieur l'intendant, nous avons besoin de votre protection... Le prince va venir, et nous ne le connaissons pas. — » Comment?... quel prince?... notre maître?... Puis, s'inter- rompant : Ah! sans doute, s'écria Thelenef surpris, mais ne voulant pas ignorer ce que paraissait savoir une paysanne, sans doute je vous protégerai. Au reste il ne viendra pas de sitôt: le même bruit court tous les ans dans cette saison. — » Pardonnez-moi, monsieur Thelenef, il sera ici avant peu. » L'intendant aurait voulu presser de questions la nourrice de Xenie; mais sa dignité le gênait. Xenie devina son embarras et vint à son secours. « Dis-moi, nourrice, comment es-tu si bien instruite des projets et de la marche de notre seigneur le prince *** ? — » J'ai appris cela de Fedor. Ah ! mon fils sait bien d'autres choses encore! il est devenu un homme. Il a vingt et un ans, juste une année de plus que vous, ma belle demoiselle ; mais il est encore grandi; si j'osais... je dirais... il est si beau!... je dirais que vous vous ressemblez. — » Tais-toi babillarde; pourquoi ma fille ressemblerait -elle à ton fils ? — » Ils ont sucé le même lait ; on se ressemble de plus loin ; et même... mais non... quand vous ne serez plus notre chef, je vous dirai ce que je pense de leurs caractères. — » Quand je ne serai plus votre chef? — » Sans doute... Mon fils a vu le Père. — » L'empereur? — » Oui ; et l'empereur lui-même nous fait dire que nous allons 1 18 LA RUSSIE EN 1839. ^Ires libres : c'est sa volonté ; s'il ne dépendait que de lui , cela serait fait '. » Thelenef hausse les épaules, puis il reprend : « Comment Fedor a-t-il pu faire pour parler à l'empereur? — » Comment ?. . . il s'est joint à nos gens qui étaient envoyés par tous ceux du pays et des villages voisins , pour aller demander à notre Père... » Ici la mère Pacôme s'arrêta tout court... « Pour lui demander quoi? » La vieille qui s'était aperçue un peu tard de son indiscrétion, prit la parti de se taire obstinément, malgré les questions précipitées du régisseur. Ce brusque silence avait quelque chose d'inusité qui pouvait paraître significatif. a Mais à la fin, qu'est-ce que vous machinez ici contre nous? s'écria Thelenef furieux et en prenant la vieille par les deux épaules. — » C'est facile à deviner, dit Xenie en s'avançant pour séparer son père de sa nourrice : vous savez que l'empereur a fait au prin- temps de l'année dernière l'acquisition du domaine de **% voisin du nôtre. Depuis ce temps-là tous nos paysans ne rêvent qu'au bonheur d'appartenir à la couronne. Ils envient leurs voisins dont la condi- tion... à ce qu'ils croient, s'est de beaucoup améliorée, tandis que naguère elle était semblable à la leur ; plusieurs vieillards des plus respectés de nos cantons sont venus vous demander, sous divers pré- textes, des permissions de voyage : j'ai su, depuis leur départ, qu'ils avaient été choisis comme députés par les autres serfs, 'pour aller supplier l'empereur de les acheter, ainsi qu'il acheta leurs voisins. Divers districts des environs se sont réunis aux envoyés du domaine de Yologda, pour présenter une semblable requête à sa majesté. On assure qu'ils lui ont offert tout l'argent nécessaire pour acquérir le domaine du prince*** : les hommes avec la terre. — » C'est la vérité, dit la vieille, et mon garçon Fedor, qui les a rencontrés à Saint-Pétersbourg, s'est joint à eux pour aller parler à notre Père ; ils sont revenus tous ensemble hier. — » Si je ne vous ai pas instruit de ces tentatives, reprit Xenie en regardant son père interdit, c'est que je savais d'avance qu'elles n'a- boutiraient à rien. — » Tu t'es trompée puisqu'ils ont vu le Père. ' Historique. LA RUSSIE EN 1830. 119 — » Le Père lui-même ne peut pas faire ce qu'on lui demande ; il lui faudrait acheter la Russie tout entière. — » Voyez-vous la ruse, répliqua Thelenef, les coquins sont assez riches pour offrir de tels présents à l'empereur ; et avec nous ils font les mendiants, et ils n'ont point de honte de dire que nous les d(';- pouillons de tout, tandis que si nous avions plus de bon sens et moins de bonté, nous leur ôterions jusqu'à la corde avec laquelle il nous étrangleront. — » Vous n'en aurez pas le temps, monsieur l'intendant, » dit d'une voix très-basse et très-douce un jeune homme qui s'était approché sans être vu, et se tenait debout d'un air sauvage , mais non timide , la toque à la main devant une cépée d'osiers, du milieu de laquelle on le vit sortir comme par enchantement. « Ah ! c'est toi... vaurien ! s'écria Thelenef. — » Fedor, tu ne dis rien à ta sœur de lait, interrompit Xenie ; tu m'avais tant promis de ne pas