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LA LANGUE FRANÇAISE

d'aujourd'hui

COULOMMIERS Imprimerie Paul BRODARD.

ALBERT DAUZAT

LA

LANGUE FRANÇAISE

d'aujourd'hui

ÉVOLUTION - PROBLÈMES ACTUELS

PARIS LIBRAIRIE ARMAND COLIN

5, RUE DE MÉZIÈRES, 5

1908

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

Published November 7»''. ninetccn buudrcd and eight.

Privilège of copyright in the United States reserved,

uuder the Act approved March, 3, i'JOo,

by Max Lcclerc and II. Bourrelier, proprietors of Librairie Armand Colin

AVANT-PROPOS

Ce livre s'adresse au grand public.

Ce n'est pas à dire que les linguistes ne trouve- ront point à y glaner je Tespère du moins des faits nouveaux (notamment dans la première partie), et peut-être aussi des indications utiles sur le rôle qu'il leur appartient de jouer vis-à-vis des écrivains et de la foule.

Mais j'ai voulu, avant tout, montrer qu'une science mal connue, réputée à tort ardue et aride, peut être attrayante, lorsqu'elle s'attache à des faits contem- porains, familiers à tous, susceptibles d'être éclairés, à sa lumière, sous un jour nouveau et imprévu. La linguistique, elle aussi, a ses questions d'actua- lité, qui, même traitées suivant la méthode scien- tifique, peuvent être mises à la portée de tous et doivent intéresser le public.

Au lecteur de dire si j'ai réussi.

A. D.

LA LANGUE FRANÇAISE

D'AUJOURD'HUI

ÉVOLUTION ET PROBLÈMES ACTUELS

INTRODUCTION

La science du langage devant l'opinion. Linguistes et littérateurs.

S'il est une science dont les moyens d'action, les progrès et les résultats devraient être largement vulgarisés, c'est bien, semble-t-il, la science du lan- gage, dont l'objet, du moins en ce qui concerne notre propre idiome, tombe sous le sens commun, et ne saurait manquer d'intéresser chacun de nous.

Et cependant la réalité est tout autre. Tandis que le public est initié par ailleurs aux découvertes et aux expériences les plus caractéristiques histoire, géographie, sociologie, sciences physiques, natu- relles et médicales il ignore la carrière qu'a fournie la linguistique depuis un demi-siècle, et c'est à peine

A. Dauzat. Langue française d'aujourd'hui. ' 1

2 INTRODUCTION

s'il connaît les noms de quelques-uns des m ûtres qui ont rénové cette branche des connaiss mces humaines, et grâce auxquels la science du lan^'-age, désormais adulte, peut aujourd'hui prendre place à côté des sciences les mieux constituées. On songe, non sans mélancolie, que le grand public qui est au courant des progrès physiques et médicaux, qui connaît et discute la dernière découverte de Rœn tgen, de Korn ou de Behring, qui s'intéresse si vivement aux questions historiques, aux explorations géogra- phiques, — ne se doute pas des travaux considérables dont le français a été l'objet depuis soixante aiis en France ou en Allemagne, ignore la science de sa propre langue, l'œuvre linguistique d'un Gaston Paris, et jusqu'au nom d'un Diez, d'un Toblcr ou d'un Meyer Lûbke. Si les polémiques de la réforme orthographique ne lui avaient pas révélé l'existence de quelques-uns d'entre eux et à travers quel prisme déformant de tristes plaisanteries et calem- bredaines journalistiques! il ne soupçonnerait pas les noms des maîtres dont s'honore aujourd'hui la philologie française : tous hommes d'une haute pro- bité scientifique, qui ont une haine égale de la réclame, qui ne se sont jamais mêlés à aucune mani- festation tapageuse, qui ne sont jamais sortis de- leur rôle de savants et de professeurs.

A quoi attribuer cette ignorance et cette indiffé- rence du public, qui contraste si étrangement avec l'intérêt qu'il manifeste à l'égard des autres sciences? Il est certain que les phénomènes mystérieux, ou

INTRODUCTION 3

éloignés de nous par le temps ou Tespace, excitent beaucoup plus vivement la curiosité des foules que les faits avec lesquels elles sont journellement en contact et que, à tort ou à raison le plus souvent à tort chacun croit connaître sans avoir besoin de les étudier.

Mais il existe une autre cause, plus déterminante peut-être. Si le public français ne s'intéresse pas à la linguistique française, c'est qu'on n'a rien fait pour attirer sur elle son attention. Les linguistes, en très grande majorité, sont restés et restent enfermés dans leur tour d'ivoire, d'où il leur répugne de descendre pour instruire la foule : nulle part la crainte des « philistins » n'est aussi vive que dans leurs rangs.

Cette attitude s'explique sans doute, car le « phi- listin », en linguistique, est particulièrement à craindre. Chacun de nous, parce qu'il connaît ou croit connaître sa langue, s'imagine volontiers être grand clerc en la matière, et se décerne trop facile- ment un brevet de compétence : car le sujet lui semble simple et à la portée de tous. Tel qui n'oserait parler mathématiques, chimie ou physiologie sans une documentation approfondie sur la question, n'hésite pas, sans la moindre étude préalable, à donner son avis sur l'origine des mots ou la nature des voyelles, et tranche avec suffisance, en n'admet- tant pas d'objection, des problèmes délicats dont il ne comprend pas même les données : il ne se doute pas que la science du langage nécessite une préparation spéciale aussi longue et aussi approfondie que la

4 INTRODUCTION

science des réactions chimiques ou des phénontènes biologiques.

Il n'en faut pas moins regretter l'isolement dans lequel se sont confinés les linguistes, à part quelques remarquables et trop rares exceptions. On ne saurait renoncer à instruire le public, sous le prétext(> que son éducation, à cet égard, est particulièremeni déli- cate à faire. L'ignorance est toujours fâcheuse : sur- tout dans le domaine de la philologie françai^^e elle cause, entre linguistes et lettrés, de graves malentendus qui n'auraient pas surgi, si les uns et les autres avaient, depuis longtemps, pris contact. Il importe de dissiper ces malentendus et de niettre le public en garde contre certaines erreurs trop accréditées.

Les linguistes, à l'heure actuelle, sont arrisés à des résultats véritablement merveilleux pour les pro- fanes, et que l'immense majorité des écrivaiiis ne soupçonnent même pas. Patiemment, en étudiant un à un les mots, les sons et les formes, passés au ( rible d'une critique sévère, ils ont pu reconstituer, dans ses plus petits détails, l'histoire de notre langue, dont l'évolution, en dépit de sa complexité, a obéi a des lois aussi rigoureuses que celles de la physique ou de la chimie. On a retrouvé, suivant l'expression d'un des maîtres de la linguistique contemporaine \ < l'air perdu sur lequel s'était mené jadis le branle capri- cieux des voyelles et des consonnes ». Mieux connue

1. Victor Henry.

INTRODUCTION 5

dans ses origines, notre langue doit nous être encore plus chère. Dépôt précieux transmis, depuis près de deux mille ans, de la bouche des mères aux lèvres balbutiantes des tout petits, elle a été transformée par des générations de paysans et d'artisans illettrés, obéissant à des lois psychiques et physiologiques qu'ils ignoraient, et élaborant à leur insu un méca- nisme merveilleux qui fait Tadmiration des savants. Cela ne donne-t-il pas à rêver?

Il est profondément triste de songer qu'à notre époque on s'est efforcé, avec raison, de vulgariser toutes les sciences, les principes de la linguisfique

surtout de la linguistique française! sont restés l'apanage d'une élite restreinte et n'ont point pénétré

je ne dis pas l'enseignement primaire mais pas même l'enseignement secondaire. Des bacheliers d'une bonne instruction générale ignorent tout de l'histoire de leur langue ; et les lois qui ont présidé à révolution du français leur sont aussi inconnues que les problèmes les plus transcendants du calcul différentiel. Est-ce logique? et puisqu'on prétend enseigner le français aux élèves des lycées et col- lèges, croit-on vraiment que pareille étude puisse être fructueuse sans être accompagnée de l'histoire scientifique et élémentaire de la langue, aussi nécessaire que l'histoire des événements et de la litté- rature ?

Même à l'école primaire, je crois qu'on pourrait, au cours supérieur, remplacer avantageusement quel- ques dictées par des notions très élémentaires, une

6 INTRODUCTION

simple échappée ouverte si l'on veut sur 'his- toire du français. Ce serait pour le moins aussi utile que des rudiments d'histoire ancienne. Mais c'est surtout au lycée que les éléments de la grammaire historique ont leur place marquée'. Si un tel ensei- gnement, absolument nécessaire, était organis*';, on n'assisterait plus au spectacle affligeant de l'igno- rance, et, qui pis est, de la présomption générale à l'égard de la langue française. Car ce serait déjà ]>eau- coup que le public hommes de lettres en tête eût conscience de son ignorance : le jour il i aura pertinemment qu'il existe une science du lam^age, il aura tout au moins le respect de la linguistique française.

A l'heure actuelle, c'est donc uniquement dans l'enseignement des Facultés et pas même de toutes! qu'est exposée la science historique et raisonnée de la langue française. Dans ces cour^ peu suivis et souvent d'un ésotérisme voulu, le f ublic lettré pourrait prendre cependant d'utiles enseigne- ments, et ne tarderait pas à être vivement inté'cssé. Il verrait quel chemin la science du langage n par- couru depuis Lhomond et même depuis Bra< het : les vieux grammairiens ne reconnaîtraient guère leurs héritiers d'aujourd'hui.

Si les auditeurs sont peu nombreux, ils sont fidèles

1. Voir ci-dessous, IV* partie, ch, ii.

INTRODUCTION 7

et souvent passionnés, pour la plus grande joie des maîtres, qui préfèrent un petit cénacle d'initiés à une foule de profanes.

Quels sont les principes directeurs de cet ensei- gnement? Dans quel sens oriente-ton Tactivité des étudiants et des chercheurs qui ont la noble ambition d'approfondir les mystères encore obscurs de notre langue? Quelle conception, en un mot, les maîtres actuels de la linguistique se font-ils du français?

La science moderne s'écarte de plus en plus des doctrines des anciens grammairiens qui, préoccupés surtout de littérature et n'envisageant une langue que comme un moyen littéraire, ont transmis la plu- part de leurs idées aux écrivains contemporains. D'où, à l'heure actuelle, entre linguistes et littéra- teurs, des antinomies assez vives, qui sont souvent des malentendus résultant d'un isolement respectif : les deux conceptions opposées ont généralement leur raison d'être, voire leur nécessité, suivant le domaine dans lequel elles s'exercent.

Deux principes connexes dominent aujourd'hui la science du langage. Ils constituent également les idées directrices de ce petit volume, je m'effor- cerai, à chaque occasion, d'en montrer la vérité et l'exactitude, et de les inculquer dans l'esprit du public. A leur lumière s'éclairent tous les problèmes de la linguistique contemporaine susceptibles d'inté- resser l'opinion : avec ce guide scientifique et certain, la solution s'impose presque toujours, nette, logique, et satisfaisante pour l'esprit.

8 INTRODUCTION

Le rôle du linguiste est de constater les faits, non de les apprécier, encore moins de chercher à les influencer.

Une langue est en perpétuelle évolution; elle change constamment, et ne se fixe à aucun moment de son histoire.

Les anciens grammairiens prétendaient sans cesse régenter on « corriger » le langage, dans le but de le perfectionner. Les linguistes actuels l'étudient en savants, en observateurs impartiaux, en naturalistes qui dissèquent, analysent et recherchent les causes. Tout phénomène qui existe a sa raison d'être et mérite, au même titre que les autres, d'être étudié : il ne s'agit, pour eux, ni de louer ni de blâmer des faits, mais de déterminer les conditions dans les- quelles ils se sont produits.

Arsène Darmesteter, qui professait cette opinion, déduisait de ces prémisses les conclusions extrêmes. Il estimait que pour un indigène, il n'y a pas de locu- tion vicieuse, et qu'un Parisien de Paris, de parents parisiens, quel que soit le rang social auquel il appar- tienne, parle français par définition : le français n'existe que parce qu'il le parle, et tel qu'il le parle. Un de ses amis lui demandait un jour si tel mot, dont il se servait, était français :

« De quelle province êtes-vous? lui demanda Darmesteter.

De l'Ile de France.

Alors le mot est sûrement français. » Malherbe, qui était cependant un puriste raffmé,

INTRODUCTION 9

n'allait-il pas se documenter sur la langue auprès des crocheteurs du port Saint-Jean, estimant avec raison que des enfants de Paris, même du peuple, parlaient mieux le français qu'un Normand, fût-il gentilhomme? Le grammairien qui veut corriger le langage d'un Français de Paris, ressemble fort au psychologue qui déclarerait à une personne éprou- vant une sensation agréable, que cette sensation est douloureuse, et qui s'efforcerait de le lui démontrer.

Sans aller aussi loin, il est indubitable que tous les phénomènes linguistiques ont leur raison d'être, et que les locutions dites vicieuses ne sont pas formées suivant d'autres procédés que celles de la langue clas- sique.

Pour prendre un exemple, voici l'expression popu- laire je m'en rappelle. Littérateur ou grammairien se contentera de jeter l'anathème, et... il passera, après avoir dit, comme Philaminte et Bélise :

Quel solécisme horrible ! En voilà pour tuer une oreille sensible!

Le linguiste, lui, s'arrêtera et examinera : fût-il en présence d'un monstre (même au sens scientifique du mot), il n'a pas le droit de reculer, caries phénomènes tératologiques ne sauraient être négligés par les savants. Mais il n'en est rien : le peuple ne dit pas je m'en rappelle pour le plaisir de faire un solécisme et de taquiner l'Académie. Il obéit à une analogie très claire, qui change je me le rappelle en je m'en rappelle, sous l'influence évidente de je m'en souviens. Cette

10 INTRODUCTION

analogie a même été précipitée par une nécessité sémantique, car si on peut direye me souviens de vous^ on ne peut former la même locution avec je me rap- pelle employé transitivement. Il était donc fatal que, au moment se rappeler l'emportait peu à peu sur se souvenir dans la langue populaire, on fît inconsciem- ment appel à une construction capable de s'adapter à tous les besoins syntactiques. Solécisme sans doute, mais ni plus ni moins grave que celui qu'on commit il y a quelques siècles lorsqu'on substituaje m'er sou- viens à il m'en souvient. La linguistique prouve ainsi que toutes les transformations syntactiques ont été, à l'origine, des solécismes.

Est-ce à dire que les littérateurs et l'Académie française aient tort? Nullement, s'ils restent dans leur rôle. A eux de définir le langage de la bonne société, d'imposer un stage plus ou moins long aux néologismes de tout genre et de toute origine, à admettre dans la langue littéraire ou à en exclure telles expressions ou tels mots qu'il leur plaira : tnais ils ne sauraient, sans excéder leurs droits, nier l'exis- tence des faits ou méconnaître la raison d'être des phénomènes linguistiques. L'Académie gardienne de la langue? soit, si l'on entend ainsi la langue litté- raire, la langue du bon ton. Mais que l'Acadomie reconnaisse en revanche son incompétence linguis- tique. En admettant même que les quarante Immor- tels écrivent tous à merveille la langue française, est-ce une raison, parce qu'un ouvrier connaît par la pratique le maniement d'une machine et la fait fonc-

INTRODUCTION li

tionner excellemment, pour qu'il sache par même, sans l'avoir appris, comment elle est constituée, com- ment elle a été fabriquée, quelle est sa raison d'être, le principe de son mécanisme?

Le rôle des littérateurs est de faire de l'art, en utili- sant pour le mieux la langue parlée et vivante de leur époque, en faisant un choix dans ses mots et ses expressions, pour l'adapter, selon leurs conceptions personnelles, à une fin esthétique. Et voilà pourquoi les linguistes ne sauraient prendre pour type d'un idiome la langue des littérateurs qui est nécessaire- ment individuelle, et scientifiquement parlant en partie artificielle.

La linguistique moderne à une ou deux excep- tions près, parmi lesquelles figure M. Bréal ne croit pas au progrès des langues : pour elle, il y a évolution continue, mais non progrès. Le patois, à ses yeux, a un intérêt aussi grand que la langue litté- raire, car il présente un système grammatical aussi régulier et aussi complexe. Elle observe parfois des phénomènes indéniables de décadence, lorsqu'un patois, par exemple, est contaminé par une langue littéraire, ou lorsqu'une langue, comme le français moderne, a subi à une époque donnée, l'invasion brutale et hétérogène de mots savants et de mots étrangers peu ou point assimilés. La plupart des romanistes s'accordent à considérer la langue actuelle comme bien inférieure linguistiquement au français du xii^ siècle, qui présentait une pureté, une régularité, une harmonie remarquables.

12 INTRODUCTION

Naturellement les littérateurs se placent et do vent se placer à un point de vue tout différent. Littéraire- ment, le français a progressé, sans conteste, d( puis le moyen âge, sll a démérité aux yeux des linguistes. Les écrivains Tout amélioré comme instrument de pensée, ainsi que les contemporains d'Ennius avjiient perfectionné le latin.

Encore doivent-ils, même à cet égard, se montrer réservés et modestes. Beaucoup de tentatives des grammairiens pour améliorer la langue, ont en un effet diamétralement opposé. Et puis vraiment a-t-on progressé depuis le grec de Platon et de Pindare? Oserait-on même affirmer que la langue de Rosi and soit littérairement supérieure à la langue de Corneille ou de Racine? Cela doit nous rendre modestes.

Toute question littéraire mise à part, les lin- guistes donnent le pas à la langue pariée sur la langue écrite, qui n'est que Fexpression, la transcrip- tion plus ou moinsi mparfaite de la première. Ce sont des auditifs. Les littérateurs, au contraire, son,, et deviennent de plus en plus des visuels : faute d'avoir reçu une éducation linguistique, ils s'hypnotisent trop souvent sur l'aspect graphique des mots, si fréquemment illogique et fantaisiste; ils semblent oublier qu'un beau vers, une belle phrase doit, avant tout, bien sonner à l'oreille, et que sa physio- nomie écrite devrait nous être complètement inditTé- rente.

De l'origine des vives polémiques qui ont éclaté à propos de la trop fameuFe réforme de l'ortlio-

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graphe * : c'est que le malentendu a atteint sa plus grande acuité. Toujours isolés de la foule, les lin- guistes, pour la plupart, n'ont pas daigné expli- quer au public, même au public lettré, la nature et le but de leur réforme : faut-il s'étonner si on ne l'a pas comprise, et si on a travesti leur opi- nion?

On les a accusés de vouloir torturer et défigurer la langue, suivant des idées a priori. Rien n'est plus faux. Les maîtres de la Sorbonne et les « chartistes » ont le plus grand respect pour la langue française, sinon toujours pour son orthographe, et ils n'hésitent pas à rabrouer les jeunes irrespectueux qui traite- raient volontiers Bossuet de « vieille perruque ». Même la nouvelle école serait plutôt portée à exagérer ce respect qu'à l'amoindrir. N'a-t-elle pas derrière elle l'expérience malheureuse de tant de grammairiens qui, depuis trois siècles, sous prétexte de corriger, de réglementer, de perfectionner le français, n'ont souvent abouti qu'à fausser quelque rouage de ce merveilleux mécanisme?

Loin d'être des révolutionnaires, comme on se le figure trop souvent, les linguistes sont avant tout des conservateurs; ce sont même parfois des réaction- naires, au sens propre du mot, puisque, dans la réforme qu'ils préconisaient, leur intention était précisément de rendre à la physionomie de la langue sa pureté ancienne. Mais la réforme était si radicale qu'elle

1. Voir ci-dessous, II* partie, ch. u.

14 INTRODUCTION

paraissait, à première vue, se présenter sons un aspect révolutionnaire : et voilà pourquoi elle devait soulever le toile du monde lettré. Ils ont été doulou- reusement surpris de voir leurs intentions mécocnues. Mais s'étaient-ils suffisamment souciés des contin- gences? et n'ont-ils pas vu qu'en heurtant trop d'habitudes, somme toute respectables, et en voulant trop réformer à la fois, on risquait de s'aliéner l'opi- nion, et l'événement l'a prouvé de faire échouer toute réforme?

Il est donc souhaitable que chacun reste dans son domaine : que les linguistes ne donnent pas de con- seils littéraires (ils n'y songent guère pour le moment); en revanche que les littérateurs ne s'occu- pent pas de grammaire (ce fut souvent leur })éché mignon). Mais pour atteindre ce double but, il est nécessaire qu'ils se pénètrent un peu plus les u.is les autres, qu'ils prennent contact et apprennent à se connaître, ne fût-ce que pour collaborer utihment dans les questions mixtes, comme la réforme de l'orthographe, leur coopération est nécessaire. Je m'estimerais heureux si ce petit volume pouvait con- tribuer à ce résultat : ayant un pied dans chaque camp, je crois avoir l'impartialité suffisante pour juger des divers points de vue et concilier, s il se peut, les antinomies en présence.

Il importe, avant tout, d'inculquer aux littérateurs le respect linguistique du français. Il ne faut pas que quiconque lient une plume considère sa langue comme un jouet et en fasse le souffre-douleur ce ses

INTRODUCTION 15

fantaisies*. Soyons convaincus que contrairement à l'opinion répandue les écrivains ont fort peu d'influence sur l'évolution des langues. Le peuple est notre souverain maître de langage : ses arrêts sont sans appel, et l'usage justifie tout, solécismes et barbarismes. La prescription n'est pas moins utile en grammaire que dans le domaine juridique, bien que les délais requis soient nécessairement plus longs : si l'on devait demander aux formes et aux mots actuels des titres justificatifs historiques autres que la posses- sion d'usage, il faudrait instruire des procès contre tous les termes et locutions de la langue française et frapper chacun d'eux, au nom du purisme, de l'excommunication linguistique et du bannissement perpétuel î

1. Voir, à ce sujet, La langue nouvelle, par A. Claveau (i907).

PREMIÈRE PARTIE LA LANGUE QUI SE FAIT

A. Dauzat. Langue française d'aujourd'hui. 2

CHAPITRE I La formation spontanée. Le français d'avant-garde.

Lorsqu'un de nos académiciens lit dans quelque grand quotidien les exploits des « Apaches », on éton- nerait fort ce puriste et ce lettré, et on le scandaliserait encore davantage en lui disant que « le Costaud de Montparno » ou « la Terreur de la Villette » , dont le jargon lui serait absolument incompréhensible sans la traduction du narrateur, parlent aussi français que lui et que ses éminents collègues, et qu'on peut passer insensiblement, par une série d'intermédiaires, de l'argot barbare de ceux-là à la langue impeccable de ceux-ci.

Et pourtant, si paradoxale semble-t-elle, une pareille affirmation est à peine exagérée. L'argot est évidemment différent de la langue académique; mais si c'est un français autre, c'est néanmoins à une ou deux exceptions près du français. C'est le français d'avant- garde, car s'il s'est éloigné de la langue classique, c'est parce qu'il a eu un dévelop- pement très rapide et qu'il est allé trop vite de l'avant.

20 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

Qu'entend-on au juste par l'argot? C'est un mot qui désigne des choses bien différentes. Les « Apa- ches » n'ont pas le monopole de l'argot. La mignonne « théàtreuse » parle l'argot des coulisses, le grand financier se sert de l'argot de la Bourse. Le boulevar- dier, le journaliste, le sportsman ont leurs ar..^ots, qui possèdent des expressions communes, mais aussi bien des termes différents. Il y a l'argot de la caserne, l'argot des ouvriers, qui varie suivant les différents métiers. Et la langue familière de chacun de nous, ne frise-t-elle pas souvent l'argot?

commence l'argot? finit le français... clas- sique? Il est bien difficile de fixer une démarcation précise. L'Académie elle-même a souvent hésité, et a fait plus d'un contresens. Croirait-on, par exeriple, qu'elle a rejeté maquiller^ qui, emprunté à l'argot pendant la Renaissance, n'a pas encore, depuis plus de trois cents ans, lavé, à ses yeux, sa tache origi- nelle? Et cependant ce mot n'est-il pas bien accli- maté dans la langue, même au regard des puristes? Si l'on peut dire également qu'un acteur se farde ou se maquille, je ne vois pas d'expression qui puisse donner l'équivalent exact de cette jolie locution figurée « un document maquillé )k C'est donc un mot néces- saire.

Par contre, l'Académie a admis quelques termes qui sont véritablement de l'argot. Je surprendrai plus d'un lecteur en lui apprenant, par exemple, qu'elle a accueilli roupiller depuis 1718. Pourtant roupiller n'est pas un terme précisément académique! 11 est

LA FORMATION SPONTANÉE 21

vrai qu'il ne s'est encanaillé que depuis un siècle, et que son origine espagnole lui a fait sans doute trouver grâce auprès des Immortels. Roupiller signi- fiait d'abord « dormir dans sa roupille ». La roupille était une cape espagnole (ropilla) : introduit pendant les guerres de religion, le mot disparut de la langue deux siècles plus tard, mais son dérivé est resté. Qui soupçonne aujourd'hui que ce verbe, bien déchu de son ancienne splendeur, fut jadis un mot de cape et d'épée et s'appliquait au sommeil guerrier des con- quistadors? L' « argot » et le français, on le voit, se sont pénétrés de tout temps.

On croit généralement que la langue des malfai- teurs est un jargon artificiel, fabriqué, une langue de convention, parce qu'on ne comprend pas le sens de nombreuses expressions familières aux « Apaches », que les reporters se plaisent à nous détailler, pour mieux faire ressortir la « couleur locale » de ces drames de la rue. Des linguistes même sont tombés dans cette erreur.

M. Sainéan ^ croit encore que l'argot des malfai- teurs est une langue artificielle, systématiquement créée dans le but d'être secrète. Et cependant c'est une conclusion tout autre qui se dégage des docu- ments d'argot qu'il a analysés. En écartant les pro- cédés arbitraires de formation des mots, tels que l'anagramme, en nous montrant qu'ils n'ont eu aucune part dans la formation de l'argot, il n'a pas peu con-

1. Uargot ancien, Paris, 1907.

22 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

tribué à ébranler la légende de la « langue de con^ en- tion », et à percer le mystère que les « argotieis » ont cherché jalousement à entretenir. Il nous a prouvé que Targot ancien s'est formé à l'aide des mêmes procédés sémantiques que le français : qu est- ce à dire, sinon qu'ici et l'évolution a été également inconsciente et spontanée? Car le mode des transfor- mations — on le verra plus loin a été absolument identique. Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir d'asso- ciations d'idées spéciales à l'argot.

