PRESENTED TO
THE LIBRARY
BY PROFESSOR MILTON A. BUCHANAN
OF THE
DEPARTMENT OF ITALIAN AND SPANISH
1906-1946
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in 2010 witii funding from
University of Ottawa
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'^'^ Ramon MENÉNDEZ PIDAL i^
de l'Académie Espagnole.
L'ÉPOPÉE CASTILLANE
A TRAVERS
LA LITTÉRATURE ESPAGNOLE
Traduction de HENRI MÉRIMÉE
Avec une Préface de ERNEST MÉRIMÉE
488840
PARIS LIBRAIRIE ARMAND COLIN
5, RUE DE MÉZIÈRES, 5
I9IO
Tous droits réservés.
A la mémoire
de
PERCY TURNBULL
71)
PRÉFACE
Les sept chapitres qui composent le présent ouvrage, forment autant de conférences prononcées par M. Ra- món Menéndez Pidal à l'Université Johns Hopkins de Baltimore.
On sait que cette Université, grâce aux libéralités de M. et de M™^ Lawrence TurnbulP, et pour obéir à leurs pieuses intentions, a institué, à partir de 1891, des Lectures sur la poésie, confiées à des spécialistes américains ou européens. Ces lectures se sont régu- lièrement poursuivies chaque année jusqu'en 1909. Parmi les noms des quinze conférenciers antérieurs, nous relevons ceux de MM. Ferdinand Bruneticre, Angelo de Gubernatis, et Eugène Kühneman, qui traitèrent respectivement de la poésie en France (1897), en Italie (1904) et en Allemagne (1907). En 1909, le tour de l'Espagne étant venu, ce fut à M. Pidal que fut confié le soin d'exposer les titres
I . M Pidal, au début de ses conférences, avait rendu un juste hom- mage à la mémoire des fondateurs. On n'a pas cru devoir reproduire ici ce passage dont l'intérêt est purement local.
VIII PREFACE
poétiques de son pays. Il prit pour sujet : V épopée castillane à travers la littérature espagnole. Ces confé- rences, composées en espagnol, ont été traduites en français par M. Henri Mérimée, puis, conformément au programme fixé, lues par l'auteur en cette langue devantson auditoire américain, du 5 au i6mars 1909. Avant de les livrer à l'impression, M. Pidal a tenu à reviser soigneusement son texte, et, par suite, quelques retouches ont dû être introduites aussi dans la traduc- tion. C'est cette dernière, ainsi mise au point, qui forme le présent ouvrage.
Le nom de l'auteur et le sujet traité sont assurément la meilleure des recommandations. Mais puisque ces pages, comme les conférences de Baltimore, s'adressent au public lettré et non aux seuls spécialistes, qu'il me soit permis, pour obéir à un désir qui est un honneur pour moi, de montrer brièvement qu'il est peu de sujets, dans l'histoire littéraire de l'Espagne, d'un intérêt plus vif et plus actuel, et que d'autre part per- sonne n'était mieux désigné pour le traiter que l'auteur de la Leyenda de los Infantes de Lara et l'éditeur du Cantar de Mio Cid.
Il y a quarante- quatre ans Gaston Paris pouvait encore (malgré le Poème de Mon Cid) commencer l'un des chapitres de son Histoire poétique de Charlemagne par ces mots: « L'Espagne n'a pas eu d'épopée* .» Depuis, l'épopée espagnole a été découverte, ou, pour parler plus exactement, la matière épique est apparue de toutes parts dans la littérature archaïque et classique
;
I. Livre I*"", chapitre x, p. 2o3 de rédition de igoB.
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(le ce pays. Les chroniques et les histoires en sont comme imprégnées ; les romances, cet admirable « collier de perles », selon l'expression de Hegel, lui doivent quelques-uns de leurs joyaux les plus précieux; le théâtre national s'en est maintes fois inspiré avec bonheur. Grâce aux fragments utiUsés çà et là, grâce à toutes ces survivances longtemps insoupçonnées, à tous ces rejetons du tronc primitif qui, transplantés, ont retrouvé la vigueur première, la science est actuel- lement en voie de reconstituer en ses types principaux l'épopée castillane et léonaise, telle que nous l'entre- voyons à l'aurore de la littérature. Elle s'efforce même de remonter jusqu'à ses plus lointaines origines. En Espagne, comme en France, il semble qu'il faille désor- mais reculer la date de la première floraison épique, sensiblement antérieure à l'époque qui nous a conservé les plus anciens poèmes écrits. Dans l'un et l'autre pays l'épopée aurait eu des débuts analogues. Avant la Geste du Cid comme avant la Chanson de Roland, telles qu'elles nous ont été conservées dans des rédac- tions tardives, on devine confusément de longues séries épiques, dont les premiers anneaux se rattacheraient aux légendes germaniques, franques ou gothiques. « Je crois en définitive, dit M. Pidal, qu'il faut sou- tenir pour l'épopée espagnole la même thèse que M. Pío Rajna soutient sur les origines germaniques de l'épopée française .» Aussi bien que les Clovis et les Clotaire, que Charles Martel ou Charlemagne, les conquérants ou les héros Visigoths, tels que Walter d'Aquitaine (IcGaiferos des romances?), Rodrigue, qui perdit l'Espagne, Pelage, qui la sauva, et d'autres
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avec eux, fournirent probablement par leurs exploits ou par leurs malheurs, une matière à l'imagination des chantres populaires et des sujets à l'antique jofjlarîa. Et de même que Grégoire de Tours ou Frédégairc paraissent parfois puiser à des sources épiques aujour- d'hui disparues, de même les récits des plus anciens chroniqueurs des Goths, comme Jordanes, ou plus tard des Espagnols, s'illuminent par endroits du reflet de foyers poétiques que nous n'apercevons plus d'une vue immédiate et directe. Pour nous rapprocher davan- tage de la période historique, on sait quelle place les « prosifications » de gestes antérieures occupent dans la vaste compilation à laquelle Alphonse X, le Roi savant, attacha son nom, et avec quel succès des érudits, au premier rang desquels a pris place M. R. Menéndez Pidal, ont découvert et suivi quelques filons de cette mine à travers les larges assises de la « Esto- ria » . Avouons-le d'ailleurs : ces difficiles questions d'origine sont plutôt amorcées que définitivement résolues: il serait aventureux de prédire dans quel sens elles le seront, si elles doivent l'être jamais. Ne voyons-nous pas chez nous la théorie de la formation des líígendes épiques, qui s'autorisait du grand nom de Gaston Paris, remise brillamment en question, sur plusieurs points importants, par le plus autorisé de ses successeurs, M. Joseph Rédier.^
Quoi qu'il en soit, un fait dès à présent reste acquis : c'est que l'Espagne eut, elle aussi, comme la France, une période d'épanouissement épique, dont nous ne connaissons plus que de rares et tardives floraisons. Si les monuments conservés sont beaucoup moins
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• nombreux que chez nous, du moins les traces de ceux qui ont disparu se multiplient. Ajoutons que leur influence sur la littérature postérieure en ses formes vraiment nationales a été plus profonde peut-être el plus durable qu'en France: ils ont été le levain qui, à divers moments, fit fermenter la matière poétique.