m'oublier !... Moi, j'ai tenu parole mieux que toi ; car je n'ai pas omis un seul jour ton nom dans ma prière; là, au fond de la chapelle, devant l'image de saint Wladimir, qui me rappelait ton départ. T'en souvient-il ? c'est dans cette chapelle que tu m'as dit adieu, il y a bientôt un an. » En achevant ces mots , elle jeta sur son frère un regard de ten- dresse et de reproche dont la douceur et la sévérité avaient une grande puissance. « Moi vous oublier î » s'écria le jeune homme en levant les yeux vers îe ciel. Xenie se tut, effrayée de l'expression religieuse, mais un peu fa- rouche de ce regard, habituellement baissé; il avait quelque chose d'inquiétant qui contrastait avec la douceur de la voix, des paroles et des gestes du jeune homme. Xenie était une de ces beautés du Nord telles qu'on n'en voit en aucun autre pays : à peine semblait-elle appartenir à la terre : la pu- reté de ses traits, qui rappelait Raphaël, eût paru froideur si la sensi- bilité la plus délicate n'eût doucement nuancé sa physionomie, que nulle passion ne troublait encore. A vingt ans qu'elle avait ce jour-là même, elle ignorait ce qui agite le cœur : elle était grande et mince ; «a taille, un peu frêle avait une grâce singulière, quoique la lenteur habituelle de ses mouvements en cachât la souplesse : à la voir ef- fleurer l'herbe encore blanche de rosée, on eût dit du dernier rayon 120 LA RUSSIE EN 1039. (le kl lune fuyant devant l'aurore sur le lac immobile. Sa langueur avait un charme qui n'appartient qu'aux femmes de son pays plutôt belles que jolies ; mais parfaitement belles quand elles le sont, ce qui est rare parmi celles d'une classe inférieure ; car, en Russie, il y a de l'aristocratie dans la beauté; les paysannes y sont en général moins bien douées par la nature que les grandes dames. Xenie était belle comme une reine, et elle avait la fraîcheur d'une villageoise. Elle partageait ses cheveux en bandeaux sur un front haut et d'un blanc d'ivoire; ses yeux d'azur, bordés de longs cils noirs recourbés et qui faisaient ombre sur des joues fraîches, mais à peine colorées , étaient transparents comme une source d'eau limpide ; ses sourcils, parfaitement dessinés, mais peu marqués, étaient d'une teinte plus foncée que celle de ses cheveux ; sa bouche, assez grande , laissait voir des dents si blanches que tout le visage en était éclairé; ses lèvres roses brillaient de l'éclat de l'innocence, son visage presque rond avait pourtant beaucoup de noblesse, et sa physionomie expri- mait une délicatesse de sentiment, une tendresse religieuse dont le charme communicatif était ressenti par tout le monde au premier coup d'(L'il. Il ne lui manquait qu'une auréole d'aigent pour être la plus belle des madones byzantines dont on permet d'orner les églises russes *. Son frère de lait était un des plus beaux hommes de ce gouverne- ment renommé par la beauté, la taille svelte, élevée, la santé et l'air dégagé de ses habitants. Les serfs de cette partie de l'empire sont, sans contredit, les hommes les moins à plaindre de la Russie. L'élégant costume des paysans lui seyait à merveille. Ses cheveux blonds , partagés avec grâce, tombaient en boucles soyeuses des deux côtés du visage dont la forme était celle d'un ovale parfait ; le cou large et fort restait à découvert, parce que les cheveux étaient taillés ras par derrière au-dessus de la nuque, tandis qu'un cordon, en forme de diadème, coupait le front blanc du jeune laboureur et tenait le haut de ses cheveux serré et lisse sur le sommet de la tète qui brillait au soleil comme un Christ du Guide. • Le culte des images est toujours défendu jusqu'à un certain point dans l'église grecque où les vrais croyants n'admettent que des peintures d'un style de convcn- lion, couvertes de certains ornements d'or et d'argent en relief; le mérite du tabloau disparaît totalement sous ces applications. Telles sont les seules peintures tolérées dans la maison de Dieu par les Russes orlLodoxes. [Noie du voyageur.) LA RUSSIE EN 1030. 