Comment pourrait-il être un langage de conven- tion, cet argot qui conserve encore des mots du xv« siècle? qui a évolué lentement, somme toute, et parallèlement à la langue classique, avec laquelle il s'est souvent mélangé par un échange continuel d'actions et de réactions réciproques?

Ne nous laissons donc pas impressionner par les fanfaronnades des archisuppôts et des docteurs d'argot de jadis, qui ont voulu s'arroger une puis- sance linguistique qu'ils étaient incapables d'exercer. Ils ont reçu termes et locutions de la bouche de leurs prédécesseurs; comme les grammairiens, ils ont constaté l'usage et ses changements : ils n'ont rien créé. Les langages familiers, populaires, techniques, ceux des bandits comme ceux des honnêtes gens, ont une tradition historique tout comme les langues litté- raires : ils procèdent par évolutions progressives, et jamais par brusques révolutions : et cette seule con- statation suffit à ruiner la théorie de la « langue arti- ficielle ».

LA FORMATION SPONTANÉE 23

Pour ne citer que l'argot des malfaiteurs, serait-il concevable qu'une langue artificielle se fût créée et renouvelée dès le moyen âge, avec les mêmes pro- cédés linguistiques que les langues ordinaires alors que ces procédés ont été, de tout temps, appliqués inconsciemment et spontanément par le peuple, et que leur mécanisme, délicat et complexe, a été analysé seulement par les grammairiens moder- nes? C'est une variété linguistique du français, ana- logue aux parlers dialectaux et tout aussi spontanée, mais localisée différemment. Sans doute, il existe bien, à Paris, un ou deux langages artificiels créés de toutes pièces. Le plus frappant est l'argot des bouchers de la Villette, qui consiste essentiellement, par un procédé très simple, à changer en / la pre- mière consonne des mots français, et à ajouter à la fin une terminaison quelconque. C'est ainsi que bou- cher a été transformé en loucherbem K Mais de tels langages ne sont parlés que dans un milieu très restreint. Il ne faut accueillir qu'avec une extrême réserve les documents argotiques fournis par les littérateurs^, surtout modernes, qui ont souvent

1. Loufoque, qui a pénétré dans la langue populaire et fami- lière, ne vient pas, comme on le croit, de fou, parce procédé arti- ficiel. M. Sainéan a montré {V Argot ancien, pp. 47 et 239) qu'il dérive d'un vieux mot loffe.

2. On sait que, dans Les Misérables, Victor Hugo a consacré un chapitre à l'argot. 11 est curieux de constater sous sa plume quelques idées linguistiques très justes, et qui devaient paraître alors très hardies, comme celles-ci : quoique inesthétique, l'argot mérite d'être scientifiquement étudié comme toute manifestation de la vie ; tous les métiers, tous les milieux ont leur argot. Nous retombons ensuite dans le cliquetis de métaphores qu'affec-

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attribué à Fargot des mots sans vitalité réelle, el qui accordent une importance imméritée à des jeux d'es- prit de chansonniers montmartrois ou à des fantaisies de cénacles.

Il est facile de comprendre pourquoi les malfai- teurs, pas plus que les ouvriers, ne parlent point un langage de convention. C'est en effet un travail con- sidérable que de créer une langue artificielle, et il n'est pas à la portée de toutes les intelligences : les inventeurs des « langues universelles » volapûk, neutral ou espéranto auraient pu ou pourraient en témoigner. Ignore-t-on, en outre, Feffort intellectuel de chaque instant, qui est nécessaire pendant de longs mois, pour arriver à posséder et à parler cou- ramment une autre langue que la langue maternelle? Comment veut-on que les « Apaches » qui ne eont pas en général, on en conviendra, des « intellec- tuels »! s'astreignent, avec leur mentalité rudi- mentaire, à un tel travail de pensée, quand c est presque toujours la paresse qui les conduit sur le chemin du vol et du crime? En réalité, pour quiconque a étudié quelque peu sur

tionnait le grand écrivain, et nous nous égarons dans les étymo- logies fantaisistes. Il y en a une si jolie que je ne résiste pas au plaisir de la citer : c'est « il lansquine = il pleut, que Victor Hago explique bravement par : « il pleut des hallebardes! » Le roman- tique avait vu tout de suite dans lansquine les farouches et pifto- resques lansquenetsl Et voilà comment les écrivains comprenaient l'étymologie en 1862 ! Mais combien d'hommes de lettres l'entendent encore ainsi à l'heure actuelle? Lansquiner est un dérivé de lance (eau) = Vance, qui vient de l'argot espagnol ansia (même sens) (Cf. Sainéan, V Argot ancien, pp. 53 et 136-7).

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le vif, à Paris, les divers types de langage populaire, « la langue de convention des malfaiteurs » est une de ces joyeuses mystifications qui s'accréditent d'au- tant plus facilement qu'on en ignore l'auteur, et qui se transmettent d'un ouvrage à l'autre sans que per- sonne ait jamais songé à la confronter avec les faits : hypothèse commode pour les linguistes, et qui les a dispensés jusqu'à ce jour d'étudier comme elle le mérite la langue populaire de la capitale*, en leur permettant de rejeter sur ce terrain vague et mysté- rieux nombre d'étymologies gênantes ^. La morale n'a rien à voir avec la linguistique : ce n'est point parce qu'un individu devient un cambrioleur qu'il changera miraculeusement de langage. L'argot des malfaiteurs, que les policiers et les ouvriers com- prennent fort bien, ne diffère pas en principe de l'argot populaire : s'il possède en plus quelques termes relatifs à cette triste profession, cette particu- larité n'a rien de surprenant. Il est arrivé un jour que

1. La cueillette linguistique est fructueuse partout. Il n'est pas nécessaire, pour faire œuvre utile, d'aller chercher, dans dess campagnes reculées, des idiomes inconnus, à la phonétique rare et singulière. C'est même le français de Paris que nous connaî- trons bientôt le moins, au point de vue scientifique. Le linguiste ignore trop souvent, ou feint d'ignorer le français contemporain, le français tel que le parle la majorité somme toute de ses concitoyens.

2. Ainsi cambrioleur, qu'on déclare emprunté à l'argot cambriole (chambre), s'explique facilement : cambriole est un diminutif de cambra, qui signifie « chambre » dans les patois du Midi. De même « escarpe » de l'ancien argot escarper (assassiner pour voler) se rattache très vraisemblablement au provençal escarpin déchirer (Sainéan, op. cit., p. 238), à moins qu'il n'ait désigné primitive- ment le vol par escalade (de « escarpe », terme de fortification).

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les inspecteurs de la Sûreté n'ont pas com[)ris le langage de leur « client » : et c'était une mysiifica- tion, celle du célèbre agrach !

Argot du peuple, du théâtre, du boulevard ou du sport, sont autant de rejetons vigoureux issus de l'arbre du français classique, qui a provigné à linfini et de façon différente suivant le milieu social. Cliaque profession a ses termes, ses locutions spéciales. Chaque classe de la société a sa langue familière, plus imagée et plus pittoresque. L'ouvrier, qui fait une emplette, demande dans le magasin un/)an/ a/o/i; si son pantalon a un accroc, il dira à sa femme : « Raccommode-moi mon grimpant. » Il dira ati méde- cin :« J'ai mal au pied », et à son camarade : « Ne me marche pas surl'ar/^zon. » Pourquoi? sinon parce que les mots grimpant^ arpion, sont pour lui plus méta- phoriques, plus évocateurs d'images, moins usés, si l'on peut dire, que « pantalon » ou que « pied ».

Le français, à chaque époque de son histoire, a toujours fait de larges emprunts à l'argot : ce qui justifie bien, pour celui-ci, le nom de « français d'avant-garde ». Et d'abord le français ne vient-il pas en droite ligne de l'argot latin? « Tête » se disait capui en latin classique, mais bien testa ^ en argot, qui signifiait proprement « tesson » (de bouteille), et qui a donné naissance au mot français. « Poitrine » vient d'un mot d'argot latin qui désignait la « cui-

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rasse »; de même « peau » a d'abord voulu dire « fourrure >> ; « boyau » signifiait « boudin » et « joue » a été tiré, par métaphore, d' « écuelle » tous mots que l'argot romain avait détournés de leur acception primitive. C'est le latin d'avant-garde qui a créé le français.

Au xv« et au xvi® siècle, le français classique em- prunte à l'argot gueux, narquois et matois^ dérivé de maie, qui désignait, dans le langage des « Apaches » de l'époque, le lieu de rendez-vous des malfaiteurs parisiens : un « matois » est donc à l'origine un voleur. A la même époque apparaissent gourer et trimer,, que l'Académie accepte à titre de mots populaires.

Un peu plus tard nous arrive par la même voie, frusquin, qui est devenu saint-frusquin (perdre tout son saint-frusquin), par analogie avec saint Crépin, bien qu'aucun Frusquin n'ait jamais été canonisé. Fiacre appartint d'abord, au xyii*" siècle, à l'argot du boulevard, qui dénomma ainsi les premières voitures de louage, parce que le bureau de la location avait été installé en 1640 à l'hôtel Saint-Fiacre : cette fois c'est le saint qui s'est laïcisé. Le mot passa, en 1718, dans le dictionnaire de l'Académie. En 1835, l'Aca- démie accueille un mot d'argot populaire, un eus- tache, pour désigner un gros couteau (en souvenir d'un célèbre coutelier de Saint-Étienne, Eustache Dubois). Comme on le voit, la langue s'est sans cesse enrichie d'emprunts faits aux différents argots.

Langages techniques et langues familières, qui se mêlent et s'entre-croisent, loin d'être une corruption

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du français, constituent donc un français ci avant - garde singulièrement vivant et d'une inlassab e exu- bérance créatrice. Aujourd'hui l'argot est parlout, et il devient de plus en plus envahissant : nous lo trou- vons dans la conversation courante, il règne dans le journal, il pénètre dans le roman, il s'insinue jusque dans le sévère barreau. N'a-t-on pas entendu récem- ment un de nos avocats les plus parisiens explif{uer à la barre, avec beaucoup d'esprit, pourquoi l'in Uvidu facile à duper s'appelle aujourd'hui « une bonne poire » ?

Si intéressante, si captivante qu'elle soit, 1 étude scientifique du français d'avant-garde est encore à faire ^ Les nombreux auteurs de dictionnaires d'; rgot, qui ont réuni souvent des matériaux hétérocliies de valeur fort diverse, ont oublié faute d'une éduca- tion linguistique suffisante que l'étymologie est une science qui a ses lois, et que la recherciie de l'origine des mots ne saurait plus relever aujourd'hui de l'inspiration et de la fantaisie individuelle. Nous ne sommes plus à l'époque de saint Augustin, ni

1. Elle a été faite pour Vargot ancien au sens étroit d i mot (langage des malfaiteurs) par M. Lazare Sainéan, qui s" arrête à 1850 {V Argot ancien, Paris, 1907) : ouvrage très conscien ieux, et les matériaux sont généralement bien interprétés (Cf. Revue des Idées, décembre 1907). En ce qui concerne les argots modernes, VÉtude sur l'Argot français, de Marcel Schwob et Georges Guieysse (1889) est malheureusement viciée par les idées de « lang le de convention », « langue artificielle », qui faussent souvent 1'. expli- cation des phénomènes. Quant aux Études de philologie con parée sur l'argot, de Francisque Michel (1856), remarquables pour l'époque, elles ont bien vieilli comme documents et ccmrae interprétation.

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même de Ménage, qui faisait venir haricot de faha par ce raisonnement bien simple : on a dire faba^ puis fabaricus^ fabaricotus, haricotus et haricot ! Avec un tel système, on peut tirer à volonté, le français de 1 hébreu, du chinois ou du hottentotl

Loin de moi l'ambition de chercher, en quelques pages, à combler cette lacune. Je veux seulement montrer, par des exemples typiques, que le français d'avant-garde se crée et se renouvelle à l'aide des mêmes procédés que le français classique depuis ses origines. L' « argot )> obéit aux lois de la linguistique avec autant d'inconscience et de régularité qu'une langue littéraire ^ Dans leur parler le plus spontané et le plus choquant pour le puriste, les hommes du peuple, les « Apaches » eux-mêmes font le plus cor- rectement du monde, sans s'en douter, comme M. Jourdain parlait en prose sans le savoir les figures de grammaire et de rhétorique les plus déli- cates : synecdoque, métonymie, catachrèse, antono- mase, n'ont qui s'en douterait? aucun secret pour eux^.

1. Il faut excepter, bien entendu, les créations dues à la fantaisie individuelle, plus rares qu'on ne croit, et qui, en général, ont une vie éphémère.

2. Les mots que je citerai n'ont pas été pris dans des ouvrages, mais ont tous été entendus; et je me suis assuré qu'ils avaient une vitalité réelle dans un milieu donné. Il y a beaucoup d'étymolo- gies obscures en « argot », car la langue va vite et les étapes intermédiaires font souvent défaut. J'ai choisi de préférence les cas l'explication scientifique paraît assurée.

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Notre langue a emprunté de nombreux vocables à ses voisines. Le français d'avant-garde a obéi à la même nécessité. Tout le monde sait que la langue des sports doit beaucoup de mots à l'anglais dont quelques-uns, comme record^ ont repassé le détroit après être jadis venus de France.

La langue populaire fait surtout ses emprunts aux dialectes allemands et aux langues du Midi (principa- lement au provençal et un peu moins à ritalieii) : on sait, en effet, que si les ouvriers anglais sont rares à Paris, en revanche on y compte beaucoup de travail- leurs allemands, italiens, provençaux. Les emprunts germaniques étaient très rares en ancien argol ^ : ce qui prouve que les relations entre la France et les pays allemands et flamands, par la voie du peuple, ont été négligeables jusqu'au xix^ siècle. Il en est autrement aujourd'hui, l'immigration allemand le et flamande étant devenue considérable. Ces immigrés sont surtout des ouvriers et des employés de (*om- merce.

A l'allemand l'argot doit chlapin (soulier, de schlappe=sai\Siie) , très probablement chlinguer (puer, de stinken, même sens), et beaucoup d'autres encore.

Un cas bien curieux de doublet nous est fourni par le mot qui signifie « Juif ». D'après les lois do sa

1. Sainéan,^op. cit.,fp. 134.

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déclinaison, Tallemand dit der Jade (le Juif) et ein Juder (un juif). Les deux formes ont pénétré dans la langue populaire : Jade (pron. yoûdé) est devenu youdi, et Juder (pron. yoûd'r) a donné y outre. Par changement de terminaison, on a eu youpin, qui, aujourd'hui, est devenu la forme la plus courante. La langue commerciale a emprunté guelte à Talle- mand Geld (argent : le c? se prononce t de nos jours). Un exemple très intéressant du langage populaire est frichti (mets, repas) qui vient de l'allemand Friih- stûck : il prouve que l'emprunt a été fait à l'allemand du Midi ou du Centre, qui seul prononce c/i/le groupe st\ il montre en outre que Vil allemand paraît un / pour les oreilles françaises.

Les emprunts italiens, faits généralement par la voie des argots de la péninsule, sont plus anciens, mais relativement peu nombreux. M. Sainéan a réuni quelques exemples pour l'argot ancien*, parmi les- quels je relève gonce (homme) (it. rustre et niais) et casquer (payer) (it. tomber; d'où : être attrapé, s'exé- cuter). J'ajouterai quelques mots typiques d'argot moderne, comme mariole (déluré) (it. mariuolo, fri- pon), chialer (pleurer) (it. scialtare, exhaler).

Les emprunts aux patois du Midi et spécialement delà Provence, sont, au contraire, extrêmement nom- breux et anciens. Gomme ils proviennent presque tous du vieux langage des malfaiteurs, les historiens pourront en tirer des conclusions intéressantes sur

1. Op. cit.y pp. 148-152.

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l'origine et les centres de ralliement des bande.^ orga- nisées qui infestèrent l'ancienne France *. Parmi les mots les plus intéressants, je signalerai costaud, gaillard, souteneur (quia de fortes côtes, costo prov.) ; ostau, prison (prov. ousiaUf maison) : l'un et l'autre sont relativement récents et ne sont pas signalés avant 1846 et 1849. Roustir (prov. roustiy rôtir), « tromper » dans Vidocq, a passé aujourd'hui au sens de « voler », tout en gardant aussi sa significa- tion primitive « brûler ». Cabot (chien, déjà dans Vidocq), donné par M. Sainéan comme originaire des patois français, est indiscutablement pro^ ençal (dérivé du lat. caput : chien à petite tête) de ]>ar sa physionomie phonétique^ (persistance du c latin devant l'a; changement de p intervocalique en b). Certains mots de Targot ancien avaient déjà été empruntés au provençal à la fin du xvi® siècle.

Les emprunts aux patois septentrionaux de la France ne sont pas négligeables, mais leur nombre est fort limité. La liste dressée à cet égard par M. Sainéan, pour l'ancien argot, doit être raccourcie :

1. L. Sainéan, op. cit., pp. 231-248.

2. Il faut rendre également au provençal toute une série de mots, cités par M. Sainéan comme venant du vieux français ou des patois de la France du Nord, notamment tous ceux qai ont conservé le c latin devant a ou Vs devant consonne : cabot, cam- briole [déjà cités], carne (viande gâtée), escoute (oreille), esgar (vol entre complices), estable (chapon), esteve (fraude) [du prov. estevo = manche de charrue], estoc (esprit, finesse), estoffe (butin), astrei- gnante [ceinture), fustiller (tricher), galine (poule), jaspiner (1 avar- der), ostau (prison). Plusieurs de ces mots ont disparu de l'argo actuel. Quelques-uns, signalés par Vidocq, n'ont avoir qu'une existence locale, et n'être usités que dans le Midi.

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et cette source, à l'heure actuelle, semble bien tarie définitivement. Il serait intéressant que la question fût reprise de près, et que tous les mots fussent passés au crible par un dialectologue, pour déter- miner la part des divers apports dialectaux dans la formation de Fargot ancien.

Les parlers picards ont donné quelques mots carac- téristiques. Broquille est un diminutif du picard broqiie = broche, qui, du sens de « petite épingle » qu'il avait en argot ancien, a passé aujourd'hui à celui de « minute » (au sens spécial). Pieu^ très intéressant, est la forme picarde de peau, attesté dès 1396 au sens de « lit » ; à la même époque le dérivé peausser, piausser signifie se coucher * : par une nasa- lisation dont on ne voit pas nettement la cause, le mot devient pioncer, au début du xx^ siècle, avec le sens de <' dormir ». De nos jours, le langage popu- laire, ne reconnaissant plus évidemment la parenté des deux mots, tire directement de pieu un nouveau dérivé, se pieuler z= se coucher (se mettre au pieu).

Aux patois vosgiens, on doit sinve = niais (en lor- rain : moutarde sauvage; lat. sinapis); à la Suisse romande, rapiat (primitivement : galeux) ; à la Cham- pagne, marlou (primitivement : matou)', à la Nor- mandie, pif (gros nez). On pourrait multiplier les exemples.

Les noms de lieux ont aussi fourni leur contingent. Se douterait-on que la tune^ qui désigne dans la

1. L. Sainéan, op. cit., pp. 95-96.

A. Dauzat. Langue française d'aujourd'hui. 3

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langue populaire la pièce de cinq francs, n'e^t autre que le nora de la ville de Tunis, prononcé autrefois Tunes'! Le chef des gueux avait été jadis appdé iro- niquement « roi de Tunes » et iune (écrit souvent thune) prit ensuite le sens d' « aumône ». Le lingue, couteau des Apaches, est la transformation très pho- nétique, dans la langue populaire, de l'ancien argot lingre = couteau de Lingres (qui est une prononcia- tion dialectale de Langres) ^

Même quand elle emprunte, on le voit, la langue populaire change souvent le sens. Mais ses emprunts, somme toute, sont restreints, et elle se renouvelle surtout en modifiant son propre fonds suivant les procédés linguistiques ordinaires. Comme eu pur français, les créations de locutions et de mots nou- veaux s'opèrent en premier lieu par synecdoque, métonymie ou métaphore : ce sont les classiques « figures » des anciens grammairiens.

La synecdoque prend l'un pour l'autre deux termes d'inégale étendue, par exemple la partie pour le tout et le tout pour la partie : un drapeau signifiait à l'origine la pièce de drap de l'étendard, et a désigné ensuite l'étendard lui-même ; inversement quand nous

1. A signaler aussi les noms propres : un eustache (coûtée u), un thomas. On a parfois des féminins dans certaines créations semi- littéraires : une poubelle, une mougeotte (boîte créée par M. Mou- geot quand il était sous-secrétaire d'État des Postes).

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disons le tableau, nous entendons « la peinture qui est sur le tableau ». C'est ainsi que procède la langue du journalisme quand elle appelle papier l'article (qui est sur le papier), la langue des couturières qui désigne par petite-main la jeune ouvrière (qui a une petite main), ou la langue populaire dénommant sapin le fiacre (dont une partie est faite en sapin), lame le couteau (qui a une lame), etc.

Nous faisons encore une synecdoque quand le déterminé fait disparaître le déterminant, qui peut être un complément ou un adjectif : par exemple un bâtiment^ au sens de vaisseau, pour « bâtiment de mer », ou le « jour de l'an » pour « le premier jour de l'an » ; en revanche, le complément peut expulser le premier terme reine-claude » pour « prune de la reine Claude »), ou l'adjectif faire disparaître le sub- stantif : « journal », pour « papier journal » (c'est-à- dire quotidien), « capitale » pour « ville capitale », etc.

Mêmes phénomènes dans les langages familiers et techniques. La Bourse dit « une Ville de Paris » pour « une obligation de la Ville de Paris », les « chemins » pour « chemins de fer », « les Turcs », « l'Extérieure », pour « les fonds turcs », « la rente extérieure ». La langue populaire opère suivant le même procédé : un grimpant (pantalon) vient très normalement de « vêtement grimpant » ^ De même dans les locutions

1. Exactement avec la même métaphore suivie de la même synecdoque, l'ancien argot appelait le pantalon un montant. C'est le terme signalé par Vidocq (1836). « Profonde » signifie aujour- d'hui une poche; jadis il désignait une cave (Sainéan, op. ci7., p. 77).

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suivantes, Texpression mise entre parenthèses a disparu sans changer le sens général : jus (de café), avoir une couche (de bêtise), faire la tête (boudeuse), faire du plat * (de la main), rester en carafe * (bou- chée). Nous avons tous pu saisir sur le fait l'évolution de l'expression « prendre quelque chose pour son rhume » (au sens de « recevoir une bonne leçon ») : devenue « prendre pour son rhume », elle a abouti aujourd'hui dans la langue populaire à « prendre », qui dans certains cas et avec une intonation donnée conserve le même sens. L'association de mots devient si étroite qu'il suffît de prononcer Pun d'eux pour évoquer les autres : ceux-ci finissent fatalement par disparaître. Un cheval, sur l'hippodrome, « mène de bout en bout » : on sous-entend évidemment « la course » après le verbe.

Celui qui a faim et ne peut manger « se serre la ceinture » : l'expression est familière, mais française. Avec un changement de verbe, « se mettre la cein- ture » signifie pour l'ouvrier « se passer de quelque chose ». Puis le verbe disparaît, et par ellipse la simple exclamation « la ceinture! », en réponse à une interrogation, équivaut à un refus. Le français a des formations identiques.

La métonymie embrasse deux notions réunies par un rapport constant, prenant la cause pour le résul- tat, le contenant pour le contenu, etc., ou inverse- ment : boire son verre (pour : le contenu de son

1. Par métaphore : faire la cour à une femme.

2. Rester muet (en parlant d'un chanteur sur la scène).

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verre); un effort (dérangement musculaire produit par un effort).

Voyons maintenant le langage populaire. Les « Apaches » refroidissent ou descendent leur victime. Dans les deux mots, le sens de « tuer » s'explique fort bien : pour le premier, tuer est la cause du refroidissement, pour le second, descendre (c'est-à- dire jeter par terre) est le préliminaire du meurtre. C'est la même métonymie dans les deux cas, mais en sens inverse. Un « marron » désigne un coup de poing, capable de causer une enflure semblable à un marron. Gomme la synecdoque, la métonymie se combine souvent avec la métaphore.

La métaphore, trop connue pour avoir besoin d'être définie, est la grande rénovatrice des langues et règne en maîtresse dans les langages techniques et familiers. On a déjà pu en noter quelques-unes chemin faisant. Elles sont presque toujours pitto- resques, mais malheureusement trop souvent gros- sières. Le français ne gagne pas toujours à la com- paraison. Le chapeau que nous avons surnommé « melon » est appelé « cloche » par les ouvriers : il est certain que la seconde comparaison est plus juste que la première. « Tête » vient du latin testa qui signifiait « tesson de bouteille » : la métaphore n'est pas très heureuse, et les expressions populaires qui désignent aujourd'hui la tête boule, ciboulot, coloquinte, etc. sont, pour la plupart, plus pitto- resques.

Généralement, en « argot », le mot français est

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détourné de son acception primitive et employ» dans une foule de locutions figurées. Au sens propre, il est remplacé par une expression métaphorique. « Œil » a fait place à mirette, jolie comparaison de la pupille avec une petite mire (cible) ; mais il a formé, par contre, un nombre incalculable d'expressions, précédé d'ailleurs dans cette voie par le français. Les dictionnaires acceptent aujourd'hui « achètera Toeil » crédit); ils admettront bientôt « travailler à Pceil » (sans rémunération), qui en dérive (parce qiio sou- vent ce qui s'achète à crédit ne se paie pas). L'ex- pression se modifie un peu dans un certain argot, dit : « des boulevards » : « J'ai l'œil » dans un rt3stau- rant, signifie « je peux manger à crédit ». D ms la bouche des ouvriers, par un processus différent, « j'ai eu l'œil » signifie « j'ai eu du discernement » ; en vertu d'une autre évolution, « mon œil! » devient par syllepse une interjection équivalant à un refus : la phrase à rétablir est évidemment « regarde mon œil » (sous-entendu : « et tu verras que je ne consens pas ! »). Quelquefois, à la suite de ce rayonnement des sens qu'Arsène Darmesteter a si magistralement étudié en français, un mot parvient à avoir deux significations diamétralement opposées. Un clou, par métaphore, est quelque chose qui accroche les regards, donc une attraction : « le clou de l'Exposition » ; « cette actrice a été le clou de la soirée ». Mais un clou est aussi une chose de peu de valeur : « cela ne vaut pas un clou ». Par suite, dans la langue des coulisses, on appelle « un clou » une actrice déplorable.

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Les métaphores se multiplient et se greffent les unes sur les autres. Par analogie de couleur, « purée » vient à désigner le verre d'absinthe ^ ; pris au figuré, il signifie la « misère ». Nouvelle métaphore, et le nom de l'objet désigne celui de la personne : « cet homme est une purée ». Encore une évolution, et le substantif devient adjectif : « il est purée ».