C'est précisément cette double élude, — la forma- tion ou cristallisation de la matière épique, et, plus tard, sa diffusion et son évolution à travers la litté- rature, — que M. Menéndez Pidal a voulu résumer dans les sept chapitres qui suivent. En choisissant ce sujet, il apportait tout d'abord, en ce qui touche son pays, l'autorité de sa parole dans un débat actuelle- ment à l'ordre du jour, et dont la solution est inté- ressante pour l'histoire générale des littératures romanes. De plus, tout en restant dans les limites de son sujet, il trouvait l'occasion de montrer à un auditoire étranger, par c|uelques exemples judicieu- sement choisis, les transformations successives des légendes épiques, de lui signaler quelques-unes des productions les plus caractéristiques ou les plus belles de la littérature espagnole, et de tracer enfin, sous un de ses aspects les plus séduisants, le cadre complet d'un chapitre important de celte histoire.
Par une rencontre qui paraît fortuite, mai? qui n'en est que plus significative puisqu'elle témoigne des mêmes préoccupations des deux côtés des Pyrénées, c'est, en ce qui concerne notre propre pays, un sujet analogue que M. J. Bédier développe devant le même auditoire que M. Pidal, au moment où ces lignes sont écrites. C'est en eflet des légendes épiques de la Pi DAT, Epopée castillane. b
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France, depuis la Chanson de Roland et les légendes de la route de Compostelle jusqu'à Renaud de Mon- tauban et les légendes de l'Abbaye de Saint-Denis, que le savant professeur du Collège de France entre- tient actuellement le public, en vérité privilégié, des Universités américaines. Si M. Bédier nous a donné par avance dans son ouvrage capital sur les légendes épiques et la formation des chansons de geste, les con- clusions probables de son enseignement d'outre-mer, M. Menéndez Pidal, en publiant aujourd'hui chez nous les conférences qu'il a consacrées à l'époque espa- gnole, fournira au lecteur français que ces questions intéressent d'instructifs points de comparaison.
Mais, considéré en lui-même et indépendamment de toute autre littérature, le sujet présente encore un in- térêt de premier ordre, que n'ont pas épuisé les tra- vaux antérieurs. On s'apercevra aisément que le con- férencier a su présenter souvent sous un aspect nouveau des faits connus, montrer ce qu'avaient de fragrlè' «vcr- taines hypothèses de ses devanciers, ou au contraire mettre dans tout leur jour des points de vue qui n'a- vaient été qu'indiqués avant lui. C'est ainsi que l'an- tagonisme historique de la Castille et de Léon apparaît nettement dans l'étude de poèmes tels que le Fernand Gonzalez ou la Chanson reconstituée du siège de Za- mora (chap. 11^). C'est ainsi encore que la valeur mo- rale et nationale du Poème de Mon Cid, en même temps que son caractère à la fois réaliste et poétique, n'ont jamais jusqu'ici été expliqués avec plus de net- teté et de compétence (chap. m*"). Quant au poème si discuté des Enfances de Rodrigue dont la Chronique
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de 1 344 paraît refléter assez exactement la rédaction la plus ancienne, il servira à M. Pidal (qui le premier d'ailleurs a retrouvé cette chronique) à montrer ce qu'une génération éprise de nouveautés romanesques, et médiocrement respectueuse des vieilles traditions, peut ajouter au thème primitif. Il lui permettra en même temps d'étudier comment l'épisode capital des amours de Rodrigue et de Chimène a pris naissance. Le chapitre sur le jRomaAic^ro, son origine, sa diffusion, ses formes essentielles est sans doute, avec le traité des Romances viejos^ de M. Menéndez Pelayo et les Esta- dos sobre 0 Romanceiro peninsular'^, de M""^ Carolina Michaëlis de Yasconcellos, ce qui, en ces derniers temps, a été écrit de plus substantiel et de plus sug- gestif sur ce sujet. Enfin, les deux derniers chapitres complètent ce vaste ensemble en montrant ce que l'antique épopée communiquait encore de vigueur iiu théâtre pendant le siècle d'or, et en rendant per- ceptible jusque dans les plus modernes inspirations épiques l'écho toujours reconnaissable des anciennes chansons.