121 Il portait la chemise de toile de couleur, à petites raies, coupée juste au cou, et fendue seulement sur le côté autant qu'il le faut pour donner passage à la tèlc : deux boutons fixés entre l'épaule et la clavi- cule fermaient l'étroite ouverture. Ce vêtement des paysans russes qui rappelle la tunique grecque, retombe en dehors par-dessus le pantalon caché jusqu'au genou. Ceci ressemblerait un peu à la blouse française, si ce n'était infiniment plus gracieux, tant à cause de la manière dont est taillé ce vêtement, que du goût ignoré avec lequel il est porté. Fedor avait une taille élancée , souple et naturellement élégante ; sa tête bien placée sur ses épaules larges, basses et modelées comme celle d'une statue antique, aurait affecté d'elle-même les plus nobles poses, mais le jeune homme la tenait presque toujours abaissée vers la poitrine. Un secret abattement moral se peignait sur ce beau visage. Avec un profil grec, des yeux bleus de faïence, mais scintil- lants de jeunesse et d'esprit , avec une bouche dédaigneuse formée sur le type même des médailles antiques et surmontée d'une petite moustache dorée, luisante comme la soie dans sa teinte naturelle, avec une jeune barbe de couleur pareille, courte, frisée , soyeuse, épaisse déjà quoiqu'à peine échappée au duvet de l'enfance ; enfin, avec la force musculaire de l'athlète du cirque jointe à l'agilité du matador espagnol et au teint brillant de l'homme du Nord : c'est-à-dire comblé de tous les dons extérieurs qui rendraient un homme fier et assuré, Fedor humilié par une éducation supérieure au rang qu'il occupait dans son pays... et peut-être par l'instinct de sa dignité naturelle qui contrastait avec son abjecte condition, se tenait presque toujours dans l'attitude d'un condamné qui va subir sa sentence. Il avait adopté cette pose douloureuse à dix-neuf ans, le jour qu'il souffrit le supplice ordonné par Thelenef sous prétexte que ce jeune homme , le frère de lait de sa fille, et jusqu'alors son favori , son enfant gâté, avait négligé d'obéir à je ne sais quel ordre soi-disant important. On verra plus loin le vrai et grave motif de cette barbarie qui ne fut pas l'effet d'un simple caprice. Xenie avait cru deviner la cause de la faute qui devint funeste à son frère; elle s'imagina que Fedor était amoureux de Catherine, jeune et belle paysanne des environs ; et sitôt que le malheureux fut guéri de ses blessures, ce qui n'arriva qu'au boutde quelques semaines, car l'exécution avait été cruelle, elle s'occupa de réparer le mal autant 122 LA IIOSSIE EN lOaO. que cela pouvait dépendre d'elle ; elle pensait que le seul moyen de réussir dans ce dessein était de le marier à la jeune tille dont elle le croyait épris. A peine ce projet eut-il été annoncé par Xcnie que la haine de Thelencf parut se calmer : le mariage se fit en toute hi\te à la grande satisfaction de Xenie, qui crut que Fedor trouverait dans le bonheur du cœur, l'oubli de son profond chagrin et de ses ressenti- ments. Elle se trompait : rien ne put consoler son frère. Elle seule devi- nait la honte dont il était accablé; elle était sa confidente sans qu'il lui eût rien confié, car jamais il ne se plaignait; d'ailleurs le traite- ment dont il s'était vu la victime était une chose si ordinaire que nul n'y attachait d'importance : hors lui et Xenie, personne n'y pen- sait dans le pays. Il évitait avec un admirable instinct de fierté tout ce qui aurait pu rappeler ce qu'il avait souffert ; mais il fuyait involontairement en frissonnant, lorsqu'il voyait qu'on allait frapper un de ses camarades; et il polissait à l'aspect d'un roseau, d'une baguette dans la main d'un homme. On doit le répéter, il avait commencé sa vie d'une manière trop heureuse; favorisé par l'intendant, et dès lors ménagé par tous ses supé- rieurs,envié de ses camarades, cité comme le plus heureux aussi bien que le plus beau des hommes nés sur la terre du prince*** ; idolâtré de sa mère, ennobli à ses propres yeux par l'amitié de Xenie, par celte amitié ingénieuse et délicate d'une femme adorable, d'un ange qui l'appelait son frère, il n'avait point été préparé aux rigueurs de sa con- dition : c'est en un jour qu'il découvrit toute sa misère; dès lors il considéra les nécessités de sa vie comme une injustice ; avili aux yeux des hommes, mais surtout à ses propres yeux, de l'être le plus heureux il était devenu, en un moment, le plus à plaindre; le dieu tombé de l'autel fut métamorphosé en brute. Qui le consolera de tant de bon- heur évanoui pour jamais sous la verge du bourreau? L'amour d'une épouse pourrait-il relever cette orgueilleuse âme d'esclave ? non !... sa félicité passée le poursuivra partout et lui rendra la honte plus insupportable. Sa sœur Xenie a cru lui assurer la paix en le mariant; il a obéi ; mais cette condescendance ne servit qu'à accroître son malheur, car l'homme qui veut s'enchaîner à la vertu en accumulant les devoirs ne fait qu'ouvrir de nouvelles sources aux remords. Fedor désespéré sentit trop tard qu'avec toute son amitié Xenie LA RUSSIE EN 1039. 