La métaphore sert aussi à former des noms com- posés : « panier à salade » (voiture cellulaire) est bien connu; « cage à mouches » (voilette) ^ Test moins, mais est tout aussi imagé.

Bien qu'il évolue plus rapidement que le français, n'étant retenu par aucun frein de tradition litté- raire, — l'argot a cependant gardé un fonds ancien très remarquable. Si la liste des mots d'ancien fran- çais, donnée par M. Sainéan, doit être réduite^, le contingent de vieux mots n'en reste pas moins impor- tant. J'avais déjà montré avant lui * l'identité de jacter (pop. parler) et de l'ancien français ya^Me/er (jacasser). On est surpris de voir que la métaphore de quille au sens de jambe s'est conservée intacte depuis l'époque

1. Avant que l'absinthe fût répandue, purée, par la même ana- logie de couleur, désignait le cidre en argot (Vidoeq).

2. A l'inverse, voici des comparaisons tirées des objets de toi- lette : la manchette d'un journal, le chapeau (début) d'un article ; le faux col d'un bock est bien connu.

3. Op. cit., pp. 163-211. Voir aussi une liste intéressante, p. 293.

4. Le français d'avant-garde {La Revue, V sept. 1907, p. 24, n. 2).

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des Coquillards (1455), ainsi que aw6er = a 'gent (ancien français : blanc; peuplier blanc). Lime, pri- mitif de l'actuel /z/7îace = chemise, est attesté avec le même sens dès 1527 ^ J'ai cité déjà pieu^ pioncer, tune, également fort anciens. L'argot a donc toutes les caractéristiques des langues populaires qui évo- luent spontanément, transmises et non apprises, comme disait Victor Henry ^.

Nous retrouvons la métaphore dans la form.'ition des dérivés, qui sont innombrables, et s'opèrent à Faide des mêmes suffixes qu'en français. Le suffixe ard, très fréquent, a rarement le sens péjoratif : plumard, lit (fait avec de la plume); babillarde, lettre (^dans laquelle on babille); bouffarde, pipe (où on bouffe, c'est-à-dire « souffle »). Les substantifs ver- baux — du type « coupe », s. f. (de couper) sont nombreux : citons, par exemple pèse, argent (de « peser » : ce qui pèse). En face, des dérivés verbaux : croûier (manger), etc.

Les créations analogiques sont intéressantes. Sur le modèle du suffixe of, oier, le français a <réé irrégulièrement tuyauter, siroter (autrefois siroper) acceptés par l'Académie; tableautin, admis dans la

1. Tocante = montre, est déjà attesté en 1728. Pied-de-ccchon = revolver, jadis « pistolet », date de Cartouche.

2. Les mots d'ancien français sont bien plus nombreux dan > les langues des métiers, ils ont été souvent signalés.

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langue courante. Continuant la série, les journalistes, d'après le même procédé, disent échoiier (celui qui fait des « échos »), les modistes chapeauter (employé déjà par les écrivains), la langue familière poireauter (faire « le poireau », c'est-à-dire attendre longtemps).

Le peuple dit mairerie^ pharmacerie^ par dévelop- pement du suffixe erie^ qui n'était pas à l'origine un suffixe, et qui a pris une grande extension en fran- çais. Originairement, cette formation n'est légitime qu'avec les mots en er comme boucher, boulanger. Au regard du linguiste, mairerie n'est pas plus bar- bare — théoriquement s'entend que gendarmerie.

Et voilà du même coup expliquée la fameuse « déformation des finales », qui a fait couler tant d'encre, et qui semblait le plus fort argument des partisans de la « langue conventionnelle ». A part des jeux d'esprit modernes, qui n'ont que fort peu de chose à voir avec l'argot, la prétendue « déforma- tion des finales » n'est nullement intentionnelle, encore moins mystérieuse, et s'explique le plus natu- rellement du monde par une substitution de suffixes ou d'un suffixe à une terminaison. Ce procédé est très fréquent dans l'histoire du français, depuis l'époque du latin vulgaire, le phénomène -ôcquit son maximum d'intensité. Il est assez rare dans Targot ancien, M. Sainéan a fort justement montré qu'il s'opérait toujours à l'aide des suffixes de la langue*; s'il est plus commun dans l'argot moderne,

1. Op. cit., pp. 49-59. Il remarque en outre (p. 59) que la langue populaire de Paris procède de même.

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il n'a pas changé de caractère. D'ailleurs beau(;oup de mots donnés comme tels doivent recevoir une autre explication*; dans certains, le changement de désinence a été provoqué ou facilité par une analogie, une étymologie populaire ^ ; enfin il faut se défier des fantaisies, citées par des auteurs, et qui n'ont aucune existence propre.

La formation de certains dérivés ne manque pas d'intérêt. Les noms professionnels des ouvriers ou ouvrières, issus d'un substantif, sont toujours formés à Faide du suffixe ier, ière : de cuisine, on a fait cuisi- nier, -ère; de Jardin, jardinier, etc. Comment allait- on désigner l'ouvrière qui fabrique des bonbcns? Bonbonnière était tout indiqué ; mais ce mot existait déjà, comme substantif, avec un autre sens. Le lan- gage technique et populaire a dit alors bonbonnense, recourant ainsi inconsciemment au suffixe dont on se sert dans le même but, lorsque le nom profes- sionnel est dérivé d'un verbe {blanchir blanchisseuse^ brunir brunisseuse, etc.).

La formation des féminins analogiques, si fréquente en français, prouve le degré de vitalité des suffixes. Le mot copain était isolé dans la langue actuelle, le peuple ne pouvant soupçonner qu'il est le masculin

1. Ainsi serrante (p. 58) vient directement de serrer {= fermer, dans le Midi) et non de serrure; Arnelle est la transformation, très phonétique dans le Nord, de Renelle (non de lieu); /oresqin est provençal.

2. Galuche (galon) a été influencé par peluche; cribler (crier) par le dialectal sibler (siffler). Prophète {= profonde = cave), tajjeias = taffe = peur), Biscaye (Bicêtre), Giberne (Guibray), etc., constitii ent ce qu'on appelle en linguistique des « étymologies populaire s ».

LA FORMATION SPONTANÉE 43

de compagne^ dont un accident phonétique l'a fort éloigné. Lorsqu'on a voulu lui former un féminin, on avait le choix entre les suffixes am, aine et m, me, dont le masculin sonne identiquement à Toreille. C'est le second qui l'a emporté. D'où copine. Phéno- mène inconscient, bien entendu, comme les précé- dents. De même malin forme maline, et châtain, châtaine, en face de féminins isolés ou inexis- tants.

La formation des pluriels et la conjugaison sont considérablement simplifiés par analogie, par extension des procédés que le français a mis en œuvre depuis ses origines.

Le peuple dit encore, en général, à Paris, un cheval, des chevaux, mais il dira des amiral, des caporal, et, dans certains milieux encore plus illettrés, des journal, des œil, etc. C'est la disparition des pluriels, poursuivie depuis des siècles par le français, qui s'achève sous nos yeux : en français, dans la grande majorité des cas, le pluriel n'existe plus dans la langue parlée et ne se manifeste que par un signe graphique dans l'écriture.

Disparition aussi de Vs (pron. z) dit « de liaison », vestige des anciens pluriels auditifs. « D'autres hommes » est prononcé « d'autr' hommes », etc.

Il faudrait un long chapitre pour analyser toutes les transformations verbales. J'en indiquerai deux ou trois typiques.

Voici d'abord des formations analogiques de sub- jonctifs : que faille devient que faite, dans le peuple,

44 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

par analogie avec que je chante^ identique au radical de rindicatif.

Un autre exemple est plus curieux encore. Décol- leter est prononcé décoller, ce qui crée une giande différence entre les formes atones et les formes toni- ques du présent, décollons... d'une part, décollelle... de Tautre. L'analogie unifie, et nous entendons tous les jours des femmes élégantes, sinon puristes, dire : Je me décolle. Qu'a fait d'autre le français au moyen âge, lorsqu'il a unifié, dans le même sens, le présent de manger^ en disant je mange... au lieu de je manjue (théoriquement mandue) d'après les formes atones mangeons^ mangez?

La prosthèse des lettres n'est pas non plus spé< iale à la langue populaire. Nous avons tous eu roreille écorchée à vif en entendant une cuisinière parler du levier (évier). Nos aïeux qui disaient lendemain., lierre^ éprouveraient certainement la même sensa- tion en nous entendant prononcer le lendemain, le lierre : le cas est identique*. L'ancien argot disait Vance (l'eau), qu'il a transformé aujourd'hui en la lance, sans doute par étymologie populaire, comme levier a été très probablement influencé par levier.

L' « étymologie populaire » inconsciente, bien entendu, comme tous les phénomènes du langage*

1. Cf. Remy de Gourmont, Esthétique de la langue française.

2. Cf. A. Dauzat, Essai de méthodologie linguistique, pp. 30 et 104. Le nom est d'ailleurs très mal choisi et pourrait induire en erreur sur la nature du phénomène : il s'agit d'une association d'idées due à une quasi-homonymie; le peuple n'a jamais songé à f.iire d'étymologie.

LA FORMATION SPONTANÉE 4b

est fréquente dans la langue du peuple : c'est ainsi que croup devient groupe; laudanum, Veau d'ânon, etc.

Les changements syntactiques ne sont pas moins nombreux et variés. Je donnerai seulement quelques exemples.

L'ancienne langue n'employait jamais les nombres cardinaux à la place des ordinaux. Le français moderne a remplacé « Louis le deuxième » par « Louis deux, » et « page première » par « page un ». La langue des théâtres et celle des typographes vont plus loin dans cette voie, et emploient même le nombre cardinal avec l'article : ici on dira la une, la deux (la page une, la page deux); le régisseur annonce : « en scène pour le deux! » (le deuxième acte).

La langue populaire supplée à la pauvreté de plus en plus grande des flexions verbales, en accolant tou- jours au verbe le pronom personnel, qui en devient inséparable, et finit par former ainsi une véritable flexion préverbale. Le peuple dit Pierre il-est venu (en réunissant la double phrase : Pierre? Il est venu). Le simple phonème est (e) n'est plus suffisant pour représenter à son oreille sa signification personnelle, temporelle et modale.

La construction se modifie et entraîne la création de nouvelles particules. La fameuse règle de la con- cordance des temps, observée encore par les patois

46 LA. LANGUE FRANÇAISE D AUJOURD'HUI

du Midi, n'est plus respectée, même par la langue familière. L'emploi du subjonctif présent apros un conditionnel présent (// faudrait que je vienne) est tellement courant qu'un arrêté ministériel lui a accordé le droit de cité dans la langue officielle*. Mais le peuple va plus loin, et fait disparaître tout imparfait du subjonctif en disant également : il fal- lait^ il aurait fallu que je vienne. Quant au parfait défini, il est tellement défunt que les Méridionaux restent seuls à l'employer dans la langue parlée .

L'interrogation par renversement (où vas-tu? viens- tu?) disparaît, remplacée par les formes avec que : est-ce que tu viens? oii que tu vas? (syllepse pour est-ce que tu vas? on dit aussi l'intermédiaire : oii's que tu vas?). Parfois seule l'intonation donne le sens interrogatif (ce qui est français) : tu viens ? se géné- ralise. — L'ancienne forme a laissé un résidu, la par- cule interrogative ti, dont Gaston Paris a montré l'histoire analogique : veut-i[l] crée je veux-ti? puis i veu ti? Le français classique a précédé l'argot dans cette voie, en renonçant aux formes interrogatives de l'ancienne langue : Viendra Pierre? Quand viendra Pierre? commence à devenir archaïque et à être remplacé, dans la langue parlée, par : quand Pierre viendra-t-il?

Tout le monde connaît l'expression familière « je m'en rappelle », qui fait le désespoir des puristes, et qui, en dépit de la guerre acharnée qui lui est déclarée,

1. Voir ci-dessous, p. 126.

LA FORMATION SPONTANÉE 47

tend à s'implanter dans la langue. Solécisme, sans doute, mais au même titre que jadis « je m'en sou- viens », lorsque cette locution se substitua à « il m'en souvient ». « Le livre de Pierre » fut à l'origine une faute grammaticale grossière, quand la plèbe latine remplaça liber Pétri par liber de Petro. Notre syntaxe, dont nous sommes si fiers, repose ainsi presque toute sur d'anciens solécismes*.

Ne soyons donc pas trop sévères pour le français d'avant-garde, et, s'il ne convient pas nul n'y songe! d'en faire la langue des salons et de la littérature, étudions-le comme il le mérite, sachons lui reconnaître ses qualités de verdeur prime-sautière et pittoresque, et n'hésitons pas à admettre de temps à autre quelques-unes de ses créations de bonne frappe, lorsqu'elles ont fait un stage suffisant et qu'elles méritent d'obtenir leurs lettres de naturali- sation.

1 . On voit par les exemples qui précèdent combien était témé- raire l'affirmation de M. Sainéan, prétendant que l'argot « ne touche pas à la structure de la langue, à sa morphologie, à sa syntaxe ». {Op. cit., p. 290.)

CHAPITRE II

Les créations conscientes : La formation et l'assimilation des néologismes.

Aucune époque n'a été plus favorable que la nôtre à l'éclosion du néologisme : et par néologisme, je n'entends pas seulement les termes techniques pro- pres à la langue du savant et du spécialiste; je veux surtout parler des mots nouveaux, compris de tous, qui font irruption chaque jour dans le langage cou- rant, et qui sont imposés par une nécessité sociale ou intellectuelle. Les classiques, les conservateurs en matière littéraire sont effrayés par cette fièvre de néologisme qui nous saisit et qui, à leurs yeux, défi- gure peu à peu le français. Mais c'est en vain qu'on chercherait à l'enrayer : la linguistique, comme la biologie, a ses nécessités contre lesquelles la volonté humaine est impuissante.

Les causes de ce phénomène sont d'ailleurs pa- tentes : c'est d'abord la multiplicité des objets nou- veaux, des institutions nouvelles que nous donnent chaque jour les inventions, les apphcations de la

A. Dauzat. Langue française d'aujourd'hui. 4

50 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

science, et aussi l'évolution rapide des mœurs: c'est en outre la tendance de l'esprit moderne, essentielle- ment analyste et amoureux de précision, soucieux de cataloguer et d'étiqueter par des mots différents les aspects les plus divers des choses, et les nuances les plus ténues de ses états d'âme.

Sans doute, on peut désigner des idées ou des objets nouveaux à l'aide de mots anciens. La plupart des termes, dans une langue, ont plusieurs sens très distincts, que la métaphore vient encore multiplier. L'ambiance du mot permet presque toujours d'éviter les confusions de sens : suivant la phrase ou le^ cir- constances, le mot timbre, par exemple, évoc[uera tour à tour dans notre esprit, sans aucune hésitation, le timbre-poste, le timbre en caoutchouc ou le timbre d'une voix.

Mais ce mode de désignation, qui est essentielle- ment populaire, satisfait peu ceux qui inventent ou lancent des objets nouveaux : à leurs yeux, le mot doit être inédit comme la chose elle-même. C'est aussi le sentiment du public. Et il faut bien convenir que, même au point de vue linguistique, le néologisme est nécessaire, car la multiplication indéfinie des sens des mots finirait par causer une véritable gêne dans la langue.

Aux yeux des traditionnalistes, il serait préférable de laisser au peuple le soin de désigner les objets nouveaux. Il est certain que la langue y gagnerait en homogénéité et en clarté. Le peuple est notre grand maître de langage, et ses créations linguistiques sont

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 51

incomparablement plus pittoresques, plus saines, plus vivantes et plus françaises que celles des fabri- cants de mots ; nous aurions ainsi évité les composi- tions hybrides gréco-latines, telles que bicycle ou autoclave, qui font le désespoir des puristes. Mais l'objet nouveau, en général, pour des nécessités sociales, ne doit-il pas être immédiatement baptisé? L'État, lorsqu'il a organisé le téléphone ou le télé- graphe, les industriels quand ils ont lancé les auto- mobiles, pouvaient-ils attendre que le public eût trouvé un mot? Même si les exigences de la vie ne s'y étaient pas opposées, on risquait, en restant sur l'ex- pectative, de voir surgir plusieurs désignations : tel mot eût été adopté ici; tel autre eût triomphé là. Et ce régionalisme linguistique aurait été regrettable au point de vue de l'unité de la langue sans parler des autres inconvénients.

Pour baptiser un nouvel objet à l'aide d'un nom nouveau, on pourrait avoir recours aux ressources mêmes de la langue, par le moyen de la composition ou de la dérivation. Le premier mode, en français, a un rayon d'action très limité. Le second est peu usité dans le cas qui nous occupe : le mot ainsi formé ne paraît pas assez neuf, pas assez dégagé, si l'on peut dire, de ses relations de famille. C'est au con- traire le procédé favori des écrivains et combien commode! pour exprimer des idées nouvelles. Mais pour les objets, on recourt plus volontiers à l'emprunt étranger, et, de préférence, à la formation savante, d'une souplesse indéfinie.

52 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

Dans l'évolution des langues, la volonté individuelle qui est à peu près nulle sur le terrain des sons (pro- nonciation) et du développement des sens, peu! donc s'exercer et c'est à peu près son seul domai ne pour la création des mots nouveaux. Encore n'est-elle pas toute-puissante : elle est souvent entravée, para- lysée, parfois annihilée par la réaction populaire inconsciente à laquelle elle se heurte.

Si le mot est formé en même temps que la chose, si un inventeur lance un objet, ou l'État une institu- tion en lui accolant immédiatement un nom et un seul, ce nom a beaucoup de chances pour s'imposet , tout au moins au début, surtout si la désignation es t offi- cielle. Encore faut-il qu'il soit aisé à prononcer, et pas trop long : sinon il sera presque aussitôt déformé ou abrégé.

Mais se produit-il la plus petite hésitation, le moin- dre flottement? la formation populaire entre aussitôt en ligne et fait surgir un ou plusieurs concurrents. En cas de réaction, de concurrence, la victoire iie va pas toujours aux mots qui paraissent le mieux consti- tués linguistiquement et le plus aptes à la lutte.

Les causes du triomphe des mots sont complexes, délicates, parfois obscures : on verra plus loin des exemples. En général, le linguiste arrive à déterminer par l'analyse à quelle analogie a obéi telle création, telle réaction spontanée, quelle est la cause de ce phénomène ou de cette évolution. Mais le plus sou- vent, il est impossible d'indiquer pourquoi une lutre analogie, une cause difl'érente qui ont agi dans

LES CREATIONS CONSCIENTES 53

des cas très voisins, paraissant identiques ne s'est pas manifestée pour produire un résultat contraire. La science, dans son état présent, ne peut prévoir, même à brève échéance, et doit se montrer modeste sur ce terrain. A l'heure actuelle, on n'a pas encore constaté l'existence de lois en sémantique ^

Beaucoup plus précaire est l'existence des néolo- gismes de la plume, qui ne correspondent pas toujours à un besoin réel. Parmi les innombrables créations du romancier ou du journaliste, combien peu survi- vent aux circonstances passagères qui les ont fait naître, à l'improvisation du moment, à la fantaisie littéraire? Aussi les meilleurs écrivains sont-ils à cet égard très réservés : pleins de respect pour la langue, ils craignent sans cesse de la violenter ; ils n'oublie- ront point, par exemple, que tout le génie, toute l'in- fluence d'un Hugo n'a pu imposer à la langue dans une seule expression l'emploi du substantif par appo- sition (le pâtre promontoire, V immensité fantôme). Sur le terrain du néologisme, Técrivain a moins d'in- fluence que le savant : car celui-ci, avec le mot qu'il crée, apporte toujours une idée bien nette, un objet ou un être inconnus.

Il est assez étrange que certains écrivains, d'ordi- naire mieux informés, soient partis en guerre contre

1. Voir ci-dessous, IV« partie, ch. i, p. 234.

54 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

la nomenclature scientifique, et en particulier contre celle des naturalistes et des chimistes ^ Sans de ute il n'est pas difficile de prouver que les suffixes qui ser- vent à désigner les diverses séries de corps, sont pour la plupart créés de toutes pièces, et que les mots ainsi formés sont purement artificiels. Mais n'est point la question. Il s'agit de savoir si les chimistes pouvaient désigner de façon précise les nombreuses combinai- sons des corps avec les seules ressources de la langue. La négative ne saurait faire aucun doute. Et la nomen- clature chimique, dont les désinences à elles seules indiquent la nature du corps, est trop symbolique, trop commode, et aussi trop complexe pour ({u'on puisse envisager la possibilité d y suppléer sans avoir recours à la fabrication gréco-latine.

Mais, protestent les puristes, ces mots sont trop barbares pour être français. Si l'on veut dire qu ils ne doivent pas être admis en principe par la langue litté- raire, nous sommes parfaitement d'accord sur ce point. La nomenclature chimique n'est pas faite pour le public. Une langue scientifique n'est pas du fran- çais au sens étroit : c'est une langue en marine du français, c'est un instrument d'étude et de 1( cture indispensable pour le savant.

J'en dirai autant de la nomenclature des natura- listes. Il est vraiment trop commode, comme le fait M. Remy de Gourmont, de plaisanter le « latin de cui- sine » des zoologistes et des botanistes, de dauber

1. Remy de Gourmont, Esthétique de la langue française, ch. m.

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 55

sur Linné, de maudire la nomenclature binaire et de vanter V esthétique des noms populaires donnés aux plantes ou aux animaux. Si M. Remy de Gourmont avait pénétré quelque temps dans Tinextricable laby- rinthe — par exemple des six mille coléoptères français, s'il s'était penché, la loupe et le microscope à la main, sur leurs innombrables espèces qui ne diffèrent souvent que par quelques points, des stries ou quelque autre dissemblance de dessin invisible à à Foeil nu, il aurait vu pourquoi la langue courante aurait été absolument impuissante à nous fournir même les premiers éléments d'une nomenclature. Parmi les plantes phanérogames les plus caractéris- tiques, le peuple n'a pas désigné une espèce sur dix. Et combien a-t-il nommé de coléoptères parmi les six mille espèces qui courent toutes, cependant, sous nos yeux, dans nos champs et nos bois? J'ai fait la statistique pour la région parisienne, et je n'ai pas pu atteindre le chiffre de cinquante! Que dire alors, si nous passons aux myriades des infiniment petits ! Ne donnons donc pas de leçons à la science même des leçons de nomenclature. Parmi les nom- breux termes des langues scientifiques, quelques-uns seulement pénètrent dans le langage courant, ils obéissent alors au grand principe de l'assimilation à moins qu'ils ne soient remplacés par un substitut lexicologique. Que les écrivains, eux, contribuent à conserver, à populariser les noms vulgaires des plantes ou des insectes, qui sont certainement plus pittores- ques et plus évocateurs que les noms savants : ils

56 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

seront dans leur rôle. Mais au contraire, ils cherchent de plus en plus, en général, à faire assaut de pédan- tisme, à faire étalage de connaissances scientifiques (le plus souvent superficielles ou mal digérées). Ils ont vraiment mauvaise grâce à reprocher aux savants la barbarie de leur nomenclature, après avoir fait tous leurs efforts pour la leur dérober et la piller !

Le grec et le latin sont aussi mis à contribu tion pour désigner les choses et inventions nouvelles. La création de ces mots n'échappe pas à toute critique. Leur introduction dans la langue donne heu à d'inté- ressantes réactions.

La première remarque qui saute aux yeux et sur laquelle il est inutile d'insister c'est que les créa- teurs de néologismes connaissaient parfois fort mal le latin ou le grec, et ignoraient plus souvent encore le génie de ces langues. De ces compositions hybrides \ gréco-latines ou franco-grecques, aux- quelles je faisais allusion plus haut, du type bicychy centimètre, etc., dont un grand nombre ont ac([uis droit de cité. Comme fiche de consolation, nous pou- vons invoquer le parrainage des Romains qui nous ont frayé la voie, avec des mots du genre d'epitogiam.

Tel de ces mots est à une boutade, comme bureaucratie que l'économiste Gournay, pestant

1. Le type de ces monstres hybrides est bicyclette^ formé d'un préfixe latin, d'un radical grec et d'un suffixe français.

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 57

contre l'influence des bureaux, forgea avec bureau- manie : le premier mot eut un succès rapide et durable, tandis que le second ne vécut pas : ils étaient pour- tant constitués de même et avaient une valeur égale au point de vue linguistique. La composition n'était pas plus justifiée que celle du mot populaire et tri- vial, soûlographie (action de se soûler), qui montre de curieuse façon comment des mots grecs, utilisés à la finale de nombreuses combinaisons, peuvent, avec un sens assez vague, servir à former de nou- veaux composés populaires.

Nous aurions eu iaxamètre, sans une intervention qui fut un véritable deus ex machina... linguistique. Lorsqu'on mit en circulation, à Paris, les compteurs horo-kilométriques, les loueurs de voitures les bapti- sèrent taxamètres, par un croisement assez barbare entre taxation et mètre. Dans une lettre adressée au Temps, M. Salomon Reinach protesta aussitôt contre cette désignation, et n'eut pas de peine à démontrer que taximètre était beaucoup plus correct. Quelques jours après, presque tous les loueurs qu'on n'aurait pas crus aussi férus d'hellénisme! honteux d'avoir commis un barbarisme, tinrent à honneur de le réparer, et remplacèrent sur leurs fiacres, par taxi- mètre le malencontreux taxamètre. Quelques mois après, quelques semaines peut-être, il eût été trop tard : le public, habitué au mot, n'aurait pas accepté la substitution. Le linguiste est dans une situation analogue à celle du Dieu de Descartes, qui donne une chiquenaude au monde pour le mettre en mouvement.

58 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

et ne peut plus dans la suite modifier le jeu des lois mécaniques. Une fois un mot lancé, son crôateur n'est plus maître de son sort, et assiste, impuissant, à son évolution et aux luttes qu'il peut soutenir.

Voici un exemple encore plus typique de l)arba- risme spontané. Au début de 1907, on créait à Paris un nouveau type de voiture publique, auquel on don- nait le nom officiel d' « omnibus automobile « : mot trop long, qui n'était pas viable. Le lendemain, le mot autobus, que nul n'aurait pronostiqué, avait jailli spontanément sur toutes les lèvres, dans tous les journaux. Pourquoi cette quasi-unanimit*' dans le barbarisme et barbarisme particulièrement bar- bare, qui à juste titre a scandalisé les puristes, mais qui, en dépit des anathèmes, a fait son chemin, et est en voie de prendre racine dans la langue si l'institu- tion dure? Le linguiste ne saurait s'effrayer des monstres, et doit au contraire s'efforcer de leur arra- cher leur énigme. Ici le phénomène est simple, quoi- qu'en partie inconscient. On se trouvait en présence d'un auio, qui était en même temps un omnibus : la finale bus a été prise pour un suffixe... et le mol était fait. Attendons-nous maintenant à voir provignei cette ^nouvelle désinence ^. D'ailleurs un tel phénomène n'est pas isolé : beaucoup de nos suffixes n'étaient à Tori- gine que des finales de noms, voire des noms entiers, comme aud qui vient du germanique wald (forêt), et ard du germanique hard (dur).