Après avoir indiqué sommairement l'intérêt et la nouveauté du sujet, il nous resterait à présenter le conférencier lui-même aux lecteurs français, soin asv, sûrement superflu si ces pages ne s'adressaient qu'aux hispanisants et aux érudits : il y a longtemps qu'ils le
1 . Tratado de los Romances viejos [Antología de Poêlas líricos castella- nos, tomo XI, igoS ; tomo XII, 1906].
2. Dans Cultura Española, numéros d'août 1907 (VII) à août 1909 (XV).
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connaissent. Mais notre public, même celui qui goûte ces sortes de recherches, considère trop volontiers l'é- rudition, et même la littérature espagnole en général, comme une quantité négligeable : ce préjugé, trop aisément érigé en loi, suffit à rassurer sa conscience scientifique. Ce n'est point le lieu de prouver l'injus- tice de cet a priori dédaigneux et de protester contre une ignorance que ne compensent point certains en- gouements injustifiés. 11 nous sera permis cependant de montrer, par l'exemple qui s'oiTre, l'utilité qu'il y aurait à tourner quelquefois nos regards vers nos voi- sins du Sud-Ouest.
M. Ramón Menéndez Pidal, professeur de philolo- gie romane à l'Université centrale de Madrid, est l'un des disciples de jNI. Marcelino Menéndez y Pelayo, le maître de la critique littéraire en Espagne, qui lui- même a continué avec éclat l'enseignement de Milá y Fontanals, « le vrai fondateur en Espagne de l'his- toire critique de la littérature médiévale », selon l'ex- pression de G. Paris, Quoique jeune encore (il est né en 1869), son œuvre est déjà considérable, moins en- core par le nombre que par l'importance des travaux. Pour l'apprécier avec l'autorité nécessaire, il faudrait des titres que nous n'avons pas, et que l'amitié ne saurait remplacer. Aussi nous contenterons-nous, — puisqu'au surplus ce sont les faits qui louent, — d'é- numérer ses œuvres les plus importantes, et pour sup- pléer à ce qui nous manque, nous ferons appel aux témoignages de juges tels que Gaston Paris, Morel- Fatio, de Puymaigre, Fitzmauricc Kelly, H. Morf, Menéndez Pelayo, Lidforss, Leite de Vasconcellos, et
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bien d'autres romanistes français ou étrangers ^ 11 y a près d'une douzaine d'années, Gaston Paris, rendant compte dans le Journal des Savants et dans la Revue de Paris du premier grand ouvrage du jeune savant, la Légende des Infants de Lara, mettait en lumière l'originalité et la solidité d'une méthode, qui cepen- dant aboutissait, sur certains points, à des conclusions assez opposées aux siennes. Le nombre et l'étendue des articles qu'il consacrait à la seule Légende, prou- vaient l'estime en laquelle il tenait l'auteur. Ils témoi- gnaient aussi de l'impression causée chez lui par ces restaurations « ingénieuses et patientes », qui évo- quaient si vivement la sombre tragédie des Infants ou les glorieuses prouesses du Cid. C'était en effet une poésie nouvelle qui se dégageait des ténèbres du moyen âge espagnol, et que notre auteur avait contribué, plus que tout autre, à tirer de l'obscurité qui la cachait jusque- h\.
Ce fut ce « très beau livre » de la Leyenda de los Infantes de Lara, paru en 189^, qui signala M. Me- ¿^ néndez Pidal à l'attention du monde savant. S'attachant à cette . tragique histoire, si souvent reprise dans la littérature espagnole, il en retrouvait les plus lointaines traces encore visibles dans la Clironique d'Alphonse X, qui les avaient recueillies, comme ces antiques inscrip-
I. Gaston Paris, Journal des Savants, mai et juin i8g8 ; Bévue de Pa- ris, i5 nov. 1898; Poèmes et légendes du moyen âge, 1900. — A. Morcl- Fatio, Homania, XXVI, 1897; i^^d-' XXVIII, 1899 ; Bulletin Hispanique, 1, p. 221. — C'"î de Puyinaigre, Bévue des Questions historiques, ¡mllci 1897. — James Fltzmaurice Kelly, The Times, 00 oct. 1897 ; The Mor- ning Post, 8 février 1900 ; — H. Morf. Deutsche Bundschau, juin 1900; M. Mcnéndez Pelayo, España Moderna, janvier 1898 ; — E. Lidforss, Zeitschrift fur roman. Philologie, tome XXII, 1898, etc., etc.
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lions romaines ou visigothiques, témoins de monu- ments disparus, que des mains pieuses encastraient dans les murailles des églises romanes. Mais ici le texte de la vulgate, tardive corruption de l'original, ne suf- fisait plus -, il fallait, sous ce badigeon, restituer la version première et authentique, travail délicat que l'auteur mena à bien dans les parties qui Tintéres- saient alors. Il put ainsi relever, dans les rééditions successives de cette même Chronique, des variantes, des additions plus ou moins importantes à la légende primitive, variantes qui correspondaient, selon lui, à autant de remaniements ou, si Ton veut, aux états successifs du texte. Des derniers rifacimenti étaient sortis les vieux romances du cycle des Infants. Cette démonstration, conduite avec méthode*, jetait un jour nouveau sur cette question que Milá avait commencé à élucider avec les moyens encore imparfaits dont on disposait à son époque. Poursuivant alors à travers les ages les transformations postérieures de la légende, l'auteur constatait la fécondité persistante du thème primitif. Il fournissait, sur ce point particulier, un modèle de monographie critique en même temps qu'il instaurait une méthode facile à appliquer, semble-t-il, à d'autres thèmes analogues. Il suffit, pour y réussir comme lui, de la même ingéniosité dans l'invention des hypothèses provisoires, de la même rigueur dans
I. C'est cette même méthode, selon la juste remarque de M. Morel- Fatio, que M. Pidal devait appliquer, trois ans plus tard, à la légende du comte Fernán Gonzalez, dans ses Notas para el Romancero del Conde Fernán González, 1899, 7g p. [Homenaje á Menéndez y Pelayo, tome I, p. 429.]