12^1 n'avait rien fait pour lui. Ne pouvant plus supporter la vie dans les lieux témoins de sa dégradation il quitta son village, abandonnant sa femme et son ange gardien. Sa femme se sentait humiliée , mais par un autre motif : l'épouse rougit de honte quand l'époux n'est point heureux; aussi s'était-elle gardée de lui dire qu'elle était grosse ; elle ne voulait pas employer ce moyen pour retenir près d'elle un époux dont elle voyait qu'elle ne pouvait faire le bonheur. Enfin, après un an d'absence, il revint. Il a retrouvé sa mère, sa femme, un enfant au berceau, un petit ange qui lui ressemble ; mais rien ne peut guérir la tristesse qui le ronge. Il reste là immobile et silencieux même devant sa sœur Xenie, qu'il n'ose plus nommer que mademoiselle. Leurs nobles figures qui, selon le dire de la nourrice, avaient quelques traits de ressemblance, ainsi que leurs caractères, brillaient toutes deux au soleil du matin parmi des groupes d'animaux dont ils semblaient les rois. On eût cru voir Adam et Eve peints par Albert Durer. Xenie était calme et presque joyeuse, tandis que la phy- sionomie du jeune homme trahissait de violentes émotions mal dé- guisées sous une impassibilité affectée. Xenie, malgré son sûr instinct de femme, fut trompée cette fois par le silence de Fedor ; elle n'attribuait le chagrin de son frère qu'à des souvenirs pénibles , et pensait que la vue des lieux où il avait souffert suffisait pour aigrir sa douleur; elle comptait toujours sur l'amour et sur l'amitié pour achever de guérir sa plaie. En quittant son frère, elle lui promit d'aller le voir souvent dans la cabane de sa nourrice. Le dernier regard de Fedor effraya pourtant la jeune fille : il y avait plus que de la tristesse dans ce regard : il y avait une joie féroce, tempé- rée par une inexplicable sollicitude. Elle craignait qu'il ne devînt fou. La folie lui avait toujours causé une terreur qui lui paraissait sur- naturelle, et comme elle attribuait cette crainte à un pressentiment, sa superstition augmentait l'inquiétude qu'elle ressentait. La peur, quand on la prend pour une prophétie, devient indomptable...; d'un pressentiment vague et fugitif on fait une destinée ; à force de pré- voyance l'imagination crée ce qu'elle redoute ; raison, vérité, réalité, elle finit par vaincre le sort, et par dominer les événements pour réa- liser ses chimères. 12 î LA RUSSIE EN 1039. (Quelques jours s'étaicnl écoulés pendant lesquels Thelcnef avait l'ail de fréquentes absences. Xenie, tout entière au chagrin que lui causait l'incurable mélancolie dont Fedor paraissait atteint depuis son retour, n'avait vu (pie sa nourrice et pensé qu'à son frère. In soir, elle était au cliAteau ; son père, sorti depuis le matin, avait fait dire qu'on ne l'attendît point pour la nuit. Xenie, habituée à ces voyages, n'avait nul souci de l'absence de Thelcnef ; l'étendue des domaines qu'il régissait l'obligeait à se déplacer souvent, et pour un temps assez long. Elle lisait. Tout à coup sa nourrice se présente devant elle. « Que me veux-tu si tard? lui dit Xenie. — » Venez prendre votre thé chez nous, je vous l'ai préparé, répli- qua la nourrice '. — » Je ne suis pas habituée à sortir à cette heure. — » 11 faut pourtant sortir aujourd'hui. Venez, que craignez-vous avec moi? Xenie, accoutumée à la taciturnité des paysans russes, pense que sa nourrice lui a préparé quelque surprise. Elle se lève et suit la vieille. Le village était désert. D'abord Xenie le crut endormi ; la nuit, parfaitement calme, n'était pas très-obscure; aucun souffle de vent n'agitait les saules du marécage ni ne courbait les grandes herbes de la prairie; pas un nuage ne voilait les étoiles. On n'entendait ni l'aboiement lointain du chien ni le bêlement de l'agneau ; la cavale ne hennissait pas en galopant derrière les lisses de son parc, le bœuf avait cessé de mugir sous le toit des chaudes étables : le pâtre ne chantait plus sa note mélancolique, pareille à la tenue qui précède la cadence du rossignol : un silence plus profond que le silence or- dinaire de la nuit régnait dans la plaine et pesait sur le cœur de Xenie, qui commen(;ait à éprouver des mouvements de terreur indé- finissables, sans oser hasarder une question. L'ange de lamorta-t-il passé sur Vologda? pensait tout bas la tremblante jeune fille... ' Les plus pauvres des Russes ont une théière, une bouilloire de cuivre, et prennent du ihc, matin et soir, en famille, dans des chaumières dont les murs et les plafonds sont des madriers de bois de sapin brut entaillés aux extrémités pour entrer J'un dans l'autre en formant les angles de l'édifice. Ces solives as?ez mal jointes sor;i c.'iircutrécs de mousse et de goudron ; vous voyez que la rusticité de l'iiabiialion contraste d'une manière frappante avec l'élégance et la délicatesse du breuvage fjuon y prend. (Note du voyageur.) LA RUSSIE EN 1039. 