1. On a déjà hasardé aérobas (Michel Provins, Le Journal^ 21 février 1908).

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 59

Les mots déformés ou créés de toutes pièces par un procédé artificiel et voulu, sont beaucoup plus rares. On sait que le mot gaz fut jadis forgé par Van Helmont. De nos jours, Tappel téléphonique allô doit son origine à la même cause, bien que l-al- tération artificielle ne porte que sur la finale. On croit généralement que ce mot est d'importation anglaise : telle est, entre autres, Topinion du Dictionnaire général de MM. Hatzfeld, Darmesteter et Thomas. Malgré la vraisemblance apparente de l'étymologie, cette explication est démentie par l'histoire du mot*. L'un des initiateurs du téléphone en France, M. Bivort, a rétabli la vérité des faits ^. C'était vers 1880 : on venait d'apporter d'Amérique le téléphone Bell, et on procédait aux premiers essais dans plusieurs postes établis sur une ligne privée. Comme signal d'appel, on se servit d'abord du mot allonsl Mais la nasale finale résonnait mal dans les appareils. On changea alors allons en allô, qui, déclare M. Bivort, « ne signi- fiait plus rien, mais sonnait nettement et se trans- mettait clairement ». Le mot resta, et eut la fortune que l'on sait.

C'est un préjugé assez répandu parmi les écrivains, qu'un mot nouveau, pour avoir chance de succès, doit être compris à première vue et porter son sens en soi. C'est une erreur. Les mots de formation popu-

1. D'ailleurs l'anglais /lafioo aurait donné hallou, mais jamais allô.

2, Dans une lettre publiée par le Bulletin de l'Association des Abonnés au téléphone, juin 1906.

60 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

laire ne contiennent jamais leur propre définition, et tendent simplement, en général, à évoquer dans l'es- prit une des qualités de l'objet. Quant aux mots sa- vants — ne l'oublions pas ils ne peuvent être com- pris que par une minorité restreinte.

En 1894, V Intermédiaire de la timhrologie ouvrait une enquête auprès des membres de TAcadémie française, dans le but de savoir s'il fallait dénommer iimbrologie, timhrophilie ou philatélie le goût parti- culier des collectionneurs de timbres-poste. Bien suggestives sont la plupart de ces réponses, dont l'avenir devait démentir les prophéties. Le ton on est souvent amusant, si l'on songe que certaines p( rson- nalités consultées avaient une compétence linguis- tique fort discutable.

M. Jules Claretie. Je trouve bon le mot timhrologie. Il est plus simple que son rival.

M. MÉziÈRES. Gomme mon ami M. Alexandre Dumas, je me contenterais du mot timbre-poste. En aucun cas je n' accepter SLÏs philatélie, qui ne sera compris que des initiés.

M. Pasteur me charge de vous dire qu'il se range à l'avis exprimé par MM...., et que le néologisme timbro- philie est préférable à tout autre. Vallery Radot.

M. DE Freycinet ne voit ancun inconvénient à l'intro- duction du mot timbrophilie.

M. Sardou (consulté par M. G. Brunel). Timbrophilie a un grand mérite, c'est que tout le monde sait ce qu'il veut dire; tandis que philatélie ^ qui est peut-être régulier, est absolument incompréhensible pour le public.

La même erreur, on le voit, est répétée à satiété. Il était pourtant de toute évidence que seule la mino-

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 61

rite lettrée pouvait comprendre timhrophilie ou tim- brologie : car, pour cela, il est nécessaire d'avoir quelques notions de grec, ce qui n'est pas précisément le cas de « tout le monde ». En revanche, il faut en savoir bien peu pour être incapable de décomposer philatélie. C'est justement ce dernier mot qui, aujour- d'hui, l'a définitivement emporté, en dépit du verdict unanime de l'Académie. La raison? Inutile de la chercher dans les nuages : elle est fort « terre à terre ». Le mot timbre^ surtout dans un de ses dérivés, a familièrement un sens fâcheux : les amateurs de timbres-poste n'ont pas voulu, en adoptant timhro- logie ou timbrophilie^ passer pour des gens « timbrés ». N'était-ce déjà pas assez de timbre pour prêter au jeu de mots? Et quelle erreur de croire que des spécia- listes seront effarouchés par l'aspect rébarbatif d'un noml Tant mieux si celui-ci n'est compris que des seuls initiés. La majesté mystérieuse du mot prêtera plus de valeur à la chose aux yeux du public.

La réaction populaire, de nos jours, n'est pas aussi fréquente qu'autrefois : l'instruction étant alors moins répandue, les mots savants étaient plus difficilement acceptés. A la fin du xviii® siècle, aérostat ne put devenir populaire : on lui opposa ballon qui jusque-là signifiait exclusivement « grosse balle », et qui, s'il n'a pas éliminé son rival, l'a du moins réduit à la portion congrue. Plus récemment, au

62 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

contraire, télégraphe, téléphone, phonographe. on pourrait allonger considérablement la liste n'ont pas trouvé de concurrents.

11 en va autrement quand le néologisme est un composé, formé avec deux mots indépendants. Il est rare, dans ce cas, que le nouveau terme soit conservé tel quel. On continue bien à dire « chemin de fer » sans doute parce que le mot est évocateur mais la Bourse abrège et dit des « chemins ». On a con- servé également jusqu'à nouvel ordre canot automobile, bien que l'Académie, consultée à nouveau, et toujours aussi peu chanceuse, ait partagé s< s pré- férences entre autoscaphe, autocanot et motccanot, et même autonef (Melchior de Vogtié) et aiitoyole (René Bazin). Mais il est vraisemblable qu'une for- mation populaire surgira, si ce mode de navigation prend de l'extension.

Quand le composé est formé à l'aide d'une préposi- tion, l'abréviation peut se produire par ellipse du premier membre, le nouveau mot gardant le genre du composé. C'est ainsi qu'un bateau à vapeur dQYÏeni un vapeur, mot courant et déjà ancien qu on ne trouve cependant, avec ce genre et ce sens, dans aucun dictionnaire. A sa place, on y rencontre un mot étrange : mais il faut savoir le découvrir. Sait-on comment l'Académie appelle un « bateau à vapeur»? Pyroscaphel Beaucoup l'ignorent certainement, et je l'ignorerais sans doute moi-même, si l'italic n ne m'avait mis sur la voie. Piroscafo a en effet triomphé en Italie (du moins dans le Nord), tandis qu'en France

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 63

l'Académie ou plutôt son dictionnaire est seule à connaître le mot.

Le composé est-il constitué par l'adjonction d'un substantif à un adjectif, l'un des deux termes dispa- raît simplement. Il est rare que l'adjectif soit éliminé, car c'est lui qui, en déterminant le substantif, donne au mot sa physionomie caractéristique. Cependant le cas se présente, quand le substantif n'est pas ou n'est plus , dans la langue, d'un emploi fréquent. Le mot dépêche avait singulièrement vieilli dans ses acceptions primitives, et allait devenir un archaïsme, lorsque la dépêche télégraphique, réduite couramment à dépêche, lui a infusé une nouvelle sève*.

Le cas inverse est plus fréquent : c'est ainsi qu'un ballon dirigeable devient un dirigeable. On pourrait multiplier les exemples. J'ajouterai seulement pneu- matique, qui est curieux à cause de son genre mas- culin dans la langue courante : s'il y avait ellipse, je ne vois guère à sous-entendre qu'un substantif féminin : carte, lettre ou dépêche. On ne peut l'expli- quer qu'en supposant l'adjectif substantivé directe- ment, abstraction faite du mot qui pouvait l'accom- pagner. Or l'adjectif substantivé ne peut être que neutre genre qui est représenté en français par le masculin.

C'est, je crois, dans un procédé analogue sup-

1. Dépêche télégraphique a été le premier mot officiel, seul usité dans les Instructions de 1850 à 1860. Télégramme est venu plus tard, et n'a pas réussi pour le moment du moins à supplan- ter dépêche dans la langue courante.

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pression par ellipse de Tun des deux termes d'i ii com- posé — qu'il faut chercher Torigine des abrév ations, si nombreuses aujourd'hui dans la langue populaire et familière métro, aiito^ etc., pour métropolitain, automobile, etc., et qui n'ont pas encore reçu, à ma connaissance, d'explication scientifique. Les pre- mières abréviations, historiquement, ont porté, en effet, sur des composés facilement reconnaissables. Quand on a dit piano au lieu de piano-forte, et sur- tout kilo au lieu de kilogramme à côté de gramme n'a-t-on pas obéi à la même ellipse qu'en réduisant dépêche télégraphique à dépêche'! De nos jours, le phénomène a été accéléré et facilité par la présence de la voyelle o dans le corps de la plupart des néolo- gismes savants : voyelle qui attirait immédiatement la coupure et provoquait l'ellipse, par son identité auditive avec notre suffixe -eau (et -aud), si fréquent dans la langue. Faut-il s'étonner si le peuple coupe souvent mal au point de vue de la composition comme dans vélo * ?

La création populaire spontanée, en face d'un néo- logisme officiel, est aujourd'hui assez rare. Oa peut citer le cas de (carte) pneumatique : rebelle, à cause du groupe jD/i, à la prononciation française ^ le mot a vu se dresser en face de lui le métaphorique petit

1. Parfois il y a hésitatioa. Le cinématographe, qui fait fureur dans le peuple depuis deux ou trois ans, est abrégé vn ciné, cinéma ou cinémato. J'ai entendu à plusieurs reprises chacune des trois formes : mais la deuxième est la plus fréquente et rempor- tera très probablement.

2. Le peuple, quand il se sert de ce mot, prononce plewnatique.

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 65

bleu, qui a eu son heure de célébrité mondiale. Elle a surtout sa raison d'être quand il se produit une hésitation entre plusieurs vocables. Il y a une quinzaine d'années, le mot vélocipède était un terme générique, englobant toutes les catégories de cycles, en face des noms d'espèces : bicycle, tricycle, bicy- clette. Au bout de quelque temps, le bicycle et le tri- cycle ayant disparu, on se trouva en présence de deux mots pour désigner le même objet. Aucun d'eux ne s'imposant de façon absolue, il y avait place pour un troisième : l'analogie populaire créa bécane, très usité aujourd'hui dans la langue familière, et qui va lutter avec bicyclette. Car à l'heure actuelle, tout au moins dans la région parisienne, vélocipède est complète- ment abandonné, et n'est plus guère usité que sur les registres des Contributions directes.

Le genre des néologismes a donné lieu à de nom- breuses controverses. L'une des plus célèbres est celle dont automobile fut l'enjeu. Le Conseil d'État, appelé à juger un procès d'automobilisme avant que l'Académie se fût prononcée sur le genre, fit le mot masculin. Mal lui en prit, car bientôt après, l'Acadé- mie française le déclarait féminin. Au point de vue grammatical, les deux thèses sont également admis- sibles : le mot est féminin si l'on sous-entend « voiture » ; il est masculin, si on le considère comme un adjectif neutre substantivé, comme je l'ai montré

A. Dauzat. Langue française d'aujourd'hui. 5

66 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

pour pneumatique. L'usage seul décidera souveraine- ment. Bien qu'il y ait encore un certain flot iement dans la langue, il semble bien que le féminin l'em- porte aujourd'hui, surtout parmi les gens de sport ^ : il serait téméraire d'attribuer exclusivement ce résul- tat au verdict de l'Académie.

A la fin de 1907, un journal du matin annonçait une enquête sur le genre de certains ballons dirigeables. On a constaté cette anomalie bizarre : tandis que pour les vaisseaux de guerre, du torpilleur au cui- rassé, on dit « la Liberté », « la Jeanne d'Arc », etc., toutes les fois que le nom propre du navire est féminin dans la langue courante^ (le ministre de la marine l'a attesté lui-même), au contraire, lors- qu'il s'agit de ballons dirigeables, aérostiers et jour- nalistes sont presque tous d'accord pour dire et écrire k le Patrie », « le Ville de Paris ». Ce change- ment de sexe est évidemment brutal. Il se pourrait néanmoins qu'il fît fortune, malgré les excommuni- cations dont il a été l'objet. Il répond, en effet, au besoin de précision et de différenciation qui se mani- feste de plus en plus dans la langue moderne : celle- ci entend manifester ainsi, par une distinction sensible à l'oreille, que « le Patrie » est tout autre chose que « la patrie ». Peut-être aussi se souvient- elle du genre ordinaire de l'objet, qui n'en reste pas

i. On dit également « une automobile » et « une auto », comme une dynamo, une magnéto (par abréviation de : machine dynamo- électrique, etc.).

2. De même pour les journaux: « ia Liberté », « la Patrie ,etc.

LES CREATIONS CONSCIENTES 67

moins un ballon, tout en portant un surnom féminin. Si l'on agit autrement pour les navires et les journaux (encore ceux-ci étaient-ils autrefois des gazettes, fém.) c'est en vertu d'anciennes habitudes qui se perpétuent : il faut en conclure qu'on est en présence d'une tendance linguistique récente. Il est certain que, jadis tout au moins, le navire avait une individua- lité, une personnalité que ne possède pas aujourd'hui le ballon : par suite, il s'identifiait davantage avec son nom de baptême, qui, soigneusement choisi, consti- tuait un véritable palladium, une sorte de talisman aux yeux des marins simples et naïfs.

Notre époque a vu éclore de nombreuses professions féminines, inconnues de nos aïeux, et qui n'avaient pas de nom dans la langue. La formation du féminin a été parfois presque aussi laborieuse que l'admis- sion de la femme aux emplois désignés *. Avocate a soulevé des résistances, bien que la formation fût régulière et déjà ancienne au figuré. Élec-

1. On s'est fort diverti, il y a quelques années, d'une note envoyée aux journaux par M"® Hubertine Auclerc qui, féministe ardente, demandait la « constitution d'une assemblée qui fémini- serait la langue française » (Remy de Gourmont, Le Problème du style, p. 240). Tandis que les écrivains cherchaient un féminin à témoin et se déclaraient impuissants à délier ce nœud gordien grammatical, le peuple, lui, l'a hardiment tranché et dit cou- ramment aujourd'hui une témouine. Cette formation est très curieuse et a été faite uniquement par analogie auditive : dans la finale oin, prononcée ouin, on a cru reconnaître le suffixe in, dont le féminin est me. Il est probable que ce barbarisme finira par s'imposer, puisque les lettrés n'ont rien trouvé pour lui faire pièce. Le féminin linguistiquement régulier serait témogne (comme besogne) ou témoigne {comme poigne) : mais nul ne songe à le mettre en avant.

68 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

tricey qui est historique, n'a plus rencontré d'oppo- sition.

Doctoresse est plus intéressant. Le mot date du xv^ siècle ; il a été employé par Jean- Jacques Rous- seau ; mais il n'a passé que tout récemment dsns la langue courante. Il est le féminin de docteur au sens de médecin^ et de médecin lui-même : on ne pouvait évidemment songer à médecine^ qui existe depuis longtemps, avec un tout autre sens. Au contraire c/oc- teur^ dans Tétat actuel de la langue, reste invariable quand il s'agit du grade universitaire. On dit : « je viens de consulter une doctoresse », et « M"= X..,, docteur en médecine ». Faut-il remarquer que le mot est très mal formé par l'adjonction d'un suffixe français à un radical latin et vient ajouter une nouvelle complication à la formation du féminin de notre malheureux suffixe ew\ déjà si éprouvé par ses nombreuses vicissitudes grammaticales^? Par contre, autoresse^^ formé sur le même modèle, n'a pas encore réussi à s'imposer.

Plus récente est la cochèrcy qui date de février 1907. Le hasard me fit annoncer le premier dans les jour- naux ce petit événement de la vie parisienne. Ici la forme du néologisme s'imposait, mais je n'ai pas voulu risquer moi-même le mot, afin de pouvoir saisir sur le vif son éclosion, en observateur passif.

1. On a déjà les trois féminins euse (voleuse), trice (débitrice) et eresse (pécheresse),

2. Certains écrivent authoresse, je n'ai jamais pu comp -endre pourquoi : est-ce pour rendre le mot plus rébarbatif ou peur lui donner un faux air d'anglicisme?

LES CREATIONS CONSCIENTES 69

D'ailleurs celui qui m'avait annoncé la nouvelle, ne Tavait pas créé, pas plus que son entourage; il m'avait dit : « Nous allons avoir une femme cocher. » Je me contentai de répéter ce terme dans le journal du soir paraissait mon article bien convaincu que le public trouverait une autre désignation, facile à prévoir. Gela ne tarda pas. Dès le lendemain matin, deux ou trois journaux avaient baptisé simultané- ment la cochère. Le mot fit fortune et ne rencontra pas d'opposants, pas même à l'Académie qui, con- sultée derechef, voulut bien consentir, cette fois, à homologuer le jugement populaire. Seul M. Faguet et encore dans une fantaisie humoristique déclara qu'il préférait cochetie, alléguant ce qui est juste en soi qu'à l'oreille du peuple les suf- fixes -er et -et sont identiques, et que par suite cocher pouvait fort bien recevoir un tel féminin, en évitant ainsi une fâcheuse confusion ei\ec porte cochère. Mais c'était oubher que les noms relatifs aux professions sont de la forme boucher , bouchère, à l'exclusion du suffixe el-ette. Quant à la confusion OYecporte cochère, elle n'est guère à craindre à l'heure actuelle : la phrase de Saint-Simon que M. Faguet a citée « il a passé par toutes les portes et même par les cochères » fleure un fort parfum d 'archaïsme ; la locution s'est tellement cristallisée que nous ne pour- rions plus séparer les deux mots, sous peine de n'être pas compris par une grande partie de nos con- temporains. — Dans tous les cas^ le verdict populaire s'est prononcé; et c'est lui qui juge en dernier

70 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

ressort, et qui consacre, définitivement et souverai- nement, les néologismes.

Il ne saurait en être autrement pour les néologismeg littéraires. Les créations des écrivains n'ont qu'une importance toute relative : au point de vue linguis- tique, ce sont de simples fantaisies individuelles qui méritent seulement de retenir l'attention le jour oii le mot est adopté par une partie tout au moins du public, et/)aWe par tout un ensemble d'individus. On a déploré les tortures que « l'écriture artiste » des « goncourtistes » et des « décadents » avait fait subir à la langue * : ne nous affligeons pafe outre mesure, car fort heureusement ces élucubrations n'ont eu aucune influence sur le français et n'ont pas porté atteinte à sa robuste santé. Les écrivains passent; la langue reste et évolue sans eux et en dehors d'eux; elle n'emprunte que peu de mots aux créations littéraires ; le journalisme même lui donne beaucoup plus. Encore la langue opère-t-ello une large sélection.

Les écrivains, qui accusent volontiers les savants et les inventeurs de forger des mots barbares, créent eux-mêmes beaucoup de néologismes qui n'échap- pent pas à toute critique. Mais au lieu de fabriquer de toutes pièces des termes avec des éléments grecs

i. Cf. A. Claveau, La Langue nouvelle, passim.

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 71

latins, ils recourent de préférence à la greffe lin- guistique, je veux dire aux dérivés. Les journalistes usent et abusent de ce procédé, si commode en français : la dérivation est en effet une des richesses des langues romanes, si pauvres surtout le français moderne en mots composés ^

11 n y a guère que deux séries importantes de com- posés à citer. L'une est la formation avec manie^ [mane pour les noms de sujets), qui tend à devenir un véritable suffixe. Les ancêtres sont le désuet bureau- manie de Gournay^ et Yanglomanie créée, semble- t-il, par d'Alembert. Nous avons eu ensuite la mélo- manie, la décalcomanie, plus récemment Véthéro- manie, la mor phinomanie, avec les noms de sujets correspondants en -mane. Peu importe que le radical n'ait rien de commun avec le grec.

La politique a créé de nombreux mots de combat avec anti, et a multiplié les formations de ce genre déjà nombreuses dans la langue. Antipatriotique n'a pas été créé par M. Hervé, mais par Voltaire (dans L Homme aux quarante écus):le substantif, toutefois, est plus récent. Faut-il citer, parmi les derniers-nés, à la suite de V anticléricalisme, déjà ancien, Vantisé- mitisme, V anticollectivisme , V antiprotestant isme, Van- ticatholicisme, V antimilitarisme, que je mêle dans un fraternel désordre, et tant d'autres qui

1. Cf. A. Darmesteter, Étude sur la création actuelle des mots nouveaux, Paris, 1877, ouvrage remarquable, mais qui n'est plus au courant pour la langue actuelle.

2. Voir ci-dessus, p. 57.

72 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

s'étalent sur les affiches électorales? Les nous de sujets sont tantôt en iste {antimililarisle, anticollecii- visle)y tantôt de terminaison identique à l'adjectif composant {anticlérical, antipatriote, aniisémiie). Ici encore la nature du radical importe peu, et le préfixe a été complètement assimilé par la langue. Faut-il citer, pour clore la liste, le célèbre anticonslitiition- nellemeniy qui détient en français le « record » de la longueur?

Quoique nos suffixes soient extrêmement nom- breux et apportent chacun avec eux des nuances de sens variées et délicates, les créateurs de dérivés ne s'embarrassent pas pour si peu, et ne se mettent ^uère en frais de recherches. Le suffixe isme pour les mots abstraits, iste pour les noms correspondants de sujets ou d'agents ^ onner pour les verbes^, voilà presque tout Toutillage, plutôt sommaire, de cette fabrication. Seuls les adjectifs sont un plus variés.

La plupart de ces mots répugnent aux amoureux du beau langage; et certes on ne peut dire qu ils sont jolis, jolis! Mais, il faut bien le reconnaître, en revanche : ils expriment souvent, sinon une idée, du moins une nuance nouvelle, qui était jusque-là inconnue à la langue, ou qui ne pouvait être tra«iuite

1. Jusqu'à nos jours, comme l'a judicieusement montré M. An- toine Thomas, les suffixes -isme et -iste n'allaient pas de pa r. Au contraire, il y a parallélisme entre les deux suffixes dans presque toutes les formations nouvelles de ce genre.

2. Ajoutons la dérivation verbale simple, comme baser ce hase (que les puristes rejettent encore), sérier de série (celui-ci d*origine scientifique), etc.

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 73

qu'à Taide d'une périphrase. -- Sectionner n'est pas couper, car il désigne primitivement une coupure anatomique . Sélectionner n'est pas le synonyme exact de choisir : il éveille l'idée d'un choix rationnel et scientifique, d'où le caprice est exclu. Ascension- ner, auditionner, émotionner peuvent remplacer avan- tageusement « faire une ascension », « donner une audition », « causer une émotion » : tout dépend du doigté de l'écrivain, et de la nature technique ou littéraire du morceau. D'ailleurs, du moment qu'on admet le substantif, pourquoi répudier le verbe, qui est formé par un procédé aussi français que raisonnerai

L'actualité politique ou littéraire crée chaque jour une foule de mots en isme et en iste, qui disparaissent le plus souvent avec elle. Beaucoup sont formés avec des noms propres. Se souvient-on encore des soumissionnistes, dont on parlait tant à la fin de 1906? Le mot, si barbare qu'il paraisse, avait cependant son utilité, tout au moins passagère, puisque, pour en donner la traduction exacte, il faut recourir à cette interminable périphrase : « catholiques partisans de la soumission à la loi portant séparation de l'Église et de l'État ». Nous avons eu naguère le gambet- tisme, le boulangisme, V opportunisme et bien d'autres encore. Vhervëisme date de 1906 ; la forme de ce dernier mot est curieuse : elle montre en effet qu'au- jourd'hui, au lieu d'élider la finale du nom propre, on la juxtapose au suffixe, sans craindre l'hiatus : pro- cédé barbare, mais qui a l'avantage de conserver la

74 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

physionomie intacte du nom propre dans les dérivés. La littérature nous a donné le renanisme^ le bovarysmcy le masochisme. Il serait fastidieux de prolonger Ténumération*.

Comme le suffixe ard, le suffixe esque^ d'origine italienne, qui est fréquent dans les adjectifs néolo- giqu^s, est souvent péjoratif : citons funambulesque, simiesque, livresque, et avec les noms propres des formations encore peu acclimatées du type don- juanesque.

Le suffixe savant atique est peu usité {fantoma- tique); al est plus fréquent (phénoménal, etc.), souvent sous la forme -ial (mondial) par analogie avec la finale de certains radicaux, reportée au suffixe (bestial).

Quelques formations isolées sont plus curieuses. Nous avons vu imprimé plusieurs fois hugolâtre. tiré de Hugo, avec le suffixe -âtre, et par contamination phonétique (comme disent les linguistes) avec idolâtre : au point de vue même du sens, le hugolâtre est ridolâtre de Hugo. La création est vraiment très jolie : c'est à se demander si l'auteur de ce métissage linguistique dont j'ignore le nom pensait, comme celui du fameux « quoi qu'on die », y mettre tant d'esprit ^.

1. Les mots en -at, -iat (abstraits) sont, en général, relativement anciens. Patronat, prolétariat ont été d'abord appliqués aux insti- tutions romaines : le premier date du xyiu® siècle. Seul salariat est récent. La langue du droit affectionne cette formation.

2. Joignons-y midinette, dérivé de midi sous Tinfluence évidente de dîner ou dînette.

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 75

Plus hardi est un autre genre de dérivation, qui commence à apparaître. On sait que beaucoup d'asso- ciations sont désignées couramment aujourd'hui par les initiales de leur titre complexe. La réunion de ces lettres, dont la prononciation conventionnelle n'en est pas moins fixe (en représentant pour l'oreille une image auditive très nette), constitue un nouveau mot susceptible, à son tour, d'engendrer des dérivés. Le T. G. F. (Touring-Glub de France) appelle, depuis quelque temps, ses adhérents les tëcéfîstes. Le cas ne doit pas être isolé. Au moment l'on parlait beaucoup de la G. G. T., je ne serais nullement surpris que des journaux aient appelé cégétistes ou cégétards suivant qu'ils étaient amis ou adversaires les membres de la Gonfédération Générale du Travail. G'est un indice curieux de l'importance toujours plus grande qu'acquiert de nos jours la physionomie graphique des mots.