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la méthode et le plan, de la même patience dans l'ac- cumulation et la critique des preuves de détail. Mais pour de telles entreprises, modestes en apparence, il faut des armes que tous ne sauraient manier,
Nadie las mueva Que estar no pueda con Roldan á pruebas.
Des Infants de Lara au Cid, du poème ainsi recons- titué en partie au poème à peu près intégralement con- servé, la transition était facile. La geste du Campea- dor, cet unique joyau de Fépopée castillane, doit beaucoup à M. Menéndez Pidal. Il semblait cependant qu'après tous les travaux dont elle avait été l'objet an- térieurement, il n'y eût plus rien à dire. Mais même après Sánchez, Janer, VoUmôller, Huntington et d'au- tres, il fallait d'abord disposer d'un texte définitif, scrupuleusement établi sur le seul manuscrit existant, celui d'Alejandro Pidal. Ce fut l'objet d'une première publication ^
Cette base solide une fois bien établie, il fallait ensuite coordonner les innombrables travaux critiques qu'avait suscités ce vénérable monument, les soumettre à un examen attentif, apporter enfin à tant de questions mul- tiples et si controversées une solution, provisoire peut- être sur certains points, mais appuyée du moins sur les preuves les plus vraisemblables dans l'état actuel de nos connaissances. Le « Cantar de Mio Cid », dont le premier volume seul a paru en 1908^ est, dès à pré-
I. Poema del Cid, nueva edición, Madrid, 1898, ii3 p. a. Cantar de Mio Cid, texto, gramática y vocabulario, Madrid, Bailly- Baillère, tomo I, 1908, ix-/iao p., in-/i».
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sent, de l'avis des spécialistes, Tune des études critiques et grammaticales les plus précises qui aient été jamais faites d'un texte archaïque.
La localisation des événements racontés, l'itinéraire du héros, de Bivar à Valence, ont été étudiés pied à pied sur le terrain même et par l'auteur en personne, avec une rare conscience. Il a pu ainsi, chemin faisant, rectifier certaines confusions auxquelles avait donné lieu la ressemblance des noms géographiques, par exemple, à propos du véritable emplacement de la rou- vraie de Corpes, témoin de l'humiliation de Doña Sol et de Doña Elvira, les filles du Cid, et de la félonie des Infants de Carrión, ses gendres.
La métrique du poème est, on le sait, l'un de ces pro- blèmes qui paraissent s'embrouiller davantage à mesure qu'on les discute. Sans prétendre arriver dès à présent à une solution ne varietar, M. Menéndez Pidal en fournit du moins tous les éléments et réduit, dans de notables proportions, le champ des hypothèses. Mais la partie la plus précieuse, ou du moins la plus immédiatement utile du livre, malgré les très estimables travaux antérieurs de MM. Koerbs, Cornu, Restori, Araujo et autres, c'est l'étude grammaticale du texte qui constitue, en réalité, une grammaire complète du dialecte castillan ancien. La méthode suivie a été exactement indiquée par l'auteur lui-même : « Dans cette édition critique, dit-il, je m'éloigne de la majorité des érudits ; j'adopte un critérium plus conservateur que le leur en ce qui touche aux leçons du manuscrit unique, mais plus innovateur quant aux assonances et aux formes gram- maticales. Il est aussi erroné de supprimer ou d'intro-
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duire arbitrairement des mots nouveaux à chaque vers de ce manuscrit que de ne point rétablir l'archaïsme quand il le faut et de montrer sur ce point une timidité ou une négligence que la défectuosité même de la rime décèle » [Cantar, p. a^i]. Il y a tout lieu d'espérer que lorsqu'aura paru le tome deuxième, qui contiendra le vocabulaire et une série d'études accessoires, la cri- tique verbale n'aura plus, à moins de découvertes nouvelles, — car ici la porte n'est jamais absolument fermée, — à s'occuper du Cantar de Mio Cid.
En des recherches de cette nature tout se tient ; une question en soulève une autre, et c'est cet enchaînement même qui commande et qui forme la trame du travail érudit. Si l'on se rend compte, par exemple, de l'in- time liaison de l'épopée et de l'histoire médiévales, qui sont, en quelque sorte, comme les deux faces d'une même étoffe, on comprendra que de bonne heure M. Menéndez Pidal ait reconnu la nécessité de sou- mettre à une révision nécessaire les titres des primitifs recueils historiques, de les classer et d'établir scientifi- quement leur mutuelle dépendance ^ L'occasion, d'ail- leurs, s'offrit d'elle-même. Chargé d'inventorier les manuscrits et ouvrages historiques de la Bibliothèque du Roi, il publia, en 1898, le Catalogue des Chroniques générales d'Espagne^.
Il ne s'y bornait pas à une sèche énumération. Il
1. El poema del Cid y las Crónicas generales de España. Paris, igo8, 35 p. [Rev. Hispanique, V, p. 435].
2. Catálogo de la Real Biblioteca. — Crónicas generales de España des- critas por Ramón Mencndez Pidal, con láminas hechas sobre fotografías del Conde de Bernar. — Madrid, i8g8, i64 p., in-4".