125 Une lueur soudaine paraît à l'horizon. « D'où vient celte clart;''? s'écrie Xonie épouvantée. — ;) Je ne suis, réplique la vieille ; ce sont peut-être les derniers rayons du jour. — » Non, ditXenie, un village brûle. — » Un château , répond Elisabeth d'un son de voix caverneux ; c'est le tour des seigneurs. — » Que veux-lu dire? reprend Xenie en saisissant avec clTroi le bras de sa nourrice ; les sinistres prédictions de mon père vont-elles s'accomplir? — » HAtons-nous ; il faut presser le pas , j'ai à vous conduire plus loin que notre cabane, réplique Elisabeth. — » Où veux-tu donc me mener ? — » En lieu sûr ; il n'y en a plus pour vous à Vologda. — » Mais mon père, qu'est-il devenu? Je n'ai rien à craindre pour moi, où est mon père? — » Il est sauvé. — » Sauvé!... de quel péril? par qui, qu'en sais-tu?... Ah! tu me tranquillises pour faire de moi ce que tu veux ! — » Non, je vous le jure par h lumière du Saint-Esprit, mon fils l'a caché, et il a fait cela pour vous, au risque de sa propre vie, car tous les traîtres vont périr cette nuit. — » Fedor a sauvé mon père ! quelle générosité ! — » Je ne suis point généreux , mademoiselle , » dit le jeune homme en s'approchant pour soutenir Xenie prête à défaillir. Fedor avait voulu accompagner sa mère jusqu'à la porte du château de Vologda où il n'avait pas osé entrer avec elle : resté à la tète du pont il s'était tenu caché à quelque distance, puis il avait suivi de loin les deux femmes pour protéger la fuite de Xenie, sans se laisser voir. Le saisissement qui troublait les sens de sa sœur le força de se montrer et de s'approcher d'elle pour la secourir. Mais celle-ci retrouva bientôt l'énergie que le danger réveille dans les âmes fortes. « De grands événements se préparent ; explique-moi ce mystère : Fedor qu'y a-t-il? — » Il y a que les Russes sont libres et qu'ils se vengent ; mais hâtez- vous de me suivre, reprit-il en la forçant d'avancer. — » Ils se vengent!... mais sur qui donc?... je n'ai fait de mal à personne, moi. 12G LA RUSSIE EX 103O. — » C'est vrai, vous èlcs un ange.... pourtant j'ai peur que dans le premier moment on ne fasse grûce à personne. Les insensés ! ils ne voient que des ennemis dans nos anciens maîtres et dans toute leur race; l'heure du carnage est arrivée : fuyons. Si vous n'entendez pas le tocsin, c'est qu'on a défendu de sonner les cloches, parce que le glas pourrait avertir nos ennemis; d'ailleurs il ne retentit pas assez loin ; on a décidé que les dernières lueurs du soleil du soir seraient le signal de l'incendie des châteaux et du massacre de tous leurs ha- bitants. — » Ah !... tu me fais frémir! » Fedor reprit, tout en forçant la jeune fdle à presser le pas, « j'étais nommé pour marcher avec les plus jeunes et les plus braves sur la ville de***, où les nôtres vont surprendre la garnison qui n'est com- posée que de quelques vétérans. Nous sommes les plus forts ; j'ai pensé qu'on pouvait se passer de moi pour la première expédition ; alors j'ai manqué sciemment à mon devoir, j'ai trahi la cause sainte, déserté le bataillon sacré pour courir au lieu où je savais que je trou- verais votre père ; averti à temps par moi , Thelenef s'est caché dans une cabane dépendante des domaines de la couronne. Mais main- tenant je frémis qu'il ne soit trop tard pour vous sauver, dit-il en l'entraînant toujours vers la retraite qu'il lui avait choisie. L'espoir de protéger votre père m'a fait perdre un temps précieux pour vous ; je croyais vous obéir, et je pensais que vous ne me reprocheriez pas le retard ; d'ailleurs , vous êtes moins exposée que Thelenef, nous >'Ous sauverons encore, je l'espère. — » Oui, mais toi, toi, tu t'es perdu ! dit la mère d'un ton dou- loureux, et que le silence qu'elle vient de s'imposer rend plus pas- sionné. — » Perdu ! interrompit Xenie, mon frère s'est perdu pour moi ! — » N'a-t-il pas déserté à l'heure du combat? reprit la vieille; il est coupable, on le tuera. — » J'ai mérité la mort. — » Et je serais cause de ton malheur, s'écrie Xenie; non, non, tu fuiras, tu te cacheras avec moi. — » Jamais. » Pendant la marche précipitée des fugitifs , la clarté de l'incendie croissait en silence, et du bord de l'horizon où d'abord on l'avait vue poindre, elle s'étendait déjà dans le ciel ; pas un cri, pas un coup de LA RUSSIE EN 1039. 