L'invasion des néologismes étrangers inquiète les puristes plus encore que celle des mots savants. Une ligue s'est fondée au début de 1907, sous la présidence de M. Abel Hermant, pour parer à ce danger; il en existe une semblable au Ganada français *.

1, Si paradoxal que le fait puisse sembler, les emprunts anglais sont parfois moins fréquents au Canada qu'en. France : les Cana- diens disent un carré et non un square, un char et non un wagon, une entrevue, et non une interview.

76 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

Ce phénomène n'est pas nouveau dans la langue : on le rencontre à chaque pas de notre histoin. Les mots italiens firent irruption en abondance pendant la Renaissance jusqu'à Marie de Médicis; avec Anne d'Autriche, ce fut l'Espagne qui, mise à la mode, nous donna à son tour une foule de mots nouveaux. L'anglomanie commença au siècle suivant : elle n'a cessé de s'accroître jusqu'à nos jours, bien qu'elle sévisse surtout dans la langue des snobs et des hommes de sport. Viennet s'en plaignait déjà en 1855, et, dans sa Lettre à Boileau^ protestait spirituelle- ment contre la mode d'anglicisme qui faisait déjà fureur. On n'entend, disait-il :

Que des mots à déchirer le fer, Le railway, le tunnel, le balla&t, le tender, Express, trucks et wagons : une bouche française Semble broyer du fer et mâcher de la braise. Faut-il pour cimenter un merveilleux accord, Changer l'arène en turf et le plaisir en sporti Demander à des clubs l'aimable causerie? Flétrir du nom de grooms nos valets d'écurie ? Traiter nos cavaliers de gentlemen ridersl Et de Racine enfin parodiant les vers, Montrer, au lieu de Phèdre, une lionne anglaise Qui dans un handicap ou dans un steeple chose Suit de l'œil un wagon de sportsmen escorté Et fuyant sur le iur/par un truck emporté i?

La langue courante écréme aussi les emprunts étrangers : après avoir fait son choix, elle les digère,

l.Il est intéressant, au bout de cinquante ans, de constater quelle a été la fortune des mots cités par Viennet. Tunnel, exj ress, wagon, sport, groom, sont complètement assimilés et adoptés par la langue courante ; club et turf, après un vif engouement, sont en recul; ballast, tender et truck (ou truc) sont restés dans lalajigue

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 77

si Ton peut dire, et les assimile lentement. C est sur- tout pour de tels néologismes transplantés dans un sol nouveau que Tacclimatation au milieu est indispen- sable. Le phénomène est délicat et complexe. D'abord l'adaptation phonétique est nécessaire car il faut que le mot modifie sa physionomie. Rien n'est plus pédant que la pratique contraire : toute oreille musi- cale est écorchée à vif par les fausses notes criardes jetées dans une phrase française, de mots étran- gers prononcés exactement (ou à peu près) comme dans leur langue d'origine. Si le mot pénètre en fran- çais, il doit s'harmoniser avec la prononciation des autres mots.

Mais comment se fera l'assimilation?

Autrefois la question ne se posait pas. Tous les néologismes arrivés de l'étranger étaient transmis par la parole, et leur orthographe dans la langue d'ori- gine ne comptait point. Les sons étrangers étaient rendus par les sons français les plus voisins, l'accent tonique était conservé, les finales étaient assimilées à des désinences connues, et souvent Fétymologie popu- laire brochait sur le tout. Ainsi le haut allemand Boll-werk est devenu boulevard; l'ancien alsacien sûerkrât (pron. soûeurkroûti) s'est altéré en chou- croûte, parce qu'on a pensé au chou; l'italien campo, au xvi^ siècle, s'est réduit à camp^ Le point de départ,

technique; handicap, steeple-chase (réduit de plus en plus à steeple), sportsman sont acclimatés dans le langage des sports; gentlemen rider reste aussi pédant qu'en 1855; railway semble définitivement rejeté par la langue tout comme la métaphore « lionne », qui ôt fortune sous le second Empire.

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on le voit, était toujours la prononciation étrangère, mais plus ou moins habilement assimilée.

Le même phénomène se produisait encore au début du xix" siècle, quand on changeait reading coal (pron. rédin' khôtt) qh redingote. Même plus tard roaslbeefei heefsteack (pron. rostbif^ btfsteck) furent uniformé- ment modelés sur la prononciation anglaise, mais on laisse tomber le t du premier et Ys du second. L ortho- graphe finit par suivre, et on écrit aujourd'hui de pré- férence rosbif, bifteck.

De nos jours, la question est plus complexe. Par suite de la diffusion du journal et du livre dans toutes les classes de la société, les néologismes étran- gers ne sont plus transmis à la majorité du public par la voix et Toreille, mais bien par l'écriture, par la vue^ Le peuple ne connaît d'abord, en général, que leur physionomie graphique : il les lit tant bien que mal à la française, tandis que les hommes de sport et les gens cultivés continuent à modeler, en en polissant inconsciemment les angles, la pronon

1. 11 est cependant exagéré d'affirmer, comme M. R( my de Gourmont {L'Esthétique de la langue française, i'" partie, ch. ix) que « les mots étrangers arrivent aujourd'hui presque exclusivement par l'écriture seule ». N'oublions pas que le nombre des Français connaissant des langues étrangères augmente chaque jour : c'est un contrepoids sensible à l'influence graphique du livrj et du journal. Et surtout, je me refuse absolument à conclura avec l'auteur qu' « il faut prononcer ces mots comme ils s'écrivent ». Encore la superstition orthographique! Attendons au moins que l'usage ait légitimé ces prononciations graphiques avant ve leur donner une sanction. Le linguiste préférera toujours, toi teg les fois qu'on le pourra, mettre l'orthographe en harmonie rvec la prononciation, suivant la tradition de la langue.

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 79

ciation de ces mots sur celle de la langue d'origine, assimilée et francisée à leur insu. On a ainsi toute une série de doublets suivant Tépoque ou le milieu social.

Tous les termes modernes de musique, empruntés à ritalien, sont arrivés par la voie graphique : aussi leur orthographe n'a-t-elle pas varié, tandis qu'on a transposé leur accent tonique sur la finale : opéra ^ proparoxyton en italien, adagio, piano^ etc., paroxy- tons, deviennent tous oxytons en français. Le même mot toscan qui, accentué à Titalienne, a donné con- cert pendant la Renaissance, a pénétré à nouveau chez nous, plus récemment, sous la forme concerto^ qui, prononcé à la parisienne, est bien plus incom- préhensible que concert pour une oreille italienne : car un déplacement d'accent tonique, défigure bien plus un mot que la disparition d'une finale atone. Même remarque pour camp, introduit il y a quelque trois siècles, et qui est le doublet du tout récent campo (donner campo à quelqu'un) i. Il y a cepen- dant encore des mots italiens qui arrivent par la voie auditive. Pour prendre l'exemple d'un nom de lieu aussi répandu qu'un nom commun, le peuple lisant Monte Carlo prononce montecarlô, en accentuant sur la finale, tandis que les gens cultivés disent mon- técarle : l'accent italien est resté à sa place, mais la finale atone o, qui n'existe pas en français, est incon- sciemment assourdie et remplacée par e. De même

i. Casino a d'abord pénétré sous la forme casin (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, XXIX).

80 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

Broglie se prononce Broyé (et même Breuil) dai s la bonne société, d'après Titalien Broglia^ accentué sur l'o. Le peuple, au contraire, dit hrogli.

Mêmes phénomènes contradictoires, mais encore plus sensibles, pour les néologismes anglais, dont le nombre est beaucoup plus grand. on rencontre des sons tout différents, qu'il faut à tout prix changer. Sans parler de l'aspiration de certaines consonnes anglaises, qui disparaît tout naturellement en fran- çais, il est de toute nécessité de briser ou de sinpli- fier les diphtongues, et de remplacer toujours inconsciemment ng [n guttural) soit par /i, soil par gn qui sont ses plus proches voisins*. Le Français cultivé, qui emploie ces mots, croit les prononcer comme en anglais; en réalité, à moins qu'il ne les détaille par affectation ou pédantisme, il en a déjà assimilé les sons à son insu. Il ne prononce pas high-life^ meeting^ toast comme un Anglais, il ne les prononce pas même comme il le ferait en parlant anglais (je suppose qu'il connaisse bien cette langue) ; mais il dit aïlaïfe, mitigne (ou mitine), tosie, comme il prononce les mots français Ay, if, mite, ligne^ poste. Quant au peuple, se réglant une fois de plus sur l'écriture, il dit iguelife, métingue, tôaste. Cette double série est très nombreuse : il sera curieux de

1. Ainsi s'opère l'assimilation au Canada français, les mots anglais pénètrent à peu près exclusivement par la voie auditive : la diphtongue ai (écr. i) est simpliflée en a, ng remplacé par n. L'orthographe se modèle sur la prononciation, et on a ainsi drave = flotter (ang. drive), cheurtine (ang. shirting), etc. (Cf. Uemy de Gourmont, V Esthétique de la langue française, p. 99.)

LES CREATIONS CONSCIENTES 81

voir, dans l'avenir, quelle est la prononciation qui remportera, et si certains doublets ne subsisteront pas en face Fun de l'autre, en se spécialisant dans des sens différents, comme les doublets savants et populaires. Le sens aussi peut être altéré. Et d'abord un mot étranger n'a guère de chance de s'implanter dans une langue, s'il n'apporte pas avec lui une idée nouvelle ou s'il ne désigne pas un nouvel objet*. Avions-nous besoin, a-t-on dit, de challenge et de match, quand nous possédions déjà défi et concours ^2 Ces derniers mots ne sont pas les synonymes exacts des premiers : le challenge est un « défi sportif », le match un « con- cours sportif », ce qui est tout différent d'un défi quelconque ou d'un simple concours. Ticket s'est spécialisé à côté de billet, avec lequel il ne fait pas double emploi : on dit « un billet de chemin de fer » et « un ticket d'entrée pour une exposition ». Un meeting est-il une réunion publique, populaire ou politique? 11 est un peu tout cela, et autre chose encore, car il évoque l'idée d'une assemblée nom- breuse, qui n'existe pas dans le mot « réunion ». N'en déplaise à Viennet, le sport est tout autre chose que le plaisir, et le groom n'a rien de commun avec le valet d'écurie.

1. C'est sans doute pour cette raison que club a reculé devant cercle. Le Parisien ne dit plus comme son aïeul : « Je vais au club », mais : « Je vais au cercle », bien que son cercle s'appelle V Automobile-club, ou VAéro-club, etc.

2. Vandaele, Le néologisme exotique : les emprunts anglais dans le français actuel, p. 11. (Discours prononcé à la Faculté des Lettres de Besançon, s. d. [mais postérieur à 1896J.)

A. Dauzat. Langue française d'aujourd'hui. 6

82 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

Tous ces termes sont donc utiles. On aurail pu créer les équivalents exacts avec les seules ressources de la langue : c'est incontestable. Mais le phénomène ne s'étant pas produit on ne peut que le regretter force est bien de les accepter comme pis aller, en nous rappelant, pour nous consoler, que beaucoup de mots anglais nous ont été empruntés au moyen âge, et que nous exerçons simplement à leur égard le droit de reprise ^ Ainsi l'anglais challenge^ que je viens de citer, vient du vieux français chalengier, qui était lui-même le représentant populaire du latin calumniari calomnier » et « chicaner »). Voilà un mot dont l'existence a été agitée et qui a quelque peu changé de sens au cours de ses pérégrinations.

Parfois la dissemblance sémantique est très grande entre le mot français et son père étranger. Dock signifie « entrepôt » en français et « bassin > en anglais. De l'autre côté de la Manche, le square est une place carrée^ le tramway un chemin à traîneau, le wagon un tombereau. Quant au snob suprême ironie! il désigne, dans l'argot des artistes londo- niens, le « philistin », Y « épicier » de nos rapins, c'est-à-dire le bourgeois arriéré, plein de préjug<;s, et sans aucun goût artistique. Le terme a singulière- ment gagné en « chic », en traversant le détroit I

M. Vandaele, qui cite des exemples de ce genre,

1. Souvenons-nous aussi que l'invasion des néologismes étran- gers (surtout français) chez nos voisins, est encore plus^ nom- breuse et plus brutale que chez nous. On s'en plaint en Angle- terre comme en Italie, l'Allemagne a cherché à y mettre un frein par des mesures officielles, mais sans succès de part et d'autre.

LES CRÉATIONS CONSCIENTES 83

s'en étonne, et fait grief de ces dissemblances à la formation néologique, qui ne sait même pas com- prendre, dit-il, ce qu'elle veut maladroitement imiter ^ Sans doute la filiation de certains de ces sens n'est pas toujours facile à expliquer (en général cependant elle se conçoit fort bien). Mais, pour ma part, j'estime que le reproche n'est pas fondé. Je retourne au contraire l'argument et je dis que ces transformations sont tout à l'honneur de la langue française et de sa vitalité, puisqu'elle crée encore, même lorsqu'elle emprunte.

1. Op. cit., p. 14.

DEUXIÈME PARTIE

PRONONCIATION ET ORTHOGRAPHE LE FOND ET LA FORME

CHAPITRE I

L'analyse des sons : la langue au laboratoire.

La parole est ailée, disaient les anciens. L'oreille qui nous la révèle, qui nous en transmet les vibrations fugitives, est un sens extrêmement délicat, capable de percevoir les variations de timbre les plus ténues, les nuances les plus fines : mais elle constitue en même temps un organe fort imparfait pour Tétude du langage, pour l'analyse rationnelle des sons. Les impressions qu'elle transmet à notre cerveau, sont des sensations subjectives, qui n'ont pas de commune mesure, qui ne se traduisent pas objectivement, qui ne peuvent se prêter, en un mot, à l'investigation scientifique : qualitatives et non quantitatives, disent les philosophes. Enfin l'oreille n'entend pas tout, et entend souvent mal, sous l'influence d'habitudes invétérées ou d'associations d'idées qui faussent la perception ^

1. Voir ci-dessous, pp. 50 et 60. « L'oreille n'entend pas tout, et nous ne pouvons pas assigner une valeur à tout ce qu'elle entend.... Les appréciations fondées sur les sensations purement acoustiques, ont toujours quelque chose de relatif, qui dépend de la qualité de l'oreille, et des habitudes de celui qui les utilise.... L'échelle des sons n'est pas la même pour tous, et nous man-

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Gomment donc fixer cette chose fugitive qu'est le langage? Il ne faut pas songer à l'écriture, notation purement artificielle et conventionnelle et qui, par surcroît, dans les langues modernes, est générale- ment en complet désaccord avec la prononciation, c'est-à-dire avec la langue vivante et parlée. Que signifient la prononciation oua du groupe oz, la lec- ture actuelle du groupe m, quand on a donné aux lettres qui les composent les valeurs respectives o, /, n? Nous devrions prononcer oï, ine, comme nos ancêtres, pour être logiques. Même Thabitude invé- térée d'un orthographe très éloignée de la pronon- ciation, produit sur Touïe des illusions singulières. Nous sommes convaincus que nous prononçons médecin quand nous disons médsin ou, plus souvent encore, métsîn. Mais nous n'entendons pas le / : l'oreille est ici la dupe de l'œil : tandis que nous pensons au sens, que nous voyons l'orthographe, nous n'entendons plus le son exact.

Par une observation minutieuse et objective, les phonéticiens sont parvenus à rééduquer leur oreille, à dissiper les illusions et les habitudes acquises, et à entendre les sons tels qu'ils sont émis : on arrive assez vite à se refaire cette virginité de l'oreille, nécessaire à l'observation phonétique, dès que, on écoutant parler, on ne prête plus son attention au sens des mots, mais seulement à leur forme audi- tive. Pour fixer les résultats de leur examen dans

quons de la note fixe qui servirait de base à notre appréciation » (Abbé Rousselot, Principes de phonétique expérimentale, pp. 44-4 5).

L'ANALYSE DES SONS 89

une notation précise, les savants ont recours ensuite à une transcription spéciale, dite orthographe pho- nétique, applicable à toutes les langues : à l'aide des lettres de Falphabet, dotées chacune d'une affecta- tion fixe et précise, et auxquelles viennent s'adjoindre de nouveaux caractères d'imprimerie, ils transcrivent chaque type de son par une lettre et par une seule : les signes diacritiques (accents, longues ou brèves, tildes, etc.} s'ajoutent pour préciser les variétés de timbre ou de durée.

Mais l'écriture phonétique elle-même n'est qu'une notation, arbitraire dans son principe : elle ne peut nous renseigner que sur les rapports des sons entre eux, et non sur leur nature. Par ce procédé, le savant, après avoir dépouillé la langue du vêtement de l'orthographe courante, l'a mise à nu et nous en a montré la forme réelle. Le phonéticien expérimental sera l'analomiste qui la disséquera pour en étudier l'organisme.

Pour décomposer scientifiquement le langage, la linguistique moderne est remontée aux sources de la parole. Faisant appel à la fois à, l'anatomie, à la phy- siologie, elle a étudié d'abord, chez l'homme, les organes producteurs du langage, leur structure, leur fonctionnement; puis, demandant main forte à l'acoustique, elle a pu, grâce à ce nouveau ren- fort auquel les anciens grammairiens n'auraient jamais songé saisir au vol l'insaisissable protée de la parole humaine, l'emprisonner dans les cylindres des appareils, en disséquer l'organisme, la loupe ou

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le microscope à la main, dans les manifestations les plus fugitives de la vie. La phonétique expériment aie ^ , science née d'hier, a réalisé ce prodige : elle a recueilli et fixé sur le papier les vibrations des sons, qui sont venus s'inscrire automatiquement et se con- crétiser en courbes géométriques : et Ton a vu sur les appareils, la plume docile écrire sous la seule dictée de la voix, la transcription scientifique de la parole. Le problème était ainsi résolu : la qualité du son, que seul pouvait apprécier le caprice variable de l'oreille, est réduite aux deux dimensions de l'espace; sa durée se mesure désormais au millimètre; sa hauteur, son timbre, son intensité se réduisent en lignes, en courbes, dont l'amphtude et les variaiions sont quantitativement et objectivement analysables. La phrase suprême effort de la science se résout en équations algébriques.

Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a songé à exa-

1. Ce mot, qui fut créé en 1890 pour désigner la nouvelle science, est assez mal choisi. « Expérimental » était fort à la mode à cette époque, et l'on s'imaginait volontiers qu'on laisait de l'expérimentation dès qu'on touchait à des appareils. En réalité, la phonétique expérimentale, qui est avant tout une méthode d'observation, fait fort peu d'expérimentation, au sens philosophique du mot. L'expérimentation consiste, en principe, à faire varier les antécédents d'un phénomène pour en déterminer les causes; tant qu'il fait de la science pure, le phonéticien observe, avant tout, les phénomènes du langage, et se garde bien de les influencer (Cf. A. Dauzat, Essai de méthodologie linguistique, pp. 116 et suiv.).

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miner la position prise par les divers organes vocaux pendant l'émission des sons. Mais de telles observa- tions sont rares et souvent inexactes : les mouvements nécessaires pour la parole sont tellement rapides et automatiques que nous les ignorons, presque tou- jours, même lorsqu'ils sont le plus faciles à percevoir : nous ne nous doutons pas des mouvements complexes que nous imprimons à nos organes pour émettre les sons les plus simples ^ Demandez au hasard, à qui- conque n'a pas pratiqué la phonétique expérimen- tale, comment il place sa langue quand il prononce le son s : votre interlocuteur sera incapable de vous répondre à Timproviste ; même si, dans ce but spécial, il prononce le son à nouveau avec un effort d'atten- tion, il se trompera certainement, et ne remarquera pas l'étroite gouttière, laissée pour le passage de l'air par la langue dans la partie qui est appuyée contre le palais.

Les anciens Grecs nous ont laissé des remarques fines et délicates sur la prononciation des sons '. Le

1. Ces déplacements organiques ont été lentement appris pen- dant les premières années de l'enfance, et leur acquisition a été facilitée par une longue hérédité. Ils deviennent nécessairement inconscients de très bonne heure : heureusement pour nous, car si nous devions produire avec réflexion tous les mouvements néces- saires à la parole, il nous faudrait une heure pour prononcer une phrase.

2. La question de la phonétique descriptive fui soulevée sur- tout à l'occasion des perfectionnements orthographiques, dont le besoin se faisait déjà sentir. Pour la bibliographie de la question, se reporter au 2* volume du Handbuch der klassischen Altertumswis- senschaft d'Iwan Millier, pour le grec pp. 22-23, et pour le latin à l'article « 8chriftzeichen », pp. 249 etsuiv.

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moyen âge, si peu réaliste en matière scientifique, ne pouvait s'intéresser à une question qui nécessitait une observatiion minutieuse.

Une page fort curieuse et certes on ne s'atten- drait pas à la rencontrer en si frivole compagnie est consacrée à la prononciation dans le Bourgeois gentilhomme : elle est d'ailleurs empruntée à un inté- ressant ouvrage d'un disciple de Descartes, le Dis- cours physique de la parole (1668) de M. de Cordemoy, membre de l'Académie française et lecteur du Dauphin.

Les observations du maître de philosophio de M. Jourdain n'ont pas encore perdu leur valeur. Qu'on relise le passage : « La voix a se forme en ouvrant la bouche. La voix é en rapprochant la mâchoire d'en bas de celle d'en haut et la voix i, en rapprochant encore davantage les mâchoires 1 une de l'autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles... La voix o se forme en rouvrani les mâchoires et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas. » Et le professeur remarque avec esprit que l'ouverture de la bouche fait un ])etit rond qui représente un o. Quant à I'm, il faut « rap- procher les dents sans les joindre entièremeni, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l'une de l'autre sans les joindre tout à fait ». Tout cela est très judicieux et très exact S et les phonéticiens actuels n'ont pas dédaigné de prendre

1. Au xvm* siècle, les éducateurs des sourds-muets ont fait également des observations très intéressantes sur rémissioii des sons du langage.

L'ANALYSE DES SONS 93

des photographies de la figure humaine pendant les émissions des voyelles ^ Mais pareille observation est incomplète : beaucoup d'autres éléments concou- rent à la production des sons du langage, et il est très difficile de lire la parole sur le seul alphabet des lèvres.

Pour émettre une voyelle, cinq organes entrent simultanément en jeu : il faut d'abord une expira- tion pulmonaire, qui produit le courant d'air initial; puis une vibration des cordes vocales du larynx; la langue doit enfin prendre une position spéciale, la mâchoire s'ouvrir, et les lèvres s'écarter ou se rap- procher dans des proportions déterminées. L'expira- tion pulmonaire est nécessaire à tous les sons : pour parler, il faut d'abord du souffle. La vibration laryn- gienne existe pour toutes les voyelles et les con- sonnes, appelées jadis « faibles » ou « douces », et que pour cette raison on dénomme aujourd'hui sonores (b, d, g, j, v, z, /, m, n,r); elle ne se produit pas pour les consonnes sourdes (anciennes fortes : p, k, i, ch, /", s). Le son fondamental produit par la vibration est renforcé par la bouche : celle-ci joue le rôle d'un résonnateur, dont la forme varie considé- rablement suivant la position de la langue, l'écarte- ment des mâchoires et des lèvres. On sait que c'est le résonnateur qui, en renforçant certains harmoni-

1. P. Rousselot et F. Laclotte, Précis de prononciation française, passim (Paris, 1902); Zûnd-Burguet, Méthode pratique, physiolo- gique et comparée de prononciation française, t. II, planches V-XVIII (Paris-Genève-Marbourg, 1902).

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ques, produit le timbre (théorie de Helmholtz) : voilà pourquoi, à l'oreille, un o, par exemple, diffère d'un a. En outre, pour tous les sons nasaux (m, n, an^ in, etc.) le nez entre en jeu.

L'étude de ces divers organes, de leur structure, de leur fonctionnement est donc le préliminaire nécessaire de la phonétique expérimentale. Le lin- guiste qui se spécialise dans cette branche doit donc s'instruire auprès du physicien et du physiologiste, s'initier à la science de Tacoustique, fréquenter les laboratoires de laryngologie, de rhinologie, d'oto- logie. Ainsi ont agi les maîtres de cette science^ : et l'on a vu des revues scientifiques traiter simultané- ment les questions, si souvent connexes, de phoné- tique et de laryngologie ^ Cette alliance de la linguis- tique et de la médecine, qu'on n'eût pas soupçonnée il y a seulement vingt ans, aurait fort surpris, peut- être même scandalisé les grammairiens de jadis.

commence le rôle spécial du phonéticien, c'est lorsqu'il s'agit d'établir le rapport entre le jeu des organes et la production des sons. Pour observer les positions des organes, il ne faut pas songer à uti-

1. Voir notamment La Parole (Rhinologie, laryngologie, oto- logie et phonétique expérimentale); les Archives internationc les de Laryngologie, otologie et rhinologie ont également consacré divers articles à la phonétique expérimentale, à partir du tome XVI (1903, Paris).

L'ANALYSE DES SONS 95

liser directement la vue, les mouvements des lèvres et de la mâchoire mis à part. L'observation sur soi, même aidée du toucher, ne donnera pas de bons résultats, se limitât-on aux simples mouvements de la langue. Pour éviter toute erreur, inconsciente ou involontaire, il faut que les organes impriment ou transmettent eux-mêmes leurs positions, leurs mouvements aux appareils.

On a utilisé d'abord les inscripteurs directs. Le type de ces appareils est le palais artificiel, qui sert à étudier les positions de la langue dans tous ses con- tacts avec le palais. Il consiste en un moule très mince du palais dur, teint en noir, qu'on enduit de craie ou de poudre de kaolin et qu'on applique dans la bouche sur le palais*. On prononce la consonne que l'on veut étudier : la langue, en touchant au palais, enlève la craie partout il y a eu contact. On reproduit alors le tracé sur un schéma. Ce procédé permit ainsi d'étudier les points d'articulation des nombreux sons linguo-palataux.

Le signal du larynx a pour but d'indiquer si un son

1. Pour le construire, on prend d'abord l'empreinte du palais dur, en mordant sur un moule métallique dans lequel on a versé de la cire tiède, ou mieux du godiva ramolli dans l'eau chaude. L'empreinte prise, on fait durcir le godiva dans l'eau froide. Après l'avoir fait sécher et en avoir cassé les rebords, on l'enduit d'une légère couche d'huile, on applique par-dessus du papier filtre, ensuite un mastic de poudre et de colle, puis une nouvelle feuille de papier qu'on estampe soigneusement avec une petite pointe mousse en bois. Au bout de douze heures, l'appareil est sec. On découpe, on noircit et on vernit. L'appareil ainsi con- stitué peut servir à un nombre indéfini d'expériences. (Rousselot, Principes de phonétique expérimentale, pp. 57 et suiv.).