XX PREFACE
étudiait en elle-même chacune des œuvres cataloguées^ y découvrait un fragment nouveau de la Chronique dite du More Rasis et l'indication d'une œuvre jusque- là inconnue de Diego Fernández de Mendoza. Mais son attention se fixait de préférence sur le plus consi- dérable de ces monuments, la Chronique d'Alphonse X, et sur la copieuse suite d'œuvres anonymes faites à son imitation « qui forment non seulement la partie la plus importante et la plus originale de cette collection, mais aussi la plus inconnue de notre antique littérature historique » [Prólogo, p. vu]. Grâce à ce catalogue critique, il est aisé maintenant de voir clair dans cette matière jusque-là si embrouillée et de suivre la généa- logie des éditions et des remaniements, dont aucun cependant ne contenait le texte de l'œuvre royale en sa pureté originelle.
L'aboutissement naturel de ce minutieux labeur fut la publication, en 1906, du texte de la Crónica gene- ral\ établi d'après les meilleurs manuscrits et « débar- rassé enfin de toutes les interpolations et remaniements dont il avait été victime au cours des siècles » [Al Lector, p. iv].
L'éditeur, dans le second volume qui est en prépa- ration, exposera la méthode qu'il a adoptée pour le choix et l'épuration du texte; il y joindra une étude critique sur la date et les sources de cette monumentale compilation. En attendant, il en offre une rédaction
I . Primera Crónica General ó sea Esloria de España que mandó componer Alfonso el Sabio y se continuaba bajo Sancho IV en 128g, — Tomo I : Texto [Nueva Biblioteca de Autores Españoles, tomo V]. Madrid, Bailly- Baillière, 1906, iv-776 p., in-li°.
PRÉFACE XXI
sérieusement établie, non moins précieuse pour le phi- lologue et le lettré que pour Thistorien, car si celui-ci peut dorénavant y puiser avec sécurité les renseigne- ments nécessaires jusqu'à l'époque de Fernando III, ceux-là y trouveront de leur côté une base sûre pour l'étude de la langue, si savoureuse, si naïve et si forte à la fois et pour celle des procédés de composition et de contamination alors en usage.
Il est facile de se rendre compte, d'après ce qui pré- cède, que l'œuvre entière de M. Menéndez Pidal, ainsi que son enseignement, ne se recommande pas moins par sa portée pédagogique que par sa valeur scienti- fique. Elle est (comme d'ailleurs celle de M. Menéndez y Pelayo) éminemment suggestive ; elle devrait, si l'ac- tion personnelle du maître était secondée, en Espagne, par les institutions, si elle était encouragée comme elle l'est ailleurs, si elle rencontrait enfin dans l'opinion et dans les mœurs un milieu favorable, elle devrait, dis- je, contribuer plus efficacement qu'elle n'a fait jusqu'ici à l'éclosion de cette jeune école philologique et savante, dont quelques éléments existent assurément, pour laquelle les maîtres sont prêts, mais qui n'a point, malgré tout, réussi à prendre encore dans le pays, — à plus forte raison au dehors, — toute la place qui lui reviendrait de droit. Certes, l'action d'hommes tels que ^larcelino Menéndez Pelayo, Ramón Menéndez Pidal, Eduardo de Ilinojosa, Francisco Giner de los Ríos, Manuel B. Cossio, Rafael Altamira A Rubio y Lluch, J. Ribera, E. Ibarra et d'autres (pour ne citer que des universitaires), s'exerce aussi par le livre et, malgré le milieu souvent réfractaire, leur influence
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finit par rayonner autour d'eux ; ce n'en est pas moins un malheur pour l'Espagne contemporaine que les chaires de tels maîtres soient si peu entourées, dès que l'enseignement s'élève au-dessus du niveau hanal, de l'étiage officiel que l'immense majorité des étudiants, je veux dire des candidats, ne se soucie point de dépas- ser. Il est peut-être flatteur pour les premiers, mais il est fâcheux pour leur pays que leurs disciples les plus nombreux et les plus enthousiastes soient à l'é- tranger. Au surplus, il ne nous appartient pas de rechercher, ici surtout, les causes d'un fait que nos voisins ont été les premiers à signaler. Tout au plus pouvons-nous exprimer le vœu, — notre sympathie ne nous en donne-t-elle pas le droit? — que l'enseigne- ment oral ou écrit de maîtres que tous peuvent envier à l'Espagne porte, dans leur pays même, leurs fruits naturels. Il en est temps.
Parmi les œuvres plus particulièrement pédagogi- ques de M. Menéndez Pidal, sans parler de V Antología de prosistas castellanos \ qui n'est qu'un bref recueil de textes bien choisis, ni de la Crestomatía del castel- lano antiguo, qui est en préparation, tous les hispani- sants connaissent et pratiquent son Manuel de gram- maire historique^. Ce qui fait l'intérêt de pareils ouvrages, ceux qui s'occupent, par goût ou par mé- tier, de philologie et d'enseignement le savent par ex- périence ; ils connaissent aussi les difficultés que leur composition présente. Ils n'en sont que plus recon-
1. Edition oficial, Madiùd, 1899, \v1-271 p.
2. Manual elemental de Gramática histórica española, 2^ edición, Madrid, 1905, vii-271 p.
PRKFACE XXm
W
naissants à unéruditque sollicitent tant de travaux plus importants, de descendre à des tâches en apparence moins glorieuses, d'autant que les œuvres espagnoles de cette nature pourraient aisément se compter sur les doigts d'une seule main, et que les grammaires géné- rales des langues romanes ou bien sont d'une compli- cation décourageante pour les débutants, ou bien ne font pas toujours aux langues de la Péninsule ibérique leur part légitime. La solidité du Manual ei été appré- ciée de telle sorte par les spécialistes que nous n'avons qu'à constater l'unanimité de leurs éloges.