12T fusil, pas un tintement de cloche ne trahissait l'approche du désordre, c'était un massacre muet. Ce calme d'une belle nuit favorisant tant de meurtres, celte conspiration doublement formidable par le secret avec lequel elle avait été ourdie ' et par l'espèce de complicité de la nature, qui semblait assister avec plaisir aux apprêts du carnage, rem- plissaient l'Ame d'épouvante. C'était comme un jugement de Dieu. La Providence pour les punir laissait faire les hommes. « Tu n'abandonneras pas ta sœur , continua Xenie en frissonnant. — » Non, mademoiselle ; mais, une fois tranquille sur votre vie, j'irai me livrer moi-même. — » J'irai avec toi, reprit la jeune fille en lui serrant le bras convul- sivement; je ne te quitte plus. Tu crois donc que la vie était tout pour moi ! » En ce moment les fugitifs virent défiler devant eux à la lueur des étoiles un cortège d'ombres silencieuses et terribles. Ces figures pas- saient tout au plus à une centaine de pas de Xenie. Fedor s'arrêta. « Qu'est-ce que cela? dit la jeune fille à voix basse. — » Taisez-vous, reprend Fedor encore plus bas et en se tapissant contre un mur de planches qui les abrite sous son ombre épaisse ; puis quand le dernier fantôme eut traversé la route : — » C'est un détachement de nos gens qui marche en silence pour aller surprendre le château du comte***. Nous sommes en péril ici ; hâtons-nous. — X) Où me conduis-tu donc? — » D'abord chez un frère de ma mère, à quatre verstes^ de Vo- logda; mon vieil oncle n'a plus sa tête, c'est un innocent, il ne nous trahira pas. Là, vous changerez d'habits en toute hâte, car ceux que vous portez vous feraient reconnaître ; en voici d'autres ; ma mère restera près de son frère, et j'espère avant la fin de la nuit vous faire arriver à la retraite où j'ai laissé Thelenef. Aucun lieu n'est sûr dans notre malheureux canton ; mais celui-là est encore le plus à fabri des surprises. — » Tu veux me rendre à mon père, merci ; mais une fois là?..., dit la jeune fille avec anxiété. ' Historique. ^ La verste équivaut à peu près à un quart de lieue de France. {Noie du voyageur.} 128 LA RUSSIE EN 103!). — » Une fois là.... je vous dirai adieu. — » Jamais. — » Non, non, Xenic a raison, tu resteras avec eux, s'écrie la pauvre mère. — » Thelenef ne me le permettrait pas , » réplique le jeune homme avec amertume. X(Miie sent que ce n'est pas le moment de répondre. Les trois fu- gitifs poursuivent leur route en silence et sans accident jusqu'à la porte de la cabane du vieux paysan. Elle n'était pas fermée à clef; ils entrent en poussant un loquet avec précaution. Le vieillard dormait, enveloppé dans une peau de mou- ton noire étendue sur un des bancs rustiques qui faisaient divan autour de la salle. Au-dessus de sa tète une petite lampe brûlait suspendue devant une madone grecque presque entièrement cachée sous des ap- plications d'argent qui figuraient la coiffure et le vêtement de la Vierge. Une bouilloire pleine d'eau chaude, une théière et quelques tasses étaient restées sur la table. Peu de moments avant l'arrivée de la mèrePacôme et de Fedor, l'épouse de celui-ci avait quitté la chau- mière de leur oncle, pour aller avec son enfant se réfugier chez son père. Fedor ne parut ni surpris ni contrarié de la trouver partie : iï ne lui avait pas dit de l'attendre, il désirait que la retraite de Xenie fût ignorée de tout le monde. Après avoir allumé une lampe à celle de l'image , il conduisit sa mère et sa sœur de lait dans un petit cabinet presque percé à jour, et qui faisait soupente au-dessus de la pièce d'entrée. Toutes les maisons des paysans russes se ressemblent. Resté seul, Fedor s'assit sur la première marche du petit escalier que venait de monter sa sœur; alors, non sans lui recommander encore un fois, à travers le plancher, de ne pas perdre un instant, il appuya ses deux coudes sur ses genoux et pencha la tête dans ses mains d'un air pensif. Xenie, de son petit cabinet, aurait pu entendre tout ce qui se serait dit dans la salle silencieuse; elle répondit 5 son frère qu'il ne l'atten- drait pas longtemps. A peine avait-elle dénoué le paquet de ses nouveaux vêtements que Fedor, se levant avec l'expression d'une vive anxiété, siffle doucement pour appeler sa mère. « Que veux-tu? répond celle-ci à voix basse. — » Éteignez votre lampe , j'entends des pas, réplique le jeune LA RUSSIE EN 1C39. 