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produit ou non des vibrations laryngiennes. Il en existe plusieurs modèles. Le plus simple consiste en une plaque vibrante (tenue par un manche), sur laquelle s'appuie un petit marteau à grelot, élastiquement suspendu. En tenant l'appareil par le manche, et en Tappuyant sur la pomme d'Adam, le grelot résonne si on prononce une voyelle ou une consonne sonore, et ne fait entendre aucune vibration quand on émet une consonne sourde.

Malgré les services qu'ils peuvent rendre, il est facile de comprendre que ces appareils ont un champ d'action très limité. Une fois que le signal du larynx nous a renseignés sur la sonorité et la sourdité des sons d'un système linguistique, son rôle scientifique et terminé : on voit qu'il est minime. Aussi est-ce surtout un appareil d'enseignement et de démonstra- tion. Quant au palais artificiel, il ne peut être utilisé que dans un cas bien déterminé : lorsque l'articula- tion du son est formée par le contact de la langue et du palais. Et encore est-il impuissant à nous ins- truire sur le jeu des autres organes qui peuvent con- courir à la production du son. Ainsi, pour «, nous saurons que la langue s'appuie sur le pourtour anté- rieur et latéral du palais, mais nous n'aurons aucune indication sur les vibrations laryngiennes, ni sur le courant d'air nasal, ni sur l'explosion du courant d'air buccal qui suit l'occlusion.

L'ANALYSE DES SONS 97

La méthode graphique constitue donc la partie essentielle de la phonétique expérimentale. Inventée au XVIII® siècle par les météorologistes, et appliquée en 1847 à la physique par Ludwig, elle a été inau- gurée en physiologie par Marey, qui ouvrit les voies à la phonétique. M. l'abbé Rousselot Ta définitive- ment appHquée à la linguistique, en créant au Col- lège de France le laboratoire de phonétique expéri- mentale, tandis que M. Marage, à la Sorbonne, faisait de son côté, de remarquables travaux, notamment sur la synthèse des voyelles.

La méthode graphique permet d'étudier, successi- vement ou simultanément, tous les mouvements de tous les organes phonateurs, en réduisant ces mou- vements multiples et directement inanalysables pressions, déplacements, vibrations, expirations, inspirations en tracés qui en sont la transcription fidèle, et dont on peut analyser mathématiquement les courbes. Pour arriver à ce but, elle se sert de trois catégories d'intermédiaires qui se transmettent le mouvement produit par l'organe, et l'inscrivent finalement sur le papier.

Les explorateurs, appareils de formes multiples, (embouchures, tambours, ampoules, olives), sont placés à un endroit déterminé sur l'organe dont on veut étudier le mouvement. En se déplaçant, l'organe produit dans l'explorateur un mouvement vibra-

A. Dauzat. Langue française d'aujourd'hui. 7

98 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

tion, pression, déplacement d'air qui (souvent amplifié par un levier) est communiqué au récepteur par un tube (déplacement d'air) ou une tige (vibra- tion), généralement par l'intermédiaire d'une mem- brane vibrante.

Le récepteur se compose d'une plume qui inscrit sur l'enregistreur, sous forme de tracé, le mouvement qui lui est communiqué par l'explorateur.

Enfin l'enregistreur se compose essentiellement d'un cylindre mobile autour de son axe horizontal, et qui se déplace dans un sens hélicoïdal grâce à un mouvement d'horlogerie. Il est recouvert d'une feuille blanche enduite de noir de fumée, sur laquelle la plume du récepteur inscrit le tracé.

Une ampoule placée sur la langue ou entre les lèvres, et adaptée à un tube, nous renseigne sur la pression exercée par tel ou tel de ces organes; le pneumographe nous indiquera l'intensité de l'expira- tion pulmonaire.

L'analyse des vibrations est particulièrement inté- ressante, parce que c'est elle qui nous fait pénétrer le plus intimement la nature, l'essence même des sons. On peut analyser les vibrations émises par les sons successifs de toute une phrase : deux tracés simultanés nous donneront les vibrations nasales et buccales. A cet effet on introduit dans le nez une olive en caoutchouc reliée par un tube à une cap- sule à double membrane, qui communique à une plume, par l'intermédiaire d'un levier, les vibrations nasales; on parle devant un large cornet, au fond

L'ANALYSE DES SONS 99

duquel une membrane d'un autre tambour transmet toujours par le moyen d'un levier à une plume placée au-dessous de la précédente, les vibrations de Tair qui sort de la bouche ^

Mettons l'appareil en marche, et prononçons sur un ton normal la petite phrase suivante :

« Papa, tu ne viens pas. »

Arrêtons ensuite la rotation. On découpe la feuille se sont imprimés les tracés, et on la regarde au microscope.

Voici d'abord la ligne qui a transcrit les vibrations produites par l'air sorti de la bouche. Pendant l'émis- sion de chaque voyelle, la ligne se plisse en sinuosités régulières, qui d'ailleurs ne sont pas les mêmes pour un ûf, un e, ou un o. Chaque voyelle a sa courbe caractéristique. Au passage de la consonne />, la ligne est droite et se relève pour redescendre tout à coup : parce que l'air, un instant emprisonné par la fermeture des lèvres, fait explosion au moment l'on va prononcer l'a. Au contraire Vn et le v pro- duisent des vibrations.

Quant au tracé nasal, il n'y a eu de vibrations que pour ïn et la voyelle nasale en {in) de viens. Ce sont les deux seuls moments l'air soit sorti totalement (pour Yn) ou partiellement (pour en) par le nez.

Les sinuosités de ces tracés sont agrandies. On

1. Généralement une troisième plume est fixée à l'extrémité d'un diapason et sert de contrôle pour la régularité de la rota- tion.

100 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI "^ ^ ''^

les analyse par les procédés mathématiques conaus pour la détermination et l'étude des courbes.

Depuis une dizaine d'années, les étrangers de toutes les nationalités ont parlé devant cet appareil; les organes vocaux de toutes les races du globe ont fait vibrer la membrane et dicté à la plume leurs mystérieux tracés. Fait curieux : les innombrables langues parlées sur le globe n'ont pas révélé des types de sons aussi nombreux qu'on aurait pu le croire. La variété phonétique des éléments est incomparable- ment moins riche que la diversité morphologique, lexicologique ou syntactique des langues. Cela se conçoit : l'organisme vocal de l'homme qui varie assez peu d'une race à l'autre, n'a pas à sa disposi- tion un nombre illimité de moyens d'expressions; on finit rapidement par tourner dans le même cercle. Quand ils ont étudié à ce point de vue les langue s les plus caractéristiques de l'Europe, les phonéticiens n'ont plus de grandes surprises à attendre, même dans les idiomes nègres ou asiatiques les plus éloi- gnés de nous. Tous les sons du malgache, par exemple, se retrouvent dans le français ou les jatois de France, à l'exception d'un seul, que possède l'an- glais (prononciation anglaise du groupe ir). Avec les patois français et quelques parlers germaniques typi- ques, on a la gamme à peu près complète des sons pro- férés actuellement par toutes les bouches humaines.

l'analyse des sons 101

Cette constatation a des conséquences historiques de première importance. Comme Tensemble des lan- gages parlés aujourd'hui sur le globe nous présente simultanément dans Tespace l'image des évolutions qui se sont succédé dans le temps ^ on peut tenir pour certain que les organes vocaux de Fhomme ont peu varié pendant toute la période historique, et que les ancêtres des peuples actuels n'ont pas eu à leur disposition d'autres types de sons que ceux que nous pouvons observer aujourd'hui. On conçoit qu'une telle constatation donne une force singulière aux déductions de la phonétique historique et fixe sur une base solide nos connaissances des évolutions linguistiques du passé.

Mais si les types généraux des sons se trouvent en nombre Hmité, les variétés pullulent à l'infini. La gamme des sons du langage connaît une prodigieuse diversité de gradations, qui relient les uns aux autres les tons fondamentaux par les chromatiques insen- sibles de toutes les fractions de sons : la palette lin- guistique n'est pas moins riche que la palette du peintre qui, avec les sept couleurs du prisme, pro- duit une multiplicité illimitée de colorations. On peut passer d'un son à l'autre par une série d'intermé- diaires juxtaposés dans l'espace : et le langage a suivi le même chemin dans le temps. Les parlers

1. Les langues romanes, notamment, présentent en raccourci, à l'heure actuelle, toutes les évolutions phonétiques par lesquelles a passé le latin depuis vingt siècles en Espagne, en France, en Italie, en Roumanie.

102 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

populaires actuels du Centre ou du Sud-Ouest nous fournissent tous les matériaux nécessaires peur reconstituer l'échelle linguistique qui relie Va à Té, le b au V : cette double échelle, la langue l'a des- cendue quand elle a passé de faba à fève, amenant Va latin tonique et Je b intervocalique à l'é et au v fran- çais.

Si un Allemand, au lieu d'un Français, prononçait la petite phrase citée plus haut papa, tu ne viens pas le tracé serait tout différent. Pour s'en tenir à un son dont le type existe dans chacune des deux lan- gues, le p allemand est plus aspiré que le p français, et ne connaît pas la petite explosion d'air spéciale au p français. Cette différence, le Français la percevra chez un Allemand parlant français, ou l'Allemand chez un Français s'exprimant en allemand : car instinctivement nous parlons une langue étrangère avec les sons de notre langage, que nous parvenons seulement à modifier, souvent bien imparfaitement, au bout d'un temps très long, après un séjour pro- longé en pays étranger.

Pourquoi cette modification est-elle si lente, si difficultueuse? L'étranger qui parle une autre langue que la sienne ne sait pas comment reproduire les sons, différents des siens, qu'il entend : ayant ap])ris inconsciemment et presque automatiquement sa langue maternelle, il n'a aucune notion sur l'émis- sion des sons et sur les procédés nécessaires pour les produire. Forcément il tâtonne, en cherchant clans l'obscurité à faire résonner la note juste sur un inslru-

L'ANALYSE DES SONS 103

ment qu'il ne voit pas et dont il ignore le mécanisme^ Le professeur de langue étrangère à supposer même qu'il prononce lui-même excellemment est un maître de piano qui^ se cachant derrière un voile, demanderait à un élève novice de retrouver sur un autre clavier les airs qu'il joue lui-même, sans qu'on voie le mécanisme de ses mains.

Mais un autre obstacle, non moins important, s'op- pose à l'assimilation rapide d'une prononciation étrangère : celui-là est dressé par notre oreille, qui ne perçoit pas des différences pourtant considérables, dès qu'il ne s'agit plus de la langue maternelle. Elle ne remarque guère que les sons totalement étrangers et qui lui étaient inconnus, comme, pour un Fran- çais, le ch doux ou dur allemand. Dès qu'il se sera— 'ou aura cru s'assimiler ces quelques sons, l'étranger croira de bonne foi prononcer comme les indigènes. C'est une singulière illusion. Pour re- prendre notre exemple en le complétant, l'Allemand qui parle Français croit prononcer comme un Fran- çais; le Français qui parle allemand s'imagine pro- noncer comme un Allemand. Il ne perçoit pas des différences, qui lui sont si sensibles quand il s'agit de sa propre langue. Le Prussien du Nord qui dit pépé et qui aspire les p de papa croit prononcer comme nous bébé, papa. L'expérience a été faite et répétée : il n'entend pas, il ne perçoit aucune diffé- rence entre sa prononciation et la nôtre. S'il enten- dait, en effet, il lui serait facile de se corriger lui- môme, tout au moins pour le deuxième cas, puisque

104 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

son 6 est à peu près identique à notre/? : mais lillision auditive est extraordinairement tenace. Si vous dites à un Prussien intelligent de prononcer papa on se servant de son h au lieu du /) le 6 qu'il emploie dans Bad^ grob^ etc. (et qui est en réalité un p) il lui sera facile de le faire et il dira immédiatement papa comme nous. Mais cette prononciation ne le satisfera pas, et lui paraîtra vicieuse : il croira, sur la foi de son oreille, qu'il prononce un 6, et il re- viendra à son p aspiré, si vous ne lui montrez pas, de façon irrécusable, que les Français ne prononcent pas ainsi. Car on ne peut pas plus discuter des sons que des goûts et des couleurs, si on ne rem|*lace, dans l'argumentation, les impressions subjecti^es et inanalysables par des faits objectifs et précis. Cette preuve, c'est la phonétique expérimentale seule qui est susceptible de l'administrer.

Quittant le terrain de l'observation et de la science pure, la phonétique expérimentale est ainsi amenée à prêter main forte à la pédagogie, en lui donnant une méthode rationnelle, générale et rapide, pour enseigner la prononciation des langues étrangère : avant d'apprendre à proférer des sons, il était indis- pensable, en effet, d'en connaître le mécanisme.

Au fond d'une cour moussue et déserte, derrière les bâtiments spacieux du Collège de France, se tapit, caché au regard des curieux et des profams, un

l'analyse des sons 105

modeste baraquement en planches, qu'on a du mal à retrouver à travers un labyrinthe d'escaliers et de passages : c'est le laboratoire de phonétique expéri- mentale, annexé à la chaire de grammaire comparée. C'est dans un local aussi primitif, à l'École de physique de la rue Lhomond, que Curie découvrit naguère le radium. La France n'est pas prodigue pour ses savants.

C'est que, chaque été, les étrangers étudiants ou professeurs inscrits aux cours de V Alliance française^ viennent, après les cours du maître, prendre des leçons pratiques de prononciation fran- çaise sous le contrôle des appareils. Cette méthode, qui excite vivement leur curiosité, ils l'étudient avec soin pour être à même, plus tard, d'en faire profiter les jeunes gens de toutes les nations. Ils viennent de tous les points du globe : pendant la guerre mand- chourienne, des Russes et des Japonais se sont ren- contrés là, rapprochés par un même zèle et réconci- liés un instant sur le terrain scientifique.

J'ai assisté à une de ces séances. Dans l'une des deux salles du laboratoire, entre les tables, s'éta- lent les feuilles de tracés, et sur lesquelles les appa- reils, au premier signal, vont faire tourner leurs cylindres, une vingtaine d'auditeurs s'étaient assis en cercle autour du maître, sur des chaises de paille et des escabeaux : hommes et femmes, étudiants et professeurs de français à l'étranger, les uns très jeunes, les autres grisonnant déjà.

On procède d'abord au recensement linguistique,

106 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

car plusieurs assistants sont des « nouveaux ». Et M. Rousselot demande :

« Combien y a-t-il d'Allemands? Vous savez, j'ap- pelle Allemand quiconque a pour langue maternelle l'allemand. De même pour le français. La linguis- tique doit ignorer les frontières de la politique. »

Là-dessus, les Autrichiens se sont joints aux Alle- mands : ils sont huit. Puis voici trois Anglaises, des Hollandais, un Hongrois, des Bulgares, des Polonais : presque toutes les pièces de l'échiquier européen.

La séance de lecture commence avec une profes- sorin de Leipzig : une grosse femme un peu mûre, à la figure replète de chanoine, les yeux en fente, et coiffée d'un romanesque chapeau. Elle est émue c'est la première fois! Au fait, sa prononciation est déplorable, et on a du mal à reconnaître les tirades de Don Sanche d'Aragon à travers ses zoi (soi) et ses foulez fous. A un moment donné, elle prononce faut-i{ia\ii-i\).

« Qui vous a appris à dire ainsi? » interrompt le maître.

L'Allemande cite le nom d'un phonéticien bien connu. M. Rousselot sourit :

« Oui, familièrement, il nous arrive de supprimer cet /, mais jamais quand nous lisons du Corneille. Pourquoi certains phonéticiens éprouvent-ils le besoin de faire de la réclame à la prononciation des con- cierges de Paris? »

On rit. Le maître a noté chemin faisant les défauts

L'ANALYSE DES SONS 107

de son élève. Tout à l'heure, on passera devant les appareils pour corriger la prononciation.

C'est maintenant le tour d'un jeune Hanovrien qui, lui, a subi la leçon des appareils. Aussi a-t-il perdu presque totalement son accent germanique. Sans doute il n'a pas encore la prononciation de la Comédie, mais c'est déjà un excellent français, dont plus d'un provincial pourrait se contenter.

Toutes les nationalités défilent. Le professeur en- courage les efforts, note les derniers défauts à sur- veiller. Une Anglaise fait encore siffler le groupe tr\ un Bulgare appuie trop sur les atones finales. Quant aux débutants, ils vont s'exercer avec les appareils.

Quelquefois le procédé est très simple et on peut se passer d'instruments. M. Rousselot avise un Écos- sais, et lui demande :

« Dites a, lurliitutu. »

L'Écossais répète ou, iourloutouiou, sans pouvoir arriver à dire autre chose. Le son u n'existe pas dans sa langue.

« Vous entendez, nous dit le savant, ce jeune homme ne sait pas prononcer Vu. On dit souvent que les personnes de langue anglaise ne peuvent pas arti- culer correctement cette voyelle. Vous allez en juger. »

Et, se tournant vers l'Écossais, il reprend :

« Dites /, et tout en prononçant ce son, avancez les lèvres. »

L'Écossais suit ce conseil et il est très étonné lui- même de voir que son i s'est ainsi métamorphosé en u. Ce n'était pas plus difficile : il suffisait de savoir

108 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

placer les lèvres et de faire la petite moue qi i amu- sait si fort M. Jourdain.

Généralement la correction exige plus de travail, surtout quand il s'agit, au préalable, de convaincre l'oreille, pour montrer aux Allemands, par exemple, qu'ils ne prononcent pas comme nous quand il:- disent pépé, foulez- fous, au lieu de bébé, voulez-vous. On se sert, dans ce dernier cas, du « cadran-indicatenr ». On place entre les lèvres une ampoule adaptée à \m tube qui, par l'intermédiaire d'une membrane, transmet le mouvement vibratoire, non plus à une plume ins- crivant un tracé sur le cylindre le procédé ne serait pas assez frappant mais à une aiguille mobile sur un cadran. L'Allemand prononcera 6e6e, voulez- vous; puis un Français fera après lui la même expé- rience avec une ampoule identique. L'étranger verra alors qu'il produit un déplacement de l'aiguillo, beau- coup plus considérable : il sera désormais convaincu qu'il prononce autrement que le Français, et il s'ef- forcera, en conséquence, par des exercices répétés à l'appareil, de diminuer la pression de ses lèvres jus- qu'à ce que l'aiguille ait atteint la position voulue. Alors il prononcera correctement. La supériorité de cet instrument, c'est que l'élève peut se contrôler lui- même et suppléer par la vue aux imperfections de l'ouïe. Le « signal du larynx » dont j'ai parlé plus haut, permet aussi de montrer aux Allemands, qui s'exercent à parler français, la défectuosité de toute cette série consonantique. Quand un Français pro- nonce un 6 ou un v, l'instrument, appuyé sur son

L'ANALYSE DES SONS i09

larynx, résonne, tandis qu'il reste muet si on l'appli- que sur la pomme d'Adam d'un Allemand, qui croit dire b ou v, et qui, en réalité, dit/) ou f. La démons- tration est encore plus frappante, peut-être; mais cet appareil, qui montre le défaut, est à l'opposé du précédent impuissant à le corriger.

Nos voyelles nasales an^ in, on, un sont très difficiles à apprendre pour les étrangers. A cet effet, on introduit dans le nez des « olives », petites am- poules en caoutchouc prolongées par un tube de même substance, dont l'orifice est placé en face de la flamme d'une bougie. Toute la difficulté consiste, pour les étrangers, à soulever modérément le voile du palais, afin qu'une partie de l'air aspiré par les poumons sorte par les fosses nasales. La flamme sert de contrôle : elle oscille, dès que l'émission du son devient correcte.

Le palais artificiel a également un rôle pédagogique pour montrer le lieu d'articulation des voyelles et consonnes linguo-palatales^

Je n'énumérerai pas tous les appareils et procédés qui sont usités. Constatons seulement que si la pho- nétique expérimentale transforme les prononciations, si elle peut faire parler, au bout de peu de temps, un français très correct à des étrangers et vice versa elle ne saurait réaliser dans ce domaine la perfection intégrale. Je connais un phonéticien, originaire de la Suisse allemande, qui habite Paris depuis plus de

1, Rousselot, V enseignement de la prononciation par la vue (La Parole, 1901 à 1903).

110 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

vingt ans, et qui a commencé par s'appli({uer la méthode à lui-même pour la prononciation du fran- çais. Il a perdu tout « accent » germanique : c'est incontestable; tous les sons qu'il émet sont, à les détailler, très corrects et identiques à ceux des Pari- siens. Mais Tensemble, la phrase donne uno autre impression à l'oreille. C'est une nuance indéfinis- sable et que les appareils ne peuvent saisir : on sent qu'on est en présence d'un étranger, sans qu'on puisse dire pourquoi. Différence de conformation dans les organes vocaux, selon toute vraisemblance : et cette différence-là est irréductible.

La phonétique expérimentale n'enseigne pas seule- ment à prononcer correctement les langues étran- gères : elle rectifie encore, dans la langue mater- nelle, les vices de prononciation, de compte à demi, quelquefois, avec la chirurgie.

Elle intervient d'abord dans l'enseignement de la parole aux sourds-muets S auxquels on montre, par le raisonnement et par la vue, le mécanisme des sons, sans avoir besoin de recourir au sens atrophié de l'ouïe. Elle contribue aussi à rééduquer l'oreille et à développer les restes auditifs, après avoir étaljli des relations entre la hauteur des sons et les différents sons du langage.

1. Voir La Parole, passim (depuis 1901).

l'analyse des sons 111

Mais son domaine comprend avant tout les défauts de prononciation proprement dits. Ceux-ci peuvent avoir pour cause une affection organique, par exemple des végétations adénoïdes ou bien des anomalies de la dentition K Ici l'opération préalable (ou la prothèse dentaire) est nécessaire, mais elle ne suffit pas. La cause disparue, l'effet subsiste. Lorsque le bistouri a débarrassé le nez ou l'arrière-bouche, il reste à réédu- quer l'organe. Et c'est à cette étape que la phoné- tique expérimentale interviendra.

Mais très souvent le défaut de prononciation est simplement à une mauvaise habitude, à une position défectueuse des organes. Ici l'intervention du médecin est inutile et ne donnerait aucun résultat. Quelquefois, l'observation attentive suffit. Faites remarquer à une personne affligée de zézaiement que lorsqu'elle prononce s, z, elle met la pointe de la langue entre les dents, et dites-lui que, pour bien prononcer, il faut la placer en bas des incisives infé- rieures : si votre interlocuteur est intelligent, il réus- sira du premier coup. Et peut-être a-t-il fait de vains efforts pendant des années pour trouver la position exacte de la langue : il y en a une bonne, et une seule : encore fallait-il la connaître.

Le « guide-langue » est un petit appareil très simple, formé d'un fil de fer recourbé de façon spé- ciale et qui s'adapte sur un manche -. La forme du

1. Zùnd-Burguet, Défauts de prononciation et anomalies de la den- tition, Paris, 1903.

2. On en trouve la description et la figure dans un article de

112 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

fil métallique est calculée de telle façon que, placé dans la bouche, l'instrument oblige la langue à prendre la position nécessaire pour émettre coi recte- ment s ou z : c'est la bonne prononciation forcée. L'appareil, tourné de 180 degrés, produit le même résultat pour la prononciation de ch et 7. Il est fâcheux que les phonéticiens expérimentaux n'aient pas vul- garisé ce petit instrument, qne chacun pourrait faci- lement confectionner, avec un peu d'attention : il permettrait aux innombrables victimes du zézaioment et du chuintement de se guérir elles-mêmes de ces désagréables défauts.

La correction du bégaiement est incomparablement plus longue et plus difficile. Il est dû, en effet, à une double cause, respiratoire et nerveuse. On bégaie parce qu'on ne sait pas respirer en parlant; on l»égaie aussi parce qu'on s'énerve, parce que la parole ne va pas aussi vite que la pensée. Il faut apprendre au sujet à respirer en parlant, à prononcer lentement les mots, puis les phrases : éducation patiente ei déli- cate, dans laquelle la volonté du bègue constitue un facteur important.

La phonétique expérimentale a également des con- seils à donner aux chanteurs, moins pour leur apprendre à respirer les bons maîtres de chant s'en chargent que pour leur enseigner la différence entre les voyelles parlées et les voyelles chantées. Pour donner le même timbre à la voyelle, on ne doit

M. Rousselot, Historique des applications pratiques de la phonétique expérimentale^ pp. 13-14 de l'article {La Parole, 1899).

L'ANALYSE DES SOiNS 113

pas chanter un o, par exemple, comme on le prononce dans la conversation. Souvent les chanteurs obéissent inconsciemment à cette loi : mais lorsqu'ils la mécon- naissent — le cas est fréquent ils dénaturent le timbre des sons pour le grand déplaisir de l'oreille. Après s'être instruite à l'école du chirurgien et du physiologiste, après avoir demandé au physicien de nouveaux instruments de travail et au mathématicien des formules pour analyser les courbes vibratoires de la parole, la linguistique contemporaine, si féconde en surprises, vient ainsi, par un nouveau paradoxe non moins imprévu, mais tout aussi justifié , donner à l'art antique du chant les conseils de sa jeune expérience.

A . Dauzat. Langue français© d'aujourd'hui.

CHAPITRE II

Le vêtement de la langue : La question de l'orthographe.

La question de l'orthographe, à l'heure actuelle, se pose un peu partout, en Europe et en Amérique, avec une acuité différente. Elle a ses causes historiques, qu'il importe avant tout de dégager, afin de pouvoir envisager le problème sous son véritable aspect. Si Ton ignore l'histoire de la langue, il est impossible de ne pas commettre de lourdes erreurs d'argumentation. Aussi la réforme de l'orthographe sur laquelle chacun a voulu dire son mot, en raisonnant souvent à contresens est-elle une des questions qui ont fait dire et écrire le plus de sottises. Et cela, parce que la plupart des écrivains s'obstinent à méconnaître l'évolution des langues, et à attacher une importance exagérée à la graphie ^ L'orthographe, pure conven-

1. On n'y attachait jadis aucune importance. C'est seulement depuis la Restauration que l'orthographe devint un des signes conventionnels d'une bonne éducation. Victor Hugo est un des premiers écrivains qui ont eu souci d'écrire les mots comme le veut le dictionnaire. Sainte-Beuve renchérissait encore en décla- rant que « l'orthographe, c'est le nécessaire pour quiconque écrit ». La superstition de l'orthographe atteignit son apogée vers la fin du second Empire.

116 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

tion, n'est que le vêtement extérieur des niots : elle est au langage ce que riiabillement est au corps.

A Tépoque variable suivant les pays les langues modernes ont commencé à prendre con- science d'elles-mêmes et à acquérir le droit à l'écri- ture, les premiers scribes se sont efforcés d'em})loyer une orthographe phonétique, c'est-à-dire de rendre chaque son par une lettre et de n'employer qu'une lettre pour un son. A mesure que les langues évo- luaient, l'orthographe se modifiait également, jus- qu'au jour vinrent les premiers grammairiens, qui, ignorant les évolutions linguistiques, prétendi- rent arrêter des règles immuables et fixer le langage, sous prétexte que de grands écrivains avaient écrit des œuvres remarquables dans une langue « défini- tive ». Mais les lois du langage n'obéissent pas à la férule des grammairiens. L'évolution continua, landis que l'orthographe restait inchangée. D'où aujour- d'hui un écart souvent énorme entre le langtige et l'écriture qui le transcrit. Et non seulement la gra- phie de chaque langue est éminemment archaïque, mais encore elle est émaillée -de fantaisies burles- ques, fausses pierres serties par le caprice trompeur des grammairiens.

Telle est l'histoire de toutes les orthographes. Une situation spéciale est faite au grec moderne : là, c'est la langue elle-même qui est torturée, dénature par l'écriture. M. Psichari, M. Pallis ont montré l'impor- tance capitale pour la Grèce d'une réforme liiiguis-

LE VÊTEMENT DE LA LANGUE. L'ORTHOGRAPHE 117

tique, dont la question orthographique ne constitue que l'un des aspects.

La France est, avec FAngleterre, la nation occiden- tale la plus mal partagée sous le rappport de l'ortho- ^phe. C'est d'autant plus fâcheux que le français et Tangiais sont deux langues claires et simples, douées d'une grande force de diffusion. Malheureusement leur graphie ne peut que nuire à leur expansion. Qui s'en étonnerait, si l'on songe que l'orthographe fran- çaise correspond à peu près, dans son ensemble, à la prononciation de la langue aux environs du xiii"' siècle. Joinville écrivait, exactement comme nous l'écrivons : « Il vint à moi et me tint ses deux mains »... à part « deus » au lieu de « deux » *. Seulement il pronon- çait comme il écrivait et disait, en faisant sonner à peu près toutes les lettres, consonnes et diphton- gues : « // vinnt a moï é me linnt séss déouss maïnns '. tandis que nous prononçons : il vint a moua é me tin se deu min. Au témoignage de l'écriture, la langue n'aurait pas changé : en réalité, quelle métamorphose

1. Encore n'est-ce pas un progrès, mais une pure bizarrerie dont je donne plus loin l'explication. Les projets de tous les réformistes nous proposent justement de revenir pour ce mot à l'orthographe de Joinville.

2. Ne voulant pas employer une notation phonétique qui ne serait pas comprise par beaucoup de lecteurs, je ne puis donner qu'une idée approximative de la prononciation à l'époque de Joinville. C'étaient nos ancêtres qui étaient logiques en pronon- çant toutes les lettres. La langue possédait alors Vi nasal (qui existe encore dans les patois du midi) et que le français trans- forma plus tard en in (voyelle nasale de è). L'u se prononçait ou dans les diphtongues, comme dans l'orthographe actuelle des félibres.

118 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

SOUS des apparences graphiques identiques 1 Depuis l'époque de Joinville, on n'a guère introduit que deux réformes importantes dans récriture : le change nent de oi en a/ dans monnaie, etc., et la suppression de Vs de besfe, teste, qui, opérée , dans l'écriture au XVIII'' siècle, était effective dans la langue depuis six cents ansl Les réformes orthographiques, on le voit, se sont toujours accomplies chez nous avec Une sage lenteur I En revanche, les « grands rhétori- queurs » ont greffé sur la langue de nombreuses let- tres parasites qui existent encore : changeant par exemple lais en legs, pois en poids, sur la foi de fausses étymologies * ; restituant à doit devenu doigt le g de digitum qui avait déjà disparu dans le latin vulgaire à l'époque la langue des Romains péné- tra en Gaule.

Comme le français, l'anglais a eu la double nale- chance d'évoluer très rapidement au point de vue phonétique, et de voir son orthographe à peu près fixée il y a cinq ou six siècles, lorsque Chaucer fut proclamé « classique ». L'abîme qui sépare aujour- d'hui la prononciation et la graphie ne paraît pas effrayer beaucoup la grande majorité des Anf lais, qui sont fort conservateurs et traditionnalistes. La réforme paraît encore moins probable qu'en Frrnce. Si elle s'opère, ce sera plutôt en Amérique; et pour- tant, même dans ce pays d'initiative, elle rencontre de vives résistances. L'échec complet de la réfc rme

1. Voir l'explication de ces mots, p. 137.

LE VÊTEMENT DE LA LANGUE- L'ORTHOGRAPHE 119

orthographique tentée en 1906, sous le patronage actif de M. Roosevelt, l'un des présidents les plus populaires qu'aient eus les États-Unis, est particuliè- rement symptomatique à cet égard.

L'espagnol et lallemand n'ont pas eu leur graphie fixée avant le xvi« siècle l'époque de Cervantes et de Luther. L'évolution phonétique de ces deux lan- gues est d'ailleurs assez lente, ce qui leur assure à l'heure actuelle une orthographe relativement satis- faisante. Souhaitons à 1' Académie de Madrid, qui prétend être la gardienne de la langue, de se montrer moins rebelle aux réformes que l'Académie française *. Quant à l'orthographe allemande, elle a été plusieurs fois améliorée : il y a une vingtaine d'années, notam- ment, on aémondétouteune frondaison exubérante et inutile d'/z et de lettres doubles. Les réformes ortho- graphiques sont plus faciles à effectuer dans les lan- gues où le besoin s'en fait le moins sentir : moins l'écart est grand entre la prononciation et la graphie, plus les modifications à apporter sont légères et sus- ceptibles, par suite, d'être acceptées facilement par le public.

Les Italiens, qui peuvent lire sans apprentissage des écrivains de la fin du xiii^ siècle, comme Dante, connaissent peu les inconvénients d'une mauvaise

1. En Portugal, l'Académie de Lisbonne s'est refusée à toute réforme, mais de nombreux écrivains et de grands journaux emploient déjà l'orthographe simplifiée. L'Académie brésilienne vient d'adopter une réforme analogue {Le Réformiste, 15 avril 1908). Une réforme orthographique a été effectuée dernièrement en Norvège avec facilité et a donné de bons résultats.

120 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

orthographe. Leur langue, encore si voisine du latin, n'a évolué que fort lentement à travers les siècles.

Les écoliers français ou anglais sont donc dans un état d'infériorité manifeste vis-à-vis de leurs voisins; tandis qu'ils passent des années à s'assimiler une orthographe burlesque, ceux-ci prennent de l'avance sur eux, en cultivant des connaissances rationnelles, qui meublent utilement le cerveau et développent l'intelligence : sciences, histoire, géographie, lan- gues vivantes.

Il serait à souhaiter qu'on débarrassât le plus tôt possible nos écoles de ce cauchemar, et il faut savoir gré aux hommes éducateurs, hommes de lettres ou linguistes qui ont appelé l'attention sur la ques- tion, en ont montré l'importance, et ont lutté el lut- tent encore contre la cacographie actuelle.

Une mauvaise graphie est en outre pernicieuse pour la langue elle-même. A notre époque J)eau- coup de mots s'apprennent et se transmettent par la voie du livre et du journal, les tares de l'orthographe contamineront fatalement la prononciation, en pro- duisant par une inévitable réaction des altérations, des confusions regrettables. Passe encore lorsqu'on défigure ainsi des mots étrangers importés comme néologismes ^ : mais que penser d'une orthographe

i. Ci-dessus, pp. 77-78.

LE VÊTEMENT DE LA LANGUE. L'ORTHOGRAPHE 121

qui finit par dénaturer sa propre langue, vêtement imprégné de germes morbides qui communique des maladies à un organisme sain?

On se met, par exemple, à prononcer des con- sonnes finales ou préfinales qui, les unes n'avaient jamais eu d'existence phonique, les autres étaient oralement tombées depuis des siècles : on ressuscite des morts du moyen âge, on donne une vie factice à des ombres grammaticales. Faut-il songer à l'in- fluence des Méridionaux? Je n'y crois pas, devant l'intensité du phénomène dans la région parisienne, l'on est bien plus porté à ridiculiser la prononcia- tion des Méridionaux qu'à l'imiter. Il ne faut voir qu'un excès de scrupule orthographique, l'intention de prononcer les mots comme ils s'écrivent*, alors que l'écriture n'est qu'une transcription de la parole. Mais la prononciation semble aujourd'hui de bien peu d'importance pour le public demi-lettré, tant la forme orthographique a de prestige à ses yeux ^ : ei chacun se demande chaque jour avec angoisse s'il ne commet pas de gros péchés de lèse-grammaire en négligeant, dans sa parole, quelqu'une de ces lettres augustes qui font le plus bel ornement de nos mots.

Nos ancêtres avaient changé lais en legs^ mais ils

1. L'intention, au fond, est bonne en soi, et les mots devraient en effet se prononcer comme ils s'écrivent s'ils s'écrivaient comme ils se prononcent. Le bon sens populaire lui-même, on le voit, prononce ainsi la condamnation de notre orthographe.

2. En voici peut-être une raison : c'est que l'orthographe de la langue est fixe et unique dans toutes les publications imprimées l'exception des rares organes réformistes) : au contraire, la prononciation varie d'un individu à Tautre, surtout à Paris.

122 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

continuaient à dire le : de nos jours, lèg est courant; certains même commencent à faire sonner Vs final! On a longtemps écrit respect en prononçant respè : aujourd'hui le respèque, ridiculisé par Daudet, n'est plus propre à Tarascon et s'est insinué à Paris. Dom- peter commence à sévir ^ Combien de gens, dans toute la France du Nord, font entendre le t final de août^ et de juillets C'est au point que j'ai vu des hommes du peuple écrire Juillet te. Cette fois, c'était un choc en retour de la prononciation sur 1 ortho- graphe. Il reste fort peu de puristes aujourd'hui pour dire 6m {but).

Dans les noms propres, c'est pis encore. A Paris surtout, il devient de bon ton de faire sonner toutes les lettres. Parfois, c'est pour éviter une homonymie fâcheuse; souvent, c'est par pur pédantisme, généra- lement inconscient. Si vous allez voir quelqu'un qui s'appelle Poux ou Choux ayez bien soin de dire Monsieur Pouks ou Monsieur Chouks^ sinon vous ris- querez fort de le froisser. Les Arnould se font appeler ^rno«/c/e (autrefois : Arnou), Gounod ôeYieni Gounode (comme tous les noms propres od ^ pro- noncés ô dans l'Est, leur pays d'origine) ; le z final dans les noms les plus français résonne comme si l'on dénommait le plus espagnol des caballeros ^, et

1. Le p, dans l'histoire de ce mot, n'a jamais eu d'existence verbale : le latin domitare a donné directement le vieux français douter.

2. Il est vraisemblable que l'abondance, de plus en plus grande, des noms propres étrangers, dans lesquels on prononce les finales, a contribué à produire ce phénomène.

LE VÊTEMENT DE LA LANGUE. L'ORTHOGRAPHE 123

tel qui dira vouzavé = vous avez, prononce Lepèze dès qu'il s'agit de M. Lepez^ parce qu'il a vu une majuscule. Je me rappelle encore l'étonnement des Charlrains au procès Brierre, en entendant le défen- seur de l'inculpé, Comby, prononcer comme le faisaient tous les Parisiens M™® Desstass (Destas) K Et cependant, pour la même orthographe « des tas », on dit ta. Personne, à Paris, n'avait fait évidemment ce rapprochement.

La conservation de graphies archaïques fait res- susciter de nos jours des prononciations disparues depuis longtemps. L'a d'août était tombé dès l'époque de La Fontaine ^ : certains le prononcent aujourd'hui ^ Dans quelques provinces, on a con- servé la prononciation correcte de Noël en disant nouai (en une syllabe comme pouale = poêle (f.), mot dont l'histoire phonétique est analogue *) : pour le premier mot, on est revenu, en bon français, à la prononciation du xir siècle, le jour un grammai- rien a eu la fantaisie de surmonter l'e d'un tréma.

1. Sœur du condamné.

2. Voyez notamment La Cigale et la Fourmi :

Je vous rendrai, lui dit-elle, Avant ïoût, foi d'animal. Intérêt et principal.

3. Ce malheureux mot a ainsi aujourd'hui quatre prononcia- tions différentes : aoutt, aou, outt, ou. La dernière est seule pho- nétiquement correcte, tout en donnant moins d'invidualité au mot.

4. Le latin patella a donné en vieux français paele puis poêle, tout comme natalem (s. e. diem), devenu parallèlement nael, puis noel.

124 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

Défigurons nos mots : cela n'a aucune importance, du moment que nous sacrifions un tréma !

Des confusions sont dues également à l ortho- graphe. Après le g, Vu garde tantôt sa valeur comme dans aiguille^ et tantôt ne se prononce pas, comme dans anguille. Cette « chinoiserie » fait le plus grand désespoir des étrangers. Que nos voisins se consolent : les Français s'y trompent eux-mêmes. Ainsi on devrait dire aiguiser (comme aigu^ aiguille) : néanmoins la prononciation contraire, sans u (comme anguille)^ se généralise déplus en plus. Combien disent encore « le duc de Gû-ise »?

Autre phénomène dans gageure, dont l'orthographe est une véritable... gageure! La prononciation tradi- tionnelle est gajure (ancien français gajeùre. avec l'hiatus). Mais que de gens s'y trompent et disent gajeure ! Plutôt que d'accepter l'orthographe gajure, qui dissiperait toute équivoque, l'Académie préfère voir s'acclimater la mauvaise prononciation, à laquelle elle ne trouve aucun inconvénient. L'orthographe est sacrée à ses yeux : la langue, sa pureté, son histoire ne compteraient-elles donc pas?

L'orthographe fait disparaître aussi certaines pro- nonciations traditionnelles qui avaient leur i itérêt historique et phonétique. Tout en écrivant Chciseul, les vieux Parisiens prononcent Choiseuil : i'moi- gnage précieux pour l'histoire du suffixe iôlu en français.

Dans l'ancienne langue, l'e placé avant l'accent et suivi d'une seule consonne était toujours muet : on

LE VÊTEMENT DE LA LANGUE. L'ORTHOGRAPHE 125

disait réduire, sévère, et non réduire, sévère^. L'in- troduction, à partir de la Renaissance, de nombreux néologismes savants, tout e latin fut prononcé e, bouleversa cette loi phonique. Les e reçurent Taccent aigu à tort et à travers et... la prononciation suivit. Aujourd'hui la tendance se généralise de plus en plus, et nous entendons dire couramment brevet, me- ringue, etc.

La prononciation des consonnes doubles, inconnue dans le peuple ^, est plus récente et ne remonte pas à un siècle. On a épilogue, au moment s'agitait la question de l'orthographe, sur les cas l'on fait sonner ou non les deux consonnes. On ne devrait les faire sonner dans aucun cas. Les consonnes doubles se sont simplifiées dans le gallo-roman il y a dix siè- cles. En les restituant dans la parole, nous allons contre le génie de la langue, et pour vouloir subir trop docilement le joug de l'orthographe, nous créons une prononciation artificielle, pédante, qui n'est pas française.

On a pu croire, il y a quelque temps, que la réforme

orthographique, si désirable, allait enfin s'accomplir.

Depuis de longues années, les protestations étaient

1. A la Comédie-Française on prononce encore désir {(Tzir).

2. Je ne connais qu'un cas tout différent le peuple de la région parisienne prononce une consonne double, formée par la réunion de la consonne finale d'un mot et l'initiale du mot suivant : c'est il l'a, qui, coupé i ll'a (le peuple disant i vient), donne par analogie je ll'ai, tu ll'as, etc.

126 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

unanimes contre les chinoiseries artificielles, inven- tées de toutes pièces par des grammairiens ingi nieux, et qui n'avaient que des rapports fort lointains avec la syntaxe. Il y a quinze ans à peine, les écrivains se moquaient volontiers des règles grammaticales. M. Anatole France affectait pour rorthograi)he un beau dédain de gentilhomme du Grand Siècle : il répétait que c'était aux protes à corriger les fautes de la copie; il ne s'abaissait pas pour lui, à une besogne de typographe... Les temps sont aujourd'hui bien changés, et les écrivains de la nouvelle école, qui se sont faits les champions de l'idolâtrie ortho- graphique, en remontreraient, sous le rapport du pédantisme, aux grammairiens les plus « vieux jeu ».

Un premier coup de hache fut cependant donné dans le maquis de l'orthographe par l'arrùlé du 26 février 1901, à M. Leygues, alors ministre de rinstruction publique. En instituant des « tolérances » dans les examens pour un grand nombre de « règles » reconnues artificielles et fantaisistes, l'arrêté portait un coup mortel à de nombreux illogismes qui fai- saient le désespoir des écoliers et absorbaient le meilleur de leur temps au détriment d'une étude rationnelle du français ^ .

Et pourtant on avait vu mieux encore trente ans

1. L'arrêté touche en deux ou trois points à la syntaxe pro- fonde de la langue, et il se montre très hardi bien plus que le rapport Paul Meyer en autorisant, par exemple, il faudrait qu'il vienne (Cf. ci-dessus, p. 46). 11 consacre encore inconsciem- ment quelques archaïsmes, devenus complètement hors < l'usage, comme « une lettre franche de port », locution qui est tt ut bon-

LE VÊTEMENT DE LA LAlilGUE. L'ORTHOGRAPHE 127

plus tôt! A l'heure la majorité des écrivains s'ef- forcent de réhabiliter le culte de Torthographe, il n'est pas inutile de rappeler quelle fut jadis sa tyrannie et combien elle était belle sous FEmpire.

J'ai retrouvé une vieille « grammaire syntaxique », qui était destinée aux instituteurs, et qui eut beau- coup de succès voici une quarantaine d'années. Elle est bien amusante à feuilleter aujourd'hui, car elle date d'une époque l'on avait, non pas même le respect, mais la superstition de l'orthographe. Chaque auteur s'ingéniait à raffiner sur les règles ces fameuses règles tant vénérées, qu'aujourd'hui nous traitons irrévérencieusement de « chinoiseries », et renchérissait à plaisir en distinguo^ en complica- tions, en subtilités grammaticales.

On frémit en pensant que les instituteurs de 1865 avaient pour mission de faire ingurgiter à nos pères les 360 pages indigestes de ce volume, bourré de pré- ceptes et de citations. L'auteur, un ancien directeur d'École normale, Adrien Guerrier de Haupt, était d'ailleurs un homme intelligent; mais il ne pouvait échapper à la mentalité qui dominait dans les milieux universitaires de l'époque.

n avait eu l'idée judicieuse d'extraire les règles syntaxiques des œuvres de nos grands écrivains clas-

nement, aujourd'hui, du vieux français. Les grammairiens, qui se copient les uns les autres, ne s'occupent guère de ce qui se passe autour d'eux : mais peut-on oublier qu'il existe des timbres-poste depuis soixante ans! (Cf. Remy de Gourmont, Le problème du style, pp. 244 et suiv., l'auteur a signalé quelques imperfec- tions de l'arrêté).

128 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

siques. Mais au lieu de reconnaître que ceux-ci atta- chaient fort peu d'importance à l'orthographe, et mettaient ou supprimaient souvent les s au petit bonheur, il s'ingéniait à trouver les motifs imagi- naires de différences dues au hasard, les auteurs n'avaient pas vu malice.

L'emploi de la négation ne, entre autres, lui avait mis l'esprit à la torture. Il n'a pas établi moins de neuf « règles » et dix « exceptions », du genre de celle-ci : « après douter on emploie /ze, à moins qu'on n'exprime une vérité éternelle ». Et voilà ce qu'on appelait de la syntaxe en 1865!

Nous avons tous appris la règle à'amour masculin au singulier et féminin au pluriel. En 1865, c'était beaucoup plus compliqué. Je cite textuellement le passage en vaut la peine :

« Amour, dans son acception la plus générale, est masculin tant au singulier qu'au pluriel. Désignant la passion d'un sexe pour l'autre, il est du masculin au singulier et du féminin au pluriel... Il est du fémi- nin au singulier, lorsqu'il désigne l'affectiori d'une personne pour une autre... Il est masculin au pluriel, lorsqu'il est pris dans le sens de passion. »

On se demande comment les pauvres écoliers pou- vaient se retrouver dans cet inextricable labyrinthe. Si les grammairiens d'alors avaient connu un peu l'histoire de notre langue, ils auraient simplement rappelé qu'amour avait été primitivement féminin, et que, après une assez longue période de flottement, le genre masculin l'avait peu à peu emporté. Hais on

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avait encore le préjugé de l'immobilité du langage : on ne se doutait pas qu'il pût évoluer; et les contem- porains de Napoléon III s'imaginaient de bonne foi parler une langue identique à celle de Racine.

Quant aux pluriels des noms propres, c'était un véritable poème de subtilités. On disait deux Télé- maque, sans s, parce que c'est le nom de l'œuvre, et : deux Fénelons, avec s, parce que c'est le nom de l'au- teur. Encore dans ce dernier cas faut-il supprimer l's si les deux exemplaires ne sont pas de la même édition! Après cette chinoiserie-là, je crois qu'on peut tirer l'échelle.

Et voilà comment, en croyant faire de la syntaxe, on se complaisait dans un byzantinisme orthogra- phique, absolument stérile, et sans rapport avec l'or- ganisme vivant de la langue.

Si la réforme de M. Leygues, en 1901 fut acceptée sans trop de protestations, il en alla autrement lorsque M. Chaumié, voulant continuer et généraliser l'œuvre de son prédécesseur, nomma, en 1904, une commis- sion pour la réforme de l'orthographe, qui comptait parmi ses membres les romanistes français les plus distingués, tels que MM. Paul Meyer et Antoine Thomas *.

Le projet très remarquable, élaboré par le rappor-

1. Elle comprenait aussi, toutefois, quelques membres d'une compétence plus discutable.

A. Dauzàt. Langue française d'aujourd'hui. ' 9

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teur, M. Paul Meyer, fut alors soumis à FAc; demie française. Ici apparaît une erreur de tactique qii con- tribua pour une grande part à l'échec de la réforme. L'Académie n'avait pas été consultée à propos de la réforme de 1901 ; elle avait été tenue à l'écart lors de la nomination de la commission, qui opéra en dehors d'elle avec assez de mystère. Cette compagnie qui se croit à tort ou à raison la gardienne de la langue, se froissa de ce qu'elle considérait comme un manque d'égards à son endroit, et riposta en rejetant la plu- part des conclusions de la commission, à pari quel- ques concessions de détail. Certes l'Académi 3 fran- çaise n'a pas une compétence suffisante pour régler à elle seule, à l'heure actuelle, des questions qui tou- chent à la linguistique : depuis la mort de (iaston Paris, aucun de ses membres ne peut se vanler de connaître scientifiquement l'histoire de la langue française. C'est donc bien à la Sorbonne et non à l'Académie, aux linguistes et non aux hommes de lettres qu'il appartient de tracer le programme de la réforme orthographique. Il ne faut pas oublier cepen- dant que l'Académie représente, même à l'heure actuelle, une puissance morale et littéraire considé- rable, et qu'il était imprudent, de la part des réfor- mateurs, de se l'aliéner. Aux yeux de beaucoup de Français de la majorité peut-être elle reste la a gardienne de la langue» : préjugé si l'on veui, mais c'est un fait avec lequel il faut compter. On a eu tort de ne pas y songer ou d'y songer trop tard. Pour mettre d'accord l'Académie et la commission

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ministérielle, M. Briand, alors ministre de l'Instruc- tion publique, chargea un autre romaniste, M. Brunot, professeur à la Faculté des lettres de Paris, d'éla- borer un projet transactionnel, qui, dans la pensée de tous, devait avoir une sanction. Il est fâcheux que la [campagne, généralement injuste et violente, qui fut menée contre la réforme, pourtant si judicieuse et si modérée, préconisée par M. Brunot, ait fait revenir M. Briand à d'autres sentiments.

Après la lecture du rapport de M. Bi'unot, le Ministre avait vivement félicité l'éminent philologue, en promettant de saisir prochainement de ses conclu- sions le Conseil supérieur de Tlnstruction publique. Mais les sessions du Conseil supérieur se sont succédé, sans qu'il ail jamais été question de discuter le projet, enterré ont dit ses adversaires « avec élé- gance ».

La réforme, pour le moment, a donc échoué. Mais du moins elle n'a pas été condamnée publiquement et ne pouvait pas l'être : les objections de ses adver- saires étaient si faibles! Le détour qui a été pris prouve, mieux encore que les meilleurs arguments, le bien fondé et l'opportunité de la réforme.

Cet avortement est d'autant plus regrettable que le projet, dans sa partie technique, avait été élaboré avec compétence et consciencieusement mis au point. Le rapport de M. Brunot, qui a été publié, n'était rien moins que révolutionnaire part une ou deux réserves de détail). Fort sagement, son auteur était resté un peu en deçà des conclusions de M. Paul Meyer, pour

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ne pas eflFaroucher Fopinion, et avait borné son oeuvre à sarcler les mauvaises herbes de notre orthographe, sans chercher à faire du phonétisme (simplification des lettres doubles, suppression des lettres para- sites, des chinoiseries syntactiques qui re-taient encore, etc.).

Malheureusement, comme je le montrerai plus loin, la manière d'appliquer la réforme que prcposait M. Brunot, était défectueuse, et devait soulever de légitimes protestations.

Une partie tout au moins du public est, à 1 heure actuelle, beaucoup mieux préparée à la réforiiie que vingt ans auparavant. On n'a pas assez ren arqué l'attitude prise dans ce débat par lesinstituteur<, dgnt le concours était précieux, puisque ce sont eux qui enseignent aux enfants à écrire leur langue. Jadis ridée seule d'une telle réforme scandalisait les vieux maîtres, qui avaient divinisé l'orthographe : ils la plaçaient sur un piédestal si haut qu'il leur semblait sacrilège de toucher à leur idole. C'était répo({ue la dictée constituait à elle seule près de la moitié de l'enseignement primaire et l'on s'imaginait encore qu'apprendre l'orthographe c'était apprendre le fran- çais.

Aujourd'hui l'opinion du corps enseignant esi com- plètement retournée : toutes les revues pédago;(iques des instituteurs à de rares exceptions près ont

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vigoureusement rompu des lances en faveur de la réforme ; de nombreuses Amicales ont émis des vœux dans ce sens. Mieux avertis et plus instruits que leurs devanciers, les maîtres ont compris l'intérêt intellec- tuel et démocratique de la question de Torthographe, qui a une importance pédagogique considérable. Ils savent, mieux que personne, le temps perdu par les écoliers pour apprendre les complications d'une graphie illogique : car, parmi ses « règles », les unes sont purement arbitraires et dues à des caprices de grammairiens ; les autres reposent sur des évolutions anciennes, et ont leur explication dans l'histoire de la langue, dont les écoliers ne possèdent aucune notion. L'apprentissage, si long et si laborieux, de notre orthographe, constitue donc une gymnastique de mémoire absolument stérile, qui empêche de développer d'autres connaissances plus utiles, et qui ne contribue même pas puisqu'elle est illogique à former l'esprit.

Par contre, une évolution" en sens inverse s'était produite chez une grande partie des écrivains. Ceux- ci, à vrai dire, passent encore condamnation sur la suppression des dernières « chinoiseries » pseudo- syntactiques. Mais leurs attaques deviennent vives, c'est lorsqu'il s'agit de modifier l'orthographe de certains pluriels, et surtout des « mots d'usage ». Ils accusent les réformateurs d'altérer la physionomie des mots, de vouloir défigurer le français.

On n'a pas compris l'esprit de la réforme. Et cer- taines critiques portent tellement à Çaux qu'on se

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demande si leurs auteurs ont lu même les conclusions des rapports incriminés.

Les adversaires de la réforme ont protesté au nom de la tradition linguistique et de Tétymologie. Singulière prétention de la part de littérateurs qui ignorent le premier mot de la phonétique et de la science étymologique! Le même homme qui s'esti- merait ridicule de vouloir en remontrer à un chimiste ou à un physicien sur les matières de sa spt'cialité, croit de bonne foi parce qu'il se rappelle q lelques mots de latin résoudre d'intuition, d'inspiration, des problèmes linguistiques depuis longtemps élu- cidés par les savants. M. Paul Adam n'a-l-il pas écrit gravement que si hominem est devenu homme^ c'est « sans doute » parce que les scribes ont con- fondu, avec un m les jambages de 1'/ et de Vn î C'est ainsi que jadis Ménage tirait haricot de faha, en déclarant qu'on avait dire fabaricus, puis fahari- cotus, aricotus et haricot. Ce qui était excusable du temps de Ménage ne l'est plus aujourd'hui : personne ne devrait ignorer qu'il existe une science linguis- tique, et que les lois de la phonétique ont la même rigueur et la même certitude que les lois de la phy- sique ou de la chimie.

Les philologues, en linguistique, sont éminemment conservateurs. Qui donc, plus qu'eux, aurait le souci et le respect d'une tradition dont ils connaissent,

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jusque dans ses secrets, révolution et la raison d'être? L'orthographe moderne et traditionnaliste des mots ne présente-t-elle pas à leurs yeux, en réduction, tout le mécanisme merveilleux et délicat de la transforma- tion régulière et progressive des sons, depuis le latin vulgaire jusqu'au français du xx^ siècle? Pour qui la physionomie graphique des mots serait-elle évoca- trice, sinon pour eux, aux yeux de qui elle a une signification autrement précise et précieuse que pour les littérateurs?

Les romanistes, nous proposer une orthographe phonétique? On peut être rassuré à cet égard. L'orthographe phonétique existe (il y a même plu- sieurs systèmes) ; elle est usitée dans les travaux linguistiques, auxquels elle est absolument nécessaire pour la transcription précise des sons, comme les formules chimiques pour la nomenclature scienti- fique des corps. Mais jamais on ne la proposera à Tusage courant, pour bien des motifs, dont deux seuls sont dirimants : elle est infiniment trop com- plexe, ne fût-ce qu'au point de vue typographique, et, par sa définition même, elle varie, comme les sons qu'elle représente, d'un individu à l'autre.

La réforme orthographique qui avait été élaborée, avait tout au contraire pour but on ne l'a pas assez répété de respecter la tradition linguistique et de la restaurer elle a été altérée. On voulait débarrasser les mots des vêtements d'arlequin dont la Renaissance qui croyait, de bonne foi, habiller le français à la mode grecque et latine les affubla

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à tort et à travers. Parce qu'au ^^vi® siècle des gram- mairiens mal informés, sur la foi de fausses étymolo- gies ou d'analogies mal interprétées, se sont auda- cieusement livrés sur les mots français aux opérations chirurgicales les plus extravagantes, scalpant ceux-ci, amputant ceux-là, pour leur ajouter un faux nez ou un membre postiche, doit-on éternel] ament respecter des fantaisies barbares, et conserver des monstres historiques et linguistiques? Quaiid les écrivains invoquent la tradition, ils ne songent cu'aux trois derniers siècles : la tradition plus que millé- naire, qui relie Tépoque gallo-romaine à la Renais- sance, n'est pourtant pas une quantité négligeable. D'ailleurs pour être respectable et respectée, la tra- dition doit être rationnelle, et non point basée sur des caprices individuels qu'étayaient de grossières erreurs.

La réforme proposée simplifiait, par exemple, les consonnes doubles. Les consonnes doubles du latin se sont toutes unifiées en Gaule dès le vu® sièc'e. Le moyen âge ne les a donc pas connues. La Rc nais- sance, en souvenir du latin, a redoublé, au petil bon- heur, certaines lettres dans l'orthographe de cer- tains mots : tandis qu'on gardait achète, on chargeait jète en jette en face de Jetons; on conservait chiriot, tout en redoublant Vr de charron, charrette etc. Mais l'ancienne prononciation traditionnelle a pe sisté jusqu'à notre époque, Ton s'est mis, dans cer- tains milieux, à faire sonner les lettres doubles sous l'influence de l'écriture : habitude fâcheuse, à

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laquelle un changement orthographique couperait court.

Le remplacement par s de Vx des pluriels et de certaines finales (faix, faux, etc.) n'était pas moins satisfaisant. L'origine de cet x est assez curieuse. Dans de nombreux manuscrits, vers la fin du moyen âge, Vx final était un signe graphique qui équivalait à Ms : on écrivait chevax tout en prononçant chevaus (au = aou). Plus tard, on perdit le sens de cette notation, et on garda l'a:; en rétablissant Vu. Tandis que l'ancien s était conservé dans certaines finales, Vx s'installait, au hasard, dans d'autres. Il n'y a aucune explication rationnelle, ni historique ni lin- guistique, du caprice qui a divisé en deux séries les mots en ow, et nous fait écrire des choux d'une part, des cous de l'autre. Il faudrait se féliciter de voir disparaître cet illogisme, suivant l'exemple que M. Clédat, doyen de la Faculté des lettres de Lyon, a donné depuis longtemps dans sa Revue de Philologie française.

Et les mots isolés? Si la présence du g est déplacée dans doigt, dont l'ancêtre digitum avait perdu son g dès le latin vulgaire, et se prononçait ditum lorsqu'il fut introduit dans les Gaules, que dire de legs et de poids que de maladroits étymologistes ont défigurés? Le premier était lais au moyen âge (substantif verbal de laisser : ce qu'on laisse en mou- rant). Par un de ces coups de baguette magique, dont les « grands rhétoriqueurs » avaient le secret, on l'a métamorphosé en legs, pour le rapprocher du

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latin legatum, avec lequel est-il besoin de le dire? il n'avait aucune accointance. Quant à poids, on lui fit présent de son c?, comme héritage tardif de pondus, dont on s'imagina qu'il était le descendant. Singulière époque les grammairiens dénaturaient les mots selon leurs fantaisies étymologiques! Or pondus avait disparu en latin vulgaire; et poids, écrit peis, puis pois au moyen âge, vient de pensum (participe passé substantivé de pendere : ce qui est pesé), comme l'italien joeso, et le provençal />es.

Il est temps de rendre à ces mots et à d'autres encore leur physionomie normale, et de les délivrer du martyre orthographique qui les a trop longtemps torturés. Sans doute, on pourra créer ainsi quelques nouveaux homonymes graphiques : mais du moment que ces mots, déjà homonymes à l'audition, ne sont pas sujets à confusion dans la langue parlée, pourquoi en serait-il autrement dans la langue écrite? A la rigueur, si l'on veut continuer à les différencier, on pourrait songer à des signes diacritiques, les accents par exemple, qui ort une valeur purement conventionnelle.

Les h et les y des mots savants seraient étyirologi- quement défendables si, ici encore, on n'était en présence de l'irrégularité la plus désordonnée. Du moment qu'on a renoncé à crystal, pourquoi con- server analyse, puisque la voyelle, dans les deux cas, représente un u grec? De même pour les groupes ph, th; et de plus, n'est-il pas illogique, somme toute, de représenter par deux lettres le o ou le 6? Nous

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n'avons plus les mêmes raisons que les Latins qui, par la notation ph^ th, entendaient figurer une aspi- ration qui existait dans leur prononciation. Depuis longtemps les Espagnols, les Italiens surtout se sont engagés dans cette voie *. Pourquoi ipnotico semble- t-il tout naturel, tandis q\ï ipnotique est déclaré barbare? Vérité en deçà des Alpes, erreur au delà!

Une objection, assez spécieuse de prime abord, mais qui ne résiste pas à Texamen et qui a fait sourire les romanistes a été présentée par Ber- thelot dans un article publié peu avant sa mort, et qui eut alors quelque retentissement^. Un savant comme Berthelot n'a eu garde de nier l'évolution des langues; mais, plus au courant des problèmes de la chimie que de l'histoire de la linguistique, il a lancé cet extraordinaire paradoxe : les philologues vou- draient précipiter l'évolution du français, et faire évoluer l'orthographe plus vite que la langue! C'est exactement le contraire qui est vrai. J'ai déjà eu l'occasion de montrer que les efforts des grammai- riens se sont toujours exercés dans un sens archaïque et conservateur. Quant à l'orthographe du français, à part l'adjonction de lettres parasites qui ne signifient rien, j'ai dit comment elle est restée figée, depuis le

1. Le portugais, au contraire, est resté, comme le français, fidèle à Vh. (Voir cependant ci-dessus, p. 119, n. 1.)

2. Revue des Deux Mondes, 25 février 1907.

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xiii*^ siècle, après que récriture eut consacré la vocalisation de / et le changement de ei en oi Deux seules modifications importantes ont été opérées depuis cette époque *. Point n'est besoin d'être grand clerc pour savoir qu'il s'est produit bien d autres phénomènes phonétiques dans la langue en l'fîspace de six siècles : leur simple énumération sons maire remplit une vingtaine de pages de la grammaire histo- rique de Darmesteter. Il est donc de toute évidence que l'orthographe actuelle est formidablement en retard sur l'évolution de la langue.

Un argument d'une nature toute différente a été aussi invoqué contre la réforme : « Vous allez rendre, dit-on, tous nos classiques illisibles pour les généra- tions futures! » Cette objection est enfantine, et repose sur une singulière ignorance. Ceux qui la présentent oublient simplement que nous habillons depuis longtemps Corneille, Racine, etc., à notre mode orthographique, et que demain on imprin:erait leurs œuvres avec l'orthographe réformée, bien plus voisine de la nôtre que celle de l'époque de Louis XIII : le texte en serait beaucoup moins défiguré por ce changement que lorsqu'on transcrit, par exeraple, sçauoient (avec l'ancien s d'imprimerie) en savaient. Cette belliqueuse levée de plumes des écrivains partis en guerre contre le projet si judicieux de M. Brunot, n'a pas laissé, au demeurant, d'être bien suggestive pour un psychologue. Elle nous a pr<nivé

1. Voir p. 118.

LE VÊTExMENT DE LA LANGUE. L'ORTHOGRAPHE 141

que les hommes de lettres sont avant tout des visuels, attachant une importance extrême aux moin- dres détails de la physionomie graphique des mots. Peut-on soutenir sérieusement, par exemple, avec M. Emile Blémont, qu'allure manquer sl... d'allure, si Ton supprime Tun des deux /*? Ce sont jeux d'esprit, comme lorsque Rimbaud, dans son sonnet fameux, attribuait une couleur spéciale à chacune de nos voyelles.

Et puis il faut bien le dire la réforme de l'orthographe froisse, inconsciemment peut-être, l'amour-propre du « gendelettre », son dilettantisme aristocratique, dédaigneux de la foule. N'y avait-il pas surtout, derrière toutes ces critiques si mal étalées, la petite vanité inavouée du mandarin des lettres, fier de posséder, jusque dans ses chinoiseries les plus mystérieuses, une science compliquée dont les « épiciers » ne connaissent pas les secrets? Va- t-il donc falloir avouer qu'on ne savait rien, ou que ce qu'on savait n'avait aucun intérêt et ne valait pas toute la peine prise pour l'apprendre? Il fut assez piquant, en vérité, de voir les hommes de lettres

1. Au contraire M. Remy de Gourmont a soutenu naguère avec raison qu'en améliorant l'orthographe des mots, on augmenterait leur beauté graphique {L'Esthétique de la langue française, V partie, ch. vi). Et Voltaire qui fut à son époque un réformateur de l'orthographe écrivait déjà dans le Dictionnaire philosophique ces phrases très justes : « Les plus belles langues, sans contredit, sont celles les mêmes syllabes portent toujours une prononciation uniforme. Telle est la langue italienne. Elle n'est point hérissée de lettres qu'on est obligé de supprimer dans la prononciation, ce qui est le grand vice de l'anglais et du français. Avons-nous oublié que V écriture est la peinture de la voix ? »

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prendre la défense du pédantisme contre les profes- seurs et les savants, qui soutenaient à la fois la cause de la linguistique et du bon sens.

I

Il est intéressant de rechercher les causes qui ont fait échouer le projet, lorsque tant de raisons miH- taient en faveur de la victoire.

Ce sont d'abord des erreurs de tactique de la part des promoteurs et des partisans de la réforme. I

La campagne a été mal conduite, ou, plus exacte- ment, elle n'a pas été dirigée du tout. Réformateurs et linguistes se sont presque tous murés dans leur tour d'ivoire. Ils n'ont pas jugé à propos, pour la plupart, d'exposer leur projet au public; ils ont dédaigné les objections de leurs adversaires. Pour n'avoir ni voulu, ni su se servir des journaux, ils ont eu une mauvaise presse. Les philologues parisiens se méfient fort du « quatrième pouvoir » : ils ont une horreur presque égale de l'interview et des journa- listes. C'est un tort : parce que la presse est souvent maladroite ou mal informée, ce n'est point une raison suffisante pour ne pas l'instruire sur les ques- tions qui ne peuvent se résoudre sans la collabora- tion de l'opinion publique. Il faut être de son temps, et savoir utiliser une force qui est l'auxiliaire indis- pensable du succès : si on ne l'a pas avec soi, au moins en partie, on risque fort delà voir se retourner contre soi dans son ensemble.

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Beaucoup de journaux auraient facilement com- battu pour une réforme dont il était aisé de com- prendre la portée démocratique, si les personnalités compétentes s'étaient donné la peine de les docu- menter et de les éclairer. Mais la campagne n'a pas été menée dans la grande presse : et on n'a pas cherché à la faire.

Au contraire, les adversaires ont admirablement manœuvré. J'ai dit les motifs de l'hostilité que la réforme a rencontrée parmi la plupart des gens de lettres, qui deviennent de plus en plus (l'épithète est à la mode et ne leur déplaît pas) des « gentilshommes de lettres ». Les littérateurs, qui disposent de nom- breuses revues, et qui ont aujourd'hui un pied sinon quatre dans tous les journaux, par diverses rubriques telles que nouvelles, feuilletons, cri- tique dramatique, courrier des théâtres, échos, etc., ont su jouer à merveille de leur influence et ont fait preuve d'une remarquable solidarité. Ils ont mobilisé toute la presse, et ont habilement étouffé sous le ridicule « bien parisien » les timides essais de résistance qui s'ébauchaient çà et là. Ce fut un mot d'ordre. On sait avec quelle rapidité les plaisanteries des échos et des « actualités » font le tour de la presse de tous les partis. La plupart des directeurs de journaux, qui s'orientent suivant le vent qui souffle, ont eu vite fait de ranger la réforme de l'orthograph© parmi les « faits du jour » ridicules, dignes de figurer dans les revues de music-hall entre les cochères et les chiens policiers.

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Par le beau tapage qu'ils ont mené, les littérateurs ont fait illusion sur l'état d'esprit de l'opinion publique. Ils ont eu cette grande force, en face d'adversaires passifs et dédaigneux, de r* péter à satiété des arguments faux, qui ont à peine été con- tredits, et qui parfois feraient croire à de la mauvaise foi, s'ils ne dénotaient une ignorance complète de la question*.

Alors qu'il s'agissait de discuter un projet bien précis, celui de M. Brunot, fondé essentiellement sur la régularisation (donc le respect) de la tradil ion éty- mologique, on s'est escrimé, pour combîittre la réforme, contre les théories des phonétistes les plus intransigeants, qui veulent (ou ont voulu) conformer exactement l'orthographe à la prononciation.

Bien mieux : on a fait semblant de croire (dans divers articles et brochures) que les linguistes vou- laient imposer au public la notation phonétique dont ils se servent depuis longtemps pour leurs travaux scientifiques ou pour faciliter l'apprentissage des

1. L'auteur d'un article déclarait par exemple qu'à la suite de la réforme orthographique, « tous les génies littéraires, de Cor- neille à Flaubert, seraient relégués dans le vieux français ». Croirait-il par hasard que nous imprimons Corneille av£ c l'ortho- graphe de son temps? Et plus loin, je relève cette phrese monu- mentale : « Une langue est un organisme vivant et naturel, dont les lois sont et resteront toujours en leur totalité, hors de l'obser- vation et de la direction humaine [direction, oui], sujette à de spontanées et inexplicables transformations. > On n'est jas obligé de connaître la philologie romane ni la phonétique expérimentale : mais du moins pourrait-on s'épargner le ridicule de vouloir tran- cher, sur un ton d'oracle, des questions dont on ignore 1 ; premier mot.

LE VÊTEMENT DE LA LANGUE- L'ORTHOGRAPHE 145

langues étrangères. Va-t-on avoir maintenant la pré- tention d'interdire aux savants de transcrire les langues suivant une notation scientifique, sans laquelle tous travaux de phonétique seraient impos- sibles?

Les partisans de la réforme, ont commis d'autres fautes.

Ils ne s'étaient pas mis d'accord sur un programme précis. Il y avait le système de M. Thomas le plus hardi. puis celui de M. Paul Meyer, celui de M. Brunot, celui de M. Clédat, pour ne parler que des philologues. Grave mésintelligence! Quelle auto- rité les linguistes pouvaient-ils avoir auprès de l'opi- nion publique et de l'Académie, alors qu'ils n'étaient pas d'accord entre eux*? Il importait de faire bloc autour d'un projet : celui de M. Brunot était tout désigné pour rallier l'unanimité des philologues 2.

Au contraire les impatients^ ont lutté en ordre

1. Pas plus sur la tactique que sur les principes. Ainsi M.A.Tho- mas, l'un des deux directeurs de la Romania (l'organe principal des romanistes en France), donna sa démission à la fin de 1906, parce que l'autre directeur, M. Paul Meyer, se refusait à faire imprimer d'ores et déjà dans cette revue des articles en ortho- graphe réformée. Depuis lors, M. Thomas écrit, et fait imprimer ses articlesvsuivant son système orthographique.

2. 11 ne faut pas oublier que si le projet de M. Brunot constituait un minimum de revendications pour beaucoup de linguistes, c'était l'événement l'a prouvé le maximum de ce qu'on pouvait demander au public. Il représentait le « juste milieu '',où pouvait se faire la transaction.

3. Les impatients furent souvent aussi des outranciers. Au lieu de s'en tenir à la régularisation de la tradition, qui constituait

A. Dauzat. Langue française d'aujourd'hui, 10

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dispersé ; ils ont fait une guerre de partisans, fescar- mouches. Ils ont voulu partir en éclaireurs, prêcher d'exemple par Timpression ou par la plume, en sui- vant chacun son système de réformes. Pas de régle- mentation 1 disaient-ils. Que chacun écrive à sa guise, comme au « grand siècle », et adopte les modifications orthographiques qu'il lui plaira.... C'était livrer la place à l'anarchie, et se condamner d'avance à un insuccès certain.

Et ici se pose une question capitale. Quelle devait être la sanction du projet? Comment fallait-il appli- quer la réforme orthographique?

Proclamer la liberté de l'orthographe est une chimère. La fixité de l'orthographe, pour une époque donnée, est d'une utilité évidente, je dirai mrnne de nécessité sociale : on ne peut nier que l'unité des signes d'impression s'impose, pour une langue, de façon absolue. Quoi qu'on fasse, les journaux et les

déjà une réforme fort appréciable, ils glissèrent plus «u moins sur la pente d'un phonétisme douteux, sans frein d'arrêt, sans critérium certain : cette fois à bon droit, le public s'efifaroucha et regimba de plus belle. Du moment qu'on touchait au système tra- ditionnel de notation, on bouleversait toute réconome de la réforme, et il n'y avait, dès lors, plus de raison pour s'arrêter en chemin et pour ne pas aboutir au phonétisme le plus impraticable. Vous voulez remplacer le groupe que par qe : mais alors, pour- quoi pas par ke? Rompant avec la tradition constante de la langue, vous demandez qu'on écrive uniformément an le son nasal repré- senté actuellement, en principe suivant l'étymologie, par an, am, en ou em. Je ne vois pas l'intérêt. Car si l'on veut faire du pho- nétisme, il est illogique d'écrire avec deux lettres un son qui est un : transcrivons-le alors avec un a surmonté d'un tilde, comme dans les notations scientifiques. Et nous voici amenés à l'irréali- sable chimère du phonétisme intégral !

LE VÊTEMENT DE LA LANGUE. L'ORTHOGRAPHE 147

livres à part d'infimes exceptions auront tou- jours une orthographe unique, sur laquelle le public prendra modèle,

Fallait-il, à l'opposé, adopter la « manière forte » préconisée par M. Brunot? L'Académie disait-on dans ce sens— ne veut pas adopter la réforme? Soit! nous nous en passerons. Nous imposerons à l'école une orthographe officielle, par l'enseignement et par le livre : orthographe nécessaire pour les examens. Seuls les livres imprimés conformément à cette graphie seront admis dans les écoles et lycées de rÉtat. C'était comme on l'a dit spirituellement le système à la prussienne.

On comprend qu'un ministre aussi avisé que M. Briand ait reculé devant ce coup d'état orthogra- phique qu'on lui proposait. Pareille mesure lésait d'abord gravement des intérêts considérables et très respectables. M. Protat, dans deux rapports précis et substantiels (décembre 1906 et juin 1907), a montré combien une exécution aussi autoritaire de la réforme causerait de tort aux industries du livre, et quelles difficultés elle rencontrerait dans l'application. Les linguistes y avaient-ils songé? et s'étaient-ils suffisamment préoccupés de ces « contingences »? La question de l'orthographe n'a pas seulement son côté théorique : son aspect pratique n'est pas moins important et complexe. D'ailleurs le libéralisme à lui seul ne protestait-il pas contre la mise â l'index par le Gouvernement, pour les établissements d'instruction, de tous les livres imprimés avec l'orthographe actuelle?

148 LA LANGUE FRANÇAISE D'AUJOURD'HUI

Supposons cependant qu'on ait passé outre. Que se serait-il produit? Les éditeurs des livres classiques se seraient inclinés devant la nécessité; on aurait appris aux nouvelles générations Torthographe réfor- mée. Mais pendant ce temps, les journaux, les édi- teurs qui ont pour clientèle le public ordinaire, auraient continué à se servir de Torthographe actuelle : d'abord, par la force de la routine, pour ne pas rebuter leurs lecteurs, et parce qu'aucune raison ne les incitait à changer de graphie; ensuite parce qu'une grande partie du public aurait suivi l'Acadé- mie dans sa résistance, soit par sympathie ou n spect envers cette Compagnie, soit par esprit d'opposition contre le Gouvernement. Il y aurait donc eu en pré- sence — tout le faisait craindre deux orthographes différentes : celle de l'école et celle du public. Au fur et à mesure qu'elles auraient quitté les bancs de la classe pour entrer dans la vie, les nouvelles généra- tions allaient donc être obligées de désapprendre l'orthographe qu'on leur avait enseignée et de s'assi- miler l'ancienne, sous peine de se singulariser et de voir bien des portes se fermer devant elles. C'était un résultat qu'il fallait prévenir à tout prix*.

N'y avait-il donc pas de moyen terme entre les deux extrêmes? Pour être délicate, la question n'est cependant pas insoluble. Mais la partie avait été mal engagée.

1. M. Aularda produit des arguments analogues dans un article du Siècle, il s'est élevé, en termes justes et parfois mordants, contre la solution autoritaire. {Le Siècle, 11 janvier 1907.)

LE VÊTEMENT DE LA LANGUE. L'ORTHOGRAPHE 149

Il ne faut pas oublier que la réforme de l'ortho- graphe, à notre époque, est affaire d'importance pour tout le monde, et qu'elle bouleversera les habitudes de chacun. La langue française, somme toute, est notre patrimoine commun, et nul n'a le droit d'en disposer, même pour en modifier la physionomie externe, sans le consentement, tout au moins, de la majorité intellectuelle : celle-ci n'admettra jamais qu'un homme politique puisse en disposer à lui seul par ukase ministériel. L'étatisme n'a pas encore opéré sa mainmise sur la grammaire !

Jusqu'à nos jours, l'Académie française seule a eu assez d'autorité pour faire accepter, par le public tout entier, des modifications orthographiques. Qu'à l'heure actuelle il faille lui adjoindre des linguistes, c'est ce qui me paraît incontestable : mais il était maladroit de l'éliminer de parti pris. Au lieu d'une commission ministérielle, que son origine seule suffi- sait à rendre suspecte à une. partie de l'opinion publique, il fallait réunir, dans une grande commis- sion, des linguistes, des délégués de l'Académie fran- çaise (représentant les écrivains et le public lettré), des membres de la presse, des éducateurs, des délégués des diverses branches de l'industrie du livre : tous les intérêts ainsi représentés, la question aurait été étudiée sous toutes ses faces, avec ses répercussions et son mode d'exécution. Les linguistes, dont la compétence se serait affirmée dès le début, prenaient la direction des débats, et auraient certai- nement convaincu leurs adversaires sur les questions

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de principe. Eussent-ils été amenés à faire quel jues concessions de détail, ils s'en seraient consoés : mieux valait une réforme restreinte que p?s de réforme du tout. Les décisions d'un tel aréojage, homologuées par l'Académie et par les ministores, auraient été acceptées