Pour achever de montrer la variété de l'activité scientifique de M. Menéndez Pidal, il resterait à men- tionner une foule de travaux d'érudition, de monogra- phies, d'articles, épars dans des revues, telles que la Revista de Archivos ou la Cultura Española, qui tous apportent sur des points particuliers, des lumières souvent inattendues. L'édition du Poema de YùsuJ (1902) est une contribution curieuse à l'étude de la littérature aljamiada, dont ce poème est le monument littérairement le plus important. La Disputa del alma y el cuerpo, et VAuto de los Reyes Magos (igoo), la dissertation Sobre Aluacaxiy la elegía arabe de Valen- cia (igo/j), la piquante étude de littérature comparée sur la légende du Condenado por desconfiado, mise au théâtre par Tirso de Molina, et qui servit à M. Pidal de discours de réception à l'Académie Espagnole [19 oct. 1902], sa grammaire de l'ancien léonais, dans la Revista de Archivos [1906], les Notes sur le bable parlé à Lena (Gijón, 1899, ^^ P-)j ^^^ Étymologies
I
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espagnoles (Paris, 1900, 46 p. Extrait de la Ro- manía, XXXIX), la reconstitution d'une chanson de geste disparue sur l'Abbé D. Juan de Montemayor^, grâce au Compendio Historial, de Diego Rodríguez de Almela (lAgi, inédit) et à la Historia de el abbad dô Juan (i562), sans parler d'un grand nombre d'articles épars et de comptes rendus, apportent une riche con- tribution à l'histoire des lettres ou de la langue.
L'un des sujets vers lesquels M. Menéndez Pidal s'est tourné de préférence en ces dernières années ce sont les Romances, vers lesquels d'ailleurs le condui- saient depuis longtemps ses études sur les épopées et les chroniques, sans parler des exemples qu'il trouvait dans sa propre famille^. L'origine, la filiation, la va- leur documentaire, les particularités linguistiques de ces courtes compositions présentent encore bien des problèmes ou bien des sujets d'études malgré tous les travaux qu'elles ont inspirés. Les nombreux recueils où elles ont été réunies, depuis le miheu du xvi^ siècle jusqu'à nos jours, sont loin même de les renfermer toutes ; il en reste toujours à glaner par les champs de
1. La Leyenda del Abad D. Juan de Monlemayor, Drcsden, 1898 [Ge- sellschaft fur roman. Literatur, B"! II].
2. Pedro José Pidal (Romances asturiens insérés dans le Romancero general de Duran). — Juan Menéndez Pidal. Colección de los viejos ro- mances que se cantan en la danza prima, esfoyazas y fdandones, recogidos directamente de boca del pueblo, i885. — Leyendas del último rey godo [Re- vista de Archivos .. , Diciembre 1901]. — De M. Ramón Menéndez Pidal, voyez, outre le Romancero du comte Fernán Gonzalez, cité plus haut : Un nuevo romance fronterizo, Genova, 1900; Los romances tradicionales en America [Cultura Española, Febrero, 1906, p. 78-1 11]; Catálogo del ro- mancero judío-español [Cult. Españ., Noviembre 3906, p. 10/15-1077, Fe- brero 1907, p. 1 61-199]; La Serranilla de la Zarzuela [Stadi medievali, Torino, E. Loescher, igoSJ.
PREFACE XXV
Castille, de Léon, de Portugal ou de Catalogne, sur les côtes de la Méditerranée, le long desquelles juifs et mores les ont éparpillées, et jusque dans les pampas et les cordillères américaines, où elles ont suivi les con- quérants. La récolte commencée par M. Pidal, et dont il a déjà offert quelques échantillons au public, promet d'être abondante. Lope de Yega dit quelque part que les laboureurs de Castille, en semant leurs blés, y lais- saient souvent aussi tomber des romances. On en retrouve encore cachés dans les chaumes comme les lièvres et les perdrix, et que d'attentifs fureteurs font lever. M. Menéndez Pidal est l'un des plus habiles à les chasser. Dans cette battue, où le phonographe remplace l'escopette, il est d'ailleurs vaillamment aidé par sa digne compagne et collaboratrice, M""^ Maria Goyri de Menéndez Pidal, dont je me reprocherais de ne point prononcer respectueusement le nom ici, car elle a pris sa large part du labeur de son mari, et s'est fait dans la philologie espagnole une place bien méri- tée par ses travaux, où une science exacte et une mé- thode sévère s'allient à l'intérêt littéraire, comme dans la très ingénieuse dissertation sur la Difunta pleiteada^ qui date d'hier. On nous pardonnera de ne point sé- parer en ces pages deux noms si intimement unis par la communauté de la vie, des goûts et des travaux.
Tant de tâches, poursuivies avec patience et menées à bien à un âge où d'autres commencent à faire leurs premières armes, permettent d'attendre beaucoup en-
1. La Difunta pleiteada, estudio de literatura comparativa. Madrid, 190g, 70 p.
XXVI TREFACE
core du jeune professeur de Madrid. L'ouvrage qu'il offre aujourd'hui au public français résume, sous une forme accessible à tous, de longues recherches dont les titres enumeres plus haut indiquent suffisamment le caractère et l'étendue. Puisse-t-il obtenir le même accueil que les conférences elles-mêmes rencontrèrent de l'autre côté de l'Atlantique auprès de tous ceux qu'in- téresse la longue et souvent glorieuse histoire de l'épo- pée espagnole I
Ernest Mérimée.
L'ÉPOPÉE CASTILLANE
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CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES DE L'ÉPOPÉE CASTILLANE
Le Moyen-Age a défínitivenicnt cessé cVêtre consi- déré comme une époque barbare, comme une solution de continuité ouverte dans Thistoire de la civilisation entre l'antiquité classique et la Renaissance.