129 homme à voix plus basse. Éteignez donc votre lampe, elle brille à tra- vers les fentes ; surtout ne faites aucun mouvement. » La lumière d'en haut s'éteint, tout reste en silence. Quelques moments se passent dans une attente pleine d'angoisse , une porte s'ouvre. Xenie respire à peine, un homme entre couvert desueuretdesang. «C'est toi, compère Basile, ditFedorets'avançant au-devant de l'étranger : tu viens seul? — » Non pas ; un détachement de nos gens est là qui m'attend devant la porte Pas de lumière? — » Je vais t'en donner, » répond Fedor en montant les marches du petit escalier qu'il redescend à l'insant pour aller rallumer à la lampe de la madone celle qu'il vient de retirer des mains tremblantes de sa mère; il n'afaitqu'entr'ouvrirla porte contre laquelle les deux femmes restent appuyées pour mieux écouter. « Tu veux du thé, compère ? — » Oui. — » En voici. » Le nouveau venu se mit à vider par petites gorgées la tasse que lui présentait Fedor. Cet homme portait une marque de commandement sur la poitrine : vêtu comme les autres paysans, il était armé d'un sabre nu et ensan- glanté ; sa barbe épaisse et rousse lui donnait un air dur que ne tem- pérait nullement son regard de bète sauvage. Ce regard, qui ne peut se fixer sur rien, est fréquent parmi les Russes, excepté chez ceux qui sont tout à fait abrutis par l'esclavage ; ceux-ci ont des yeux sans regard. Sa taille n'était pas haute, il avait le corps trapu , le nez camus, le front bombé mais bas, les pommettes de ses joues étaient très-saillantes et rouges, ce qui dénotait l'abus des liqueurs fortes. Sa bouche serrée laissait voir en s'ouvrant des dents blanches, mais aiguës et séparées : cette bouche était celle d'une panthère ; la barbe touffue et emmêlée paraissait souillée d'écume ; les mains étaient tachées de sang. » D'où te vient ce sabre? dit Fedor. — » Je l'ai arraché des mains d'un officier que je viens de tuer avec son arme même. Nous sommes vainqueurs, la ville de *** est à nous. . . Ah! nous avons fait là bombance... et maison nette !... Tout ce qui n'a pas voulu se joindre à notre troupe et piller avec nous y a passé : femmes, enfants, vieillards, enfin tout!.... Il y en a qu'on a fait 130 LA RUSSIE EN 1839. bouillir dans la chauiliùre des vétérans sur la grande place *.... Nous nous chauffions au même feu où cuisaient nos ennemis ; c'était l)eau ! » Fedor ne répondit pas. a Tu ne dis rien? — » Je pense. — » Et qu'est-ce que ta penses ? — » Je pense que nous jouons gros jeu.... La ville était sans défense : quinze cents habitants et cinquante vétérans sont bientôt mis hors de combat par deux mille paysans tombant sur eux à l'im- proviste ; mais un peu plus loin il y a des forces considérables ; on s'est trop pressé, nous serons écrasés. — » Oui-da !... et la justice de Dieu, donc ; et la volonté de l'em- pereur î ! Blanc-bec, ne sais-tu pas d'ailleurs qu'il n'est plus temps de reculer ? Après ce qui vient de se passer , il faut vaincre ou mourir. . . Kcoute-moi donc, au lieu de détourner ainsi la tête... Nous avons mis tout à feu et à sang , m'entends-tu bien? Après un tel carnage, plus de pardon possible. La ville est morte ; on dirait qu'on s'y est battu huit jours. Quand nous nous y mettons, nous autres, nous allons vile en besogne Tu n'as pas l'air content de notre triomphe. — » Je n'aime pas qu'on tue des femmes. — » Il faut savoir se débarrasser du mauvais sang une fois pour toutes. » Fedor garde le silence. Basile poursuit tranquillement son discours qu'il n'a interrompu que pour avaler des gorgées de thé. » Tu as l'air bien triste, mon ûls?» Fedor continue de se taire. M C'est pourtant ton fol amour pour la fille de Thelenef, de notre mortel ennemi, qui t'a perdu. — » Moi, de l'amour pour ma sœur de lait ; y pensez-vous ? j'ai de l'amitié pour elle, sans doute, mais... ■ — » Ta.... ta.... ta...., drôle d'amitié que la tienne!... â' d'autres ! » Fedor se lève et veut lui mettre la main sur la bouche. » Que me veux-tu donc enfant ? ne dirait-on pas qu'on nous écoute?» poursuit Basile sans changer de contenance. * Bistorique. LA RUSSIE EN 1039. 131 Fcdor interdit reste immobile ; le paysan poursuit : « Ce n'est pas moi qui serai ta dupe , son père Thelenef ne l'était pas plus que moi quand il t'a maltraité... , tu sais bien... : il te sou- vient de ce qu'il t'a fait avant ton mariage ? » Fedorveut encore l'interrompre. « Ah çà me laisseras-tu parler , oui ou non?... Tu n'as pas oublié, ni moi non plus, qu'il t'a lait fouetter un jour. C'était pour le punir non pas de je ne sais quelle faute inventée par lui, mais de ton secret amour pour sa fille ; il prit le premier prétexte venu pour cacher le fond de sa pensée. 11 voulait te faire partir du pays avant que le mal fût sans remède. » Fedor, dans la plus violente agitation, arpentait la chambre sans proférer un seul mot. 11 se mordait les mains dans une rage impuis- sante. » Vous me rappelez un triste jour, compère ; parlons d'autre chose. — » Je parle de ce qui me plaît, moi ; si tu ne veux pas me répondre, permis à toi ; je veux bien parler tout seul ; mais, encore une fois, je ne permets pas qu'on m'interrompe. Je suis ton ancien , le parrain de ton enfant nouveau-né, ton chef... Vois-tu ce signe sur ma poi- trine? c'est celui de mon grade dans notre armée : j'ai donc le droit de parler devant toi..., et si tu dis un mot, j'ai mes hommes qui bi- vaquent là-bas ! d'un coup de sifflet, je les fais venir autour de la maison qui ne sera pas longtemps à brûler comme un flambeau de résine.... tu n'as qu'à dire.... Aussi bien.... patience.... nous reculons pour mieux.... mais patience ! » Fedor s'assied en affectant l'air le plus insouciant. « A la bonne heure ! continue Basile en grommelant dans ses dents... Ah I je te rappelle un souvenir désagréable, pas vrai? c'est que tu l'as trop oublié ce souvenir-là , vois-tu, mon fils ; puis élevant la voix : Je veux te raconter ta propre histoire ; rasera drôle; tu verras au moins que je sais lire dans les pensées, et s'il y avait jamais en toi l'étoffe d'un traître... » Ici Basile s'interrompt encore , ouvre un vasistas et parle à l'oreille d'un homme qui se présente à la lucarne accompagné de cinq autres paysans tous armés comme lui , et qu'on entrevoit dans l'ombre. Fedor avait saisi son poignard ; il le replace dans sa ceinture : la vie de Xenie est en jeu, la moindre imprudence ferait brûler la maison et 132 LA RUSSIE EN 1030. périr tout ce qu'elle renferme! ... Il se contient... ; il voulait revoir % sa sœur... Qui peut analyser tous les mystères de l'amour? Le secret do sa vie venait d'être révélé à Xcnic sans qu'il y eût de sa faute ; et, dans cet instant si terrible, il n'éprouvait qu'une joie immense!.... Qu'importe la courte durée de la félicité suprême! n'cst-elle pas éter- Fielle tant qu'on la sent?... Mais ces puissantes illusions du cœur seront toujours inconnues aux hommes qui ne sont pas capables d'aimer. L'amour vrai n'est point soumis au temps , sa mesure est toute sur- naturelle— ses allures ne sauraient être calculées par la froide raison humaine. Après un silence, la voix criarde de Basile fit enfin cesser la douce et douloureuse extase de Fedor. « Mais puisque tu n'aimais pas ta femme, pourquoi l'avoir épousée? tu as fait là un mauvais calcul ! » Cette question bouleversait de nouveau l'âme du jeune homme. Dire qu'il aimait sa femme , c'était perdre tout ce qu'il venait de gagner... « Je croyais l'aimer, répliqua-t-il ; on me disait qu'il fallait me marier, savais-je ce que j'avais dans le cœur? Je voulais complaire à la fille deThelencf ; j'obéis sans réfiexion ; n'est-ce pas notre habi- tude, à nous autres? — » C'est cela ! tu prétends que tu ne savais pas ce que tu voulais ! Eh bien, je veux te le dire, moi : tu voulais tout simplement te récon- cilier avec Thelenef... — » Ah ! vous me connaissez mal ! — » Je te connais mieux que tu ne te connais toi-môme peut-être; tu as pensé : On a toujours besoin de ses tyrans ; alors tu as cédé pour obtenir le pardon de Thelenef; en vérité, nous en aurions tous fait autant à ta place ; mais ce que je te reproche , c'est de vouloir me tromper, moi qui devine tout. Il n'y avait pas d'autre moyen pour regagner la faveur du père que de le rassurer sur les suites de ton amour pour la fille ; et voilà comment tu t'es marié , sans égard aux chagrins de ta pauvre femme que tu condamnais à un malheur éternel , et que tu n'as pas craint d'abandonner au moment où elle espérait te donner un fils. — » Je l'ignorais quand je l'ai quittée ; elle m'avait caché son état ; encore une fois , j'ai agi sans projet ; j'étais habitué à me laisser guider par ma sœur de lait ; elle a tant d'esprit ! — n Oui, c'est dommage... LA RUSSIE EN 1039. 133 — » Comment? — » Je dis que c'est dommage ; ce sera une perte pour le pays. — » Vous pourriez ! . . . — » Nous pourrons rextcrminer tout comme les autres Crois- tu que nous serons assez simples pour ne pas verser jusqu'à la dernière goutte du sang de Thelenef, de notre plus mortel ennemi? — » Mais elle ne vous a jamais fait que du bien. — » Elle est sa fille, c'est assez ! . . . Nous enverrons le père en enfer, et la fille en paradis. Voilà toute la différence *. — » Vous ne commettrez pas une telle horreur ! — » Qui nous en empêchera? — » Moi. — » Toi, Fedor! toi , traître! toi qui es mon prisonnier : toi qui as déserté l'armée de tes frères au moment du combat pour....! » 11 ne put achever. Depuis quelques instants, Fedor pour dernier moyen de salut, se préparait à le frapper ; il s'élance sur lui comme un tigre et , visant juste entre les côtes, il lui enfonce son poignard jusqu'au cœur. En même temps il étouffe un commencement de cri, le seul, avec une pelisse qu'il trouve sous sa ma