Voici un siècle que la science a permis l'accès de son enceinte à la littérature du Moyen-Age; elle en a public les textes, elle a créé une philologie spéciale qui leur est consacrée, et elle a ainsi montré qu'ils sont dignes des soins et des efforts de la critique, dont bénéficiaient seuls autrefois les monuments des époques classiques. La spontanéité profonde de la littérature du Moyen-Age lui a conféré la valeur d'un précieux document artistique et social, qu'il faut interroger avec attention.
Parmi toutes les variétés de la poésie médiévale en Espagne, il en est une parée d'un attrait particulier : c'est que non seulement elle a su, comme les autres, bien que la dernière de toutes, conquérir sa place au panthéon littéraire, mais encore l'esprit, qui l'animait depuis sa première incarnation poétique, s'est transmis PiDAL, Epopcc castillane. i
l'épopée castillane
sans arrêt, de génération en génération, à travers une série de métamorphoses qui ne l'empêchaient nullement de toujours conserver le clair souvenir de ses existences antérieures. Je veux parler de Tépopéc. Suivons-la au cours de ses merveilleuses migrations; nous la verrons qui anime tous les genres littéraires : les poèmes, les romances, le théâtre, le roman. C'est une matière poé- tique que de rudes génies créèrent à l'époque la plus reculée de l'art moderne, parfois même à un âge préhis- torique. Mais ils firent passer dans leur création quelque chose du tréfonds de l'âme nationale, de sorte que le peuple la reçut et la conserva toujours comme sienne. Puis, les plus grands poètes de l'âge d'or de la litté- rature espagnole revêtirent de splendides ornements cette vieille poésie, et ils la soutinrent, comme sur un piédestal grandiose, par les prestiges d'une langue dont le domaine s'étendait prodigieusement sur le globe. Plus tard, les poètes romantiques communi- quèrent un renouveau de vie à cette même matière épi- que, et de ses lambeaux réunis ils firent leur étendard révolutionnaire ; de nos jours enfin, nos artistes les plus récents ont voulu y découvrir des inspirations nouvel- leset des formes nouvelles de l'idéal.
Ainsi l'histoire de la matière épique castillane nous permet de considérer l'histoire entière de la littérature espagnole, dont l'un des caractères distinctifs est pré- cisément cette unité harmonieuse d'inspiration. Pío Rajna avait raison de remarquer qu'en Espagne seule- ment, et nulle part ailleurs, il était possible d'écrire un lÍTre comme la Gesta del Cid de Restori, qui, sans sortir d'une même tradition poétique, rassemble des |
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LES ORIGINES DE l'ÉPOPÉE CASTILLANE 3
œuvres appartenant à tous les siècles et à la plupart des genres littéraires ; et Henri Morí" fait une observation semblable à propos de la légende des Infants de Lara. Sera-t-il permis à un Espagnol de s'adresser à d'au- tres qu'à ses compatriotes et de les convier à contem- pler le développement de cet art national espagnol ? J'essayerai du moins d'en tracer le tableau dans toute son étendue. 11 est malaisé d'éveiller encore l'émotion artistique d'un passé fort lointain dans l'âme même de ceux qui lui sont attachés par une communauté de race et de patrie ; la difficulté augmente lorsqu'il s'agit de tenter pareille évocation au delà des frontières au dedans desquels elle trouve ses éléments. Puisse seulement la curiosité de mes lecteurs, ouverte à toutes les impres- sions et avide de celles qui lui sont étrangères, deviner, -dans ce queje laisserai entrevoir, ce que je ne réussirai pas à exposer !
L'Espagne est la nation qui a continué avec le plus de fidélité et de persévérance sa tradition poétique pri- mitive. Celle-ci, à toutes les grandes époques de la littérature espagnole, a inspiré une manifestation artis- tique populaire ou, pour mieux dire, nationale.
Pour que se produise dans un pays une poésie qui s'adresse à la nation entière, il n'est pas nécessaire, quoi qu'on en ait pu dire, que la terrible distinction entre lettrés el illettrés soit inconnue dans ce pays. Les données du problème ne tiennent pas à la plus ou inoins grande culture des diiïérentes classes sociales.
Il peut coexister, à une même époque, un genre de poésie destiné à toutes les classes sociales, et un autre
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qui ne s'adresse qu'aux classes cultivées. Un même poète, Lope de Vega par exemple, peut écrire pour tous dans ses comédies et pour une élite dans sa Jéru- salem .
La distinction entre lettrés et illettrés subsiste tou- jours, de même que la distinction entre riches et pau- vres existe aussi bien dans ces sociétés bienheureuses où les uns et les autres mènent en commun une vie patriarcale, que dans ces nations où les deux classes s'isolent dans un éloignement qui engendre l'oubli ou la haine. En général le divorce est complet entre la classe cultivéeetla classe illettrée; elles sontl'une pour l'autre des étrangères qui se méprisent ou s'ignorent. Le poète savant ne s'adresse jamais à ceux dont la cul- ture est inférieure à la sienne, il dédaignerait même de leur plaire ; car les difficultés techniques, où il est fier de montrer sa maîtrise, restent hors de leur portée. La classe ignorante, de son côté, a bien aussi ses poètes ; mais ceux-ci, privés de tout contact avec les lettrés et isolés dans leur manque total d'éducation, ne peuvent produire que des œuvres d'un art vulgaire et infime, qui méritent à peine le nom d'œuvres d'art. Par con- tre dans les cas où l'art s'adresse à une nation entière, la distinction entre lettrés et illettrés a beau exister, elle ne constitue pas une cloison étanche ; loin de là, les deux classes communient fraternellement dans la recherche du même idéal, dans le sentiment des mêmes enthousiasmes, des mêmes tendances et des mêmes goûts ; de là peut aisément sortir une forme détermi- née d'art. Mais alors ce n'est pas sur des finesses de style que l'art se fonde, c'est sur de grandes idées et
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de grandes passions qui émeuvent toutes les classes sociales : il en résulte un art qui, bien qu'inférieur en correction, en recherche et en originalité, est supérieur par sa sincérité, par ses aspirations et par son influence sociale à cet art qui, dans un mouvement d'égoïsme altier, a fait abstraction de la classe ignorante. Le poète qui cultive cet art national, possède, à un plus haut degré que le peuple, un trésor d'idées et d'imagination ; il est, d'ordinaire, beaucoup plus instruit ; mais il ne dédaigne pas d'employer sa richesse intellectuelle à procurer aux illettrés le plaisir artistique ; et voilà pourquoi il produit des œuvres qui plaisent à la fois aux savants et aux ignorants, bien que ces derniers ne réussissent pas à y voir tout ce que les premiers y découvrent. Le même Poème de Mon Cid qui se chantait sur les marchés de Gastille, où il enthousias- mait nobles et bourgeois, ce même poème à la cour de Sanche le Brave * était lu avec vénération, comme un document historique, par les savants maîtres qui compilaient \ai Chronique d'Espagne ; le même romance qui faisait la joie de la gent de basse et servile condi- tion (pour employer la phrase dédaigneuse d'un aris- tocrate qui s'accommodait mal de cette patriarcale communauté de goûts), le même romance adoucissait les heures mélancoliques du Roi Impuissant ou chan- tait sur les lèvres de la Reine Catholique ^ ; la même comédie'^ que Calderón écrivait pour l'obscure bour-
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1. Sanche IV surnomme El Bravo, roi de Castille (1284-1295).
2. Henri IV surnommé El Impotente^ roi de Castille (1454-147^*)*^*^^ sœur Isabelle la Gatholiqtic, reine de Gastille (i/i'j^-iBod).
3. 11 est à [)cine besoin d'avertir que dans tout ce livre le mot comédie
6 l'épopée castillane
gade de Yepes pouvait être, dans la suite, représentée devant Philippe IV.
Cette communauté de sentiments et de goûts pro- duisit, dans la poésie castillane mieux que partout ailleurs, des monuments séculaires, et elle a donné nais- sance successivement à trois genres capitaux : les Chansons de geste, le Romancero et le Théâtre, qui sont les plus beaux joyaux poétiques de l'Espagne. D'autres nations ont eu une épopée nationale, un théâ- tre national, mais chez aucune la vitalité n'en a été si persistante et ne s'est manifestée de façon si di- verse. La France, à un degré plus ou moins grand, |)osséda ces deux formes d'un art national ; elle eut une poésie épique avec les chansons de geste du xi*" et du XII* siècles, fort supérieures, à plusieurs points de vue, aux épopées castillanes ; elle eut un com- mencement de drame populaire, avec les mystères du xiv'^ et du xv*^ siècles ; le caractère patriotique des premiers et le caractère religieux des seconds unis- saient dans une même pensée, dans une même fer- veur, dans les mêmes goûts toutes les classes de la nation. Mais les chansons et les mystères eurent vite terminé leur mission nationale ; ils furent remplacés par un art de cour, par les chroniques ou romans ver- sifiés de Philippe Mousket et de Chrétien de Troyes, et par la tragédie classique de Corneille et de Racine.
En Espagne, au contraire, le peuple sut accueillir et garder ses poètes. C'est pourquoi l'épopée, loin de se guinder en une poésie savante et raffinée, chercha
est employé au sens de l'espagnol comedia: c'est dire qu'il s'applique aussi bien aux pièces tragiques que proprement comiques.
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sa vie dans le peuple ; c'est pour lui qu'elle produisit le romancero , et pour lui qu'elle anima le théâtre, qui fut national aussi, dans les drames religieux de à Tirso et de Calderón, dernière dérivation des mystè- K res, tout aussi bien que dans les comédies de Lope de Vega, Guillen de Castro et Yélez de Guevara, où palpite si fortement l'esprit de l'épopée et du romancero .
Ces formes diverses d'un même art national, dont les racines plongent si profondément dans les souve- nirs et les sentiments de la race, voilà ce que je me propose d'exposer.
La première de toutes ces manifestations, l'épopée médiévale, est une découverte récente de la science.
il n'y a guère plus d'un demi-siècle, l'étude de la poésie épique se réduisait, en général, à l'étude d'Ho- mère, de Virgile, du Tasse, de l'Arioste et de ses imi- tateurs, c'est-à-dire à l'épopée du type classique.
Ce ne fut que le jour où la science moderne exhuma une littérature chevaleresque du Moyen-Age, que la critique de l'épopée se renouvela complètement et dis- tingua avec une netteté absolue deux catégories : d'une part une épopée primitive, spontanée et de caractère populaire ou, pour mieux dire, national, comme V Iliade, la Chanson de Roland, les Nibelungen ; d'au- tre part une épopée plus tardive, érudile, artificielle, écrite dans un style personnel et savant, par exemple V Enéide, le Roland furieux, la Araucana, la Hen- riade. Les poèmes nationaux sont anonymes ou pro- duits par des auteurs sans aucune personnalité litté- raire, ils sont écrits à une époque barbare ou inculte
8 l'épopée castillane
et destinés à être chantés en public ; les poèmes éru- clits, au contraire, sont l'œuvre d'un écrivain déterminé qui les compose dans la pensée qu'ils seront lus en particulier par des personnes cultivées.
Tous
les
peuples
ont
une
poésie
nationale
lyrique
ou
ly
rico-
épique